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« The Brown bunny » de, par et avec Vincent Gallo

Le jeudi 8 avril 2004.

Bud, pilote de course, se rend du New Hampshire en Californie. Il a cinq jours pour y arriver : date de sa prochaine compétition. Ce dispositif ne changera pas pendant tout le film : il est dans sa voiture qui transporte sa moto de course, moto qu’il sort de la voiture, moto qu’il range après des courses plus ou moins spectaculaires, imposées ou choisies librement. Une des séquences qui reste en mémoire est sa course éclair sur une surface « lactée » — le lac de sel que Gus Van Sant utilise aussi pour Gerry — dont se détache cette machine (250 cm3) avec laquelle il fait corps. Chevalier à l’armure inquiétante, il ne semble vibrer que pour cette sensation-là : se fondre dans la vitesse. Puis il reprend sa route, roule des heures et des heures, accroché à son volant, comme la misère au pauvre monde. Il guette le bord de la route, ralentit, quand il aperçoit une jeune fille, toujours la même, vue de loin. Il lui propose de venir, il lui fait un charme fou, la convainc de le suivre… et quand elle est prête à venir avec lui, il se dérobe, il va s’esquiver au dernier moment.

Un homme en quête de rencontres ? Certainement. Mais ce n’est pas avec n’importe qui, et ce n’est pas ce qu’on pense. Il s’approche toujours d’une jeune fille déjà entrevue, que nous avons fantasmée avec lui — tellement la force hypnotique qui émane de l’acteur Gallo est grande — une fille comme Daisy. Daisy, son seul amour, perdue à jamais, par sa faute. Daisy qui l’obsède, Daisy qu’il désire et Daisy qu’il voit partout.

C’est le fantôme de Daisy qui le fait marcher, rouler, parcourir des milliers de kilomètres comme un forcené. L’angoisse de la manquer augmente avec la fatigue de la route, devient une sorte de délire, car il ne veut en aucun cas rater son rendez-vous avec elle. Une tension s’installe qui augmente au fur et à mesure que nous nous éloignons de son point de départ. Comme dans Buffalo 66, une visite à la famille — de Daisy — s’impose. Il nous fait comprendre quelque chose de son désarroi par un jeu très subtil entre quelques paroles répétitives entrecoupées de silences et de quelques objets signifiants — réels et imaginaires —, auxquels il s’accroche désespérément. C’est justement « the brown bunny », un petit lièvre brun en cage dont on parle beaucoup chez les parents de Daisy, puis, une peluche identique qu’il triture de ses doigts.

Ainsi, la tragédie qui le ronge nous est révélée beaucoup plus tard seulement, quand le passé fait irruption dans son présent qu’il traîne comme un boulet au pied. L’irrésistible attrait pour la disparue engendre des scènes qui sont comiques à un premier degré : de sa chambre de motel, il répète inlassablement le même message, destiné à Daisy, lui dire le numéro de sa chambre, la faire monter, surtout ne pas la laisser repartir, sous aucun prétexte. Car personne ne pourra jamais combler le vide laissé par elle, personne ne peut ressembler à Daisy, la disparue, présente et absente, fantôme et femme en chair et os…

Il n’y a que Daisy elle-même, Chloé Sévigny qui, finalement, apparaît comme le fantôme de la mère dans Ponette. Elle viendra délivrer Bud de son angoisse par une scène d’amour extrême. Dommage que Vincent Gallo n’arrive pas à se contenter de l’impact du film sur son public qu’il envoûte réellement.

Après nous avoir mis dans un état presque hypnotique, nous suivons la quête et le délire de son personnage avec empathie. Montrer, à la fin du film la tragédie du couple, le carnage dû à la jalousie, la fin sordide de son amour, éloigne le film de cette force absolue des sentiments, de toute cette symbolique qu’il a su mettre en place avec une grande maîtrise de la mise en scène.

Heike Hurst


Rappel : après la projection à Cannes, en 2003, on a pu lire : « J’ai sifflé pendant la projection du film de Vincent Gallo, je me suis trompé, Brown Bunny est peut-être le plus beau film que j’ai vu à Cannes cette année. » On était nombreux à avoir vécu cette expérience. Car, au lieu d’ouvrir son film avec son générique mégalo, Vincent Gallo gagnerait à le mettre à la fin. Lire en ouverture : réalisé, scénario et dialogues : Vincent Gallo ; images et décors : Vincent Gallo ; montage : Vincent Gallo ; production : Vincent Gallo ; interprétation : Vincent Gallo et Chloé Sévigné, etc. crée une disposition peu propice au regard libre de tout préjugé.