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« Les Sucriers de Colleville » un film d’Ariane Doublet

Le jeudi 22 avril 2004.

Il s’agit d’un beau film, alors pourquoi annoncer cela comme une bonne nouvelle, un triomphe ? Parce que les Sucriers… ont été tourné en numérique, et la réglementation du CNC concernant le visa d’exploitation n’a été modifié seulement que depuis peu afin de permettre aux films de se présenter sur n’importe quel support.

Patrick Winocour de Quark Productions a produit et sorti tous les films d’Ariane Doublet : son film précédent, les Terriens, a fait 80 000 spectateurs sur la durée d’exploitation, ce qui est déjà un bon score pour un documentaire.

Car il faut bien le dire, les chiffres de Être et Avoir ou du film de Michael Moore sont exceptionnels et ne peuvent pas tellement être pris en considération quand on programme la sortie d’un documentaire de création.

Les Sucriers… ne sortira pas comme les documentaires cités plus haut en 35 mm après un kinéscopage, car le coût est environ de 40 000 euros. Il faut compter en plus un investissement minimal pour un dossier de presse, un peu de publicité, des affiches, etc., encore une fois 40 000 euros.

Sortir un film tourné en numérique en revanche réduit les coûts de façon spectaculaire. Le prix d’une copie 35 mm est de 1 500 euros, en Beta numérique, DVD, etc., le prix d’une copie n’est plus que de 150 euros. Alors, au lieu de disposer seulement de cinq copies en 35 mm que les exploitants s’arrachent et se disputent, on peut facilement tirer des copies et les laisser aux exploitants le temps qu’ils veulent.

La décision de sortir le film en numérique a été prise en accord avec la réalisatrice qui désire avant tout la visibilité de son film.

Ainsi Ariane Doublet arrive dans cette usine, sa caméra sous le bras et obtient l’autorisation de filmer sans restriction. Elle est accueilli les bras ouverts quand les ouvriers apprennent qu’elle a déjà réalisé les Terriens sur leur région, le pays de Caux, « pays de crêpes et de falaises », comme le dit Ariane Doublet. Elle peut donc tourner en liberté et en confiance. Tout ceci irradie le film. On sent un climat de sympathie sur lequel elle peut s’appuyer, qu’elle utilise pour nous montrer la vie quotidienne de cette usine qu’on sait condamnée.

« J’avais donc la curiosité de rentrer, je me suis dit, il faut y aller avant que ce ne soit trop tard, j’ai appelé le directeur… Deux jours après, j’y étais. Je suis partie avec ma petite caméra, un ingénieur du son qui a bien voulu venir avec moi les trois premiers jours, parce que je travaille toujours avec la même personne au son ; ça, c’est très important. On est toutes les deux avec Graciela (Barrault) dans une très bonne entente et je pense que, aussi, dans notre rapport avec les gens, la présence de Graciela y est pour beaucoup. »

Elle enregistre les gestes de travail qui ne seront plus. Elle regarde pour nous la beauté de cette usine presque irréelle, quelque chose qui ressemble à un cargo guidé par de multiples capitaines ou une sorte de Centre Beaubourg qui dégagerait de grandes poussées de fumée colorée et qui ferait du bruit, beaucoup de bruit. Un film sur le monde du travail fixé pour l’après où il ne sera plus, un film à la beauté industrielle et au cœur gros. C’est envoûtant.

H.H.



Heike Hurst : Est-ce que vous filmez toujours vous-même ?

Ariane Doublet : Les Terriens, il y avait un cadreur, mais le film suivant, les Bêtes et sur la sucrerie, j’ai filmé moi même. Je suis arrivée, je suis entrée dans l’usine, je ne connaissais personne, je n’avais pas fait de repérages, je suis arrivée là avec ma caméra. Cette sucrerie est une usine qui appartient aux planteurs de betteraves. On est dans le monde ouvrier parce que j’ai filmé des ouvriers. Les ouvriers, ce ne sont pas des patrons, c’est une usine sans patron, ce n’est pas une coopérative non plus, parce qu’ils ont choisi d’en faire une société anonyme, mais les actionnaires majoritaires de cette usine, c’étaient les planteurs de betteraves. Finalement tous les agriculteurs de la région qui emmenaient leurs betteraves à Colleville étaient actionnaires majoritaires de la sucrerie (environ 500).

Dans le film, on ne voit quasiment pas de planteurs, on en voit un à la fin qui est de la Confédération paysanne qui s’est beaucoup battu pour que l’usine ne ferme pas, mais des planteurs avaient pris la décision en amont de vendre leurs quotas de betteraves pour que l’argent qu’ils avaient investi depuis des années, leur revienne. Alors que c’est une usine qui faisait encore des bénéfices. On ne comprend pas tout. C’est très compliqué avec ces histoires de quotas. Quand ils ont fait des démarches, j’aime bien ce moment dans le film, je suis restée toujours dans l’usine, mais ils reviennent avec ces propos du monsieur du ministère, du ministère de l’Agriculture qui a dit : « Mais cette usine est contre nature ! », elle ne devrait pas faire des bénéfices avec la taille qu’elle a, il ne faut pas la garder, en gros, elle n’est pas dans les normes économiques d’aujourd’hui.

Pour qu’une sucrerie fasse des bénéfices, elle doit être beaucoup plus grosse que ça. Elle était petite et elle faisait des bénéfices, ils ne veulent pas mettre des quotas supplémentaires ou l’aider, ce sont des morts programmées, un peu en amont. C’est vrai, c’est compliqué à expliquer dans le film, je n’y tenais pas tant que ça, des histoires de quotas de sucre, d’actionnariat. Ce qui m’avait intéressée finalement, quand je suis arrivée, rien n’était sûr, est-ce que ça allait fermer pas fermer ? C’était peut-être sûr dans l’esprit de certaines personnes, mais pour les ouvriers, ils étaient dans une période d’incertitude totale, et c’est cette période-là qui m’a intéressée. Qu’est-ce qu’on fait quand on ne sait pas ce qui va se passer. Est-ce qu’on décide de faire grève, est-ce qu’on décide d’entrer dans un mouvement de lutte ?

H.H. : Les ouvriers aiment leur travail, c’est visible, on sent un amour incroyable pour cette usine, c’est aussi un peu Un rêve d’usine pour citer le film de Luc Decaster… Car ils rêvent de cette usine et aussi de son emplacement, c’est une sucrerie en bord de mer, elle pourrait changer leur vie, ils peuvent amener les gosses à la plage… par exemple.

A.D. : On sent la valeur du travail qui a encore plus de valeur quand on imagine qu’on va le perdre. Il y a les saisonniers, il y en a certains qui ont fait beaucoup de saisons à Colleville, il y a les permanents qui sont à peu près 80, qui restent toute l’année et qui sont salariés, presque tous entrés très jeunes, entre 15 et 18 ans ; souvent, c’est leur père qui les faisait entrer dans la sucrerie, ça s’est transmis de génération en génération. C’est une usine qui existe depuis 1900. Ce sont les gens de Colleville qui ont travaillé là, de père en fils. Souvent, ils n’ont pas connu d’autres lieux de travail. Il y a quelque chose de très fraternel entre eux, ils se connaissent vraiment bien. La moyenne d’âge, maintenant, c’est 43 ans.

On dit que c’est le pire quand on se retrouve au chômage. En fait, ce qui m’a frappée, quand je suis arrivée là, je m’attendais d’arriver dans un endroit avec des banderoles : « Non à la fermeture, usine en grève », et pas du tout : il y avait aucune trace visible de cette fermeture prochaine, probable il n’y avait que le travail, le travail, une machine qui est tombée en panne, l’urgence de réparer la machine pour que ça tourne, c’est un monstre, cette usine, elle est incroyable, elle fume, elle fait un bruit énorme.

H.H. : Vous avez aussi filmé la beauté industrielle, cette usine où il y a des bruits incroyables, des couleurs, ça vous importait beaucoup de capter cette effervescence ? ou s’agissait-il pour vous de rendre compte surtout de ce moment de lutte ou de presque « non lutte » ?

A.D. : Moi, je suis arrivée là, à me dire encore une usine qui ferme ! Tout ce que j’aime filmer, en général, dans tous les films que j’ai faits, j’ai filmé le travail, les gestes de travail, les hommes avec leur travail, les gestes de métier et, là, la chance que j’ai eue, c’est d’arriver dans une usine qui fonctionne de plein bloc ! On a rarement les autorisations, pour ça, filmer les gens au travail dans leur quotidien, les vestiaires, les douches, les petits arrangements aussi avec le travail, comment on va faire au milieu de la nuit des repas et pas n’importe quel repas, ils se font des cassoulets, des raclettes, etc. sur le temps de travail en se planquant pour pas que le directeur les surprenne. Tout ça, c’est le quotidien. Finalement je trouvais, qu’on ne voit plus beaucoup ça dans les films depuis un moment, depuis les films des années 70-80, des films qui étaient tournés en usine. Depuis on a plus filmé les luttes sociales, des mouvements de grève, des revendications, et là en plus, finalement, il y a une non-lutte, il y a un conflit, mais ils ne luttent pas, en fait, ils décident de défendre au mieux le projet, d’ailleurs ils ne savent même plus comment ça s’appelle, on ne dit pas un plan collectif, un plan social ?

H.H. : Si j’ai bien compris, normalement, le plan social est décidé quand une usine ferme, mais à Colleville, le plan social semble déjà être bien décidé, alors que la fin de l’usine n’est pas encore définitivement arrivée ?

A.D. : C’est ce qu’on leur ont expliqué les planteurs et le conseil d’administration qui avaient intérêt à fermer l’usine tant qu’il y avait encore de l’argent, et comme ça on pourrait payer les primes qu’ils avaient négociées — assez importantes selon l’ancienneté —, s’ils attendaient et si l’on maintenait cette usine encore trois ou quatre ans, ils risquaient d’aller au dépôt de bilan, et donc d’être licenciés, sans rien. C’est comme ça que les choses leur étaient présentés. Bien sûr, ils étaient plus au moins dupes de ça, donc ils ont fait par ailleurs des démarches, ils ont fait venir un inspecteur de travail, ils ont contacté la CGT qui les a d’ailleurs pas soutenus. Quand ils ont dit qu’ils avaient fait ce projet, la CGT, leur a dit : « Vous avez signé votre arrêt de mort, c’est pas la peine qu’on vienne. » Ils se sont fait lâcher un peu à cause de ça. En même temps, ça ne les engageait pas vraiment, c’était un projet, ils n’avaient rien signé. Ils n’avaient pas reçu leur lettre de licenciement. Rien n’était fait. Certainement, on leur a fait miroiter, et finalement ils les ont obtenues, les primes, on les tenait avec ces primes, en disant, ces primes-là, on les a, on va vous les payer, ces primes, donc vous avez intérêt à ce que l’usine ferme.

H.H. : À les voir travailler, on croirait l’autogestion possible, une utopie concrète à portée de main… ?

A.D. : Leur truc, c’était aussi de dire on va travailler, on va leur montrer que cette usine tourne bien, qu’elle est de plus en plus productive et, en fait, c’était de produire plus que l’année précédente pour montrer qu’elle était viable, qu’elle pouvait tenir. C’est le choix qu’ils ont fait, les ouvriers, et qui se défendait aussi. Si on défend quelque chose comme ça auprès du ministère, on montre qu’on a une usine qui produit, qui est bénéficiaire, qui produit plus que l’année précédente et les deux campagnes qu’ils ont faites avant de fermer, ils ont toujours produit de plus en plus !