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Les Combats d’Octave Mirbeau

Le jeudi 1er avril 2004.

Octave Mirbeau naît dans une famille de petite bourgeoisie normande en 1848, et devient très vite anticlérical après un séjour dans un collège jésuite — puis antimilitariste, après la guerre de 1870. Journaliste, il écrit d’abord dans une feuille bonapartiste, puis au Gaulois, de tendance monarchiste, avant de pouvoir lancer son propre journal, Les Grimaces, en quelque sorte l’ancêtre du Canard enchaîné. C’est après avoir lu Kropotkine que Mirbeau se déclare anarchiste : il publie sa fameuse lettre intitulée « La grève des électeurs », incitant les citoyens à faire « la grève du suffrage universel ». Lors du procès des Trente, il est souvent cité, comme propageant les idées anarchistes. Il y a même un journaliste pour parler d’une « école littéraire » au sujet de l’anarchie : « L’auditoire a paru surpris de voir des écrivains comme M. Octave Mirbeau, M. Paul Adam, M. Bernard Lazare, etc., sans parler de M. Élisée Reclus, former comme une école littéraire autour de l’anarchie », écrit un journaliste du Gaulois assistant au procès de Jean Grave en 1894. Et Mirbeau est connu : tout en collaborant à de nombreux journaux et revues libertaires, il continue à écrire dans les journaux les plus lus de l’époque (Le Figaro, Le Gaulois, Le Journal, etc.). Surnommé « le milliardaire rouge », il est en effet l’un des journalistes les mieux payés de son temps, et se sert de sa notoriété pour dénoncer le colonialisme, combattre Boulanger, défendre Dreyfus et soutenir l’avant-garde esthétique (Jarry, Ibsen, Maeterlinck, Wagner et tant d’autres).

Journaliste, romancier, conteur et dramaturge

Auteur de nombreux romans, de contes et de nouvelles, Octave Mirbeau a aussi écrit pour le théâtre. Dans Les Mauvais Bergers (1897), « drame ouvrier », il décrit la gestation d’une grève et sa répression, en s’inspirant des événements du Creusot de 1870. Le titre désigne clairement tous ceux qui égarent ou accablent la classe ouvrière : patrons, députés, délégués ouvriers sans énergie ni courage. C’est le personnage de Jean Roule, leader anarchiste sans doute inspiré par Jean Grave, qui désigne clairement, dans la pièce, les ennemis de la classe ouvrière :
« Vos députés !… ah ! je les ai vus à l’œuvre !… Et vous-mêmes, vous avez donc oublié déjà le rôle infâme… la comédie piteusement sinistre qu’ils jouèrent dans la dernière grève… et comment… après avoir poussé les ouvriers à une résistance désespérée, ils les livrèrent… diminués… dépouillés… pieds et poings liés… au patron… le jour même où un dernier effort… un dernier élan… l’eussent obligé à capituler… peut-être !… Eh ! bien, non !… Je n’ai pas voulu que, sous prétexte de vous défendre, des intrigants viennent vous imposer des combinaisons où vous n’êtes — entendez-vous — qu’un moyen pour maintenir et accroître leur puissance électorale… et qu’une proie pour satisfaire leurs appétits politiques !… Vous n’avez rien de commun avec ces gens-là ! Leurs intérêts ne se confondent pas plus dans les autres… que ceux de l’usurier et de son débiteur… de l’assassin et de sa victime !… ».

La pièce remporte un succès considérable, avec Sarah Bernhardt et Lucien Guitry dans les rôles principaux : chaque scène est suivie d’applaudissements, les bravos fusent pendant la scène des revendications ouvrières. Les spectateurs du quatrième balcon crient : « Vive l’anarchie ! Mort aux bourgeois ! » Dix rappels marquent la fin du spectacle. Dans L’Épidémie (1898), Mirbeau se moque encore des représentants du peuple qui n’agissent que pour défendre leurs intérêts. Cette « farce » est représentée à la Maison du Peuple, à Paris, dans une baraque en planche. Le rideau se lève d’abord sur Laurent Tailhade qui lit sa conférence, se mélangeant dans ses feuilles. La public rit, puis chante avec la Muse révolutionnaire, au foulard rouge. Arrivent alors les acteurs, dont Louis Lumet et Octave Mirbeau. Après la représentation, les spectateurs sortent en chantant L’Internationale.

Ainsi, lorsque Sébastien Faure décrira la vie après la révolution, dans Mon communisme (Le bonheur universel), paru en 1921, il n’oubliera pas Octave Mirbeau en donnant son nom au théâtre de la ville de Bordeaux. Dans ce roman utopique, on apprend que « le théâtre Mirbeau » a adopté la comédie et compte 2 500 fauteuils, et personne ne retient sa place à l’avance : « Au théâtre Mirbeau, il y avait des fauteuils partout, la vue de la scène était la même pour tous, et les lois de l’acoustique y avaient été si bien observées que, quelle que soit la place qu’on y occupait, on entendait très distinctement ».

Intellectuel engagé dans les combats de son temps

L’exemple d’Octave Mirbeau est révélateur des liens qui existaient à la fin du XIXe siècle entre écrivains et militants anarchistes. La correspondance que Mirbeau entretient avec Jean Grave (aux éditions de Fourneau en 1994) montre qu’il est soucieux de l’avis du « pape de l’anarchie ». Jean Grave s’intéresse aux œuvres de Mirbeau, lui donne des conseils, les critique — il en trouve souvent la conclusion trop pessimiste. L’écrivain témoigne en faveur de Jean Grave lorsque ce dernier est poursuivi pour son livre, en 1894 — livre que Mirbeau préface et au sujet duquel il écrit à l’auteur : « Ce que je trouve d’unique dans votre livre, c’est qu’il est impossible d’y relever une faute de logique ; et c’est plein de clarté. »

Octave Mirbeau est typique de l’écrivain anarchiste engagé, mêlant littérature et politique. À la fin du siècle, les littérateurs anarchistes sont nombreux, et un rapport de police de 1891 désigne sans équivoque les nouveaux fauteurs de trouble : « Ce n’est point parmi la classe ouvrière qu’il faut aller chercher les nouveaux anarchistes mais parmi la classe des jeunes lettrés et même celle des lettrés d’âge mûr : M. Octave Mirbeau étant un plus dangereux anarchiste dans ses articles que le Père Peinard lui-même !... ».

Dangereux, les écrivains ? Proudhon, en 1848, regrettait qu’à son époque la littérature ne soit « que l’art d’agencer des mots et des périodes ». Octave Mirbeau, qui l’a probablement lu, déplore, en 1890 (dans une lettre à Claude Monet) que, contrairement aux sciences naturelles qui découvrent des mondes, « la littérature, elle, en est encore à vagir sur deux ou trois stupides sentiments, artificiels et conventionnels, toujours les mêmes, engluée dans ses erreurs métaphysiques, abrutie par la fausse poésie du panthéisme idiot et barbare ! »

Il poursuit : « J’arrive à cette conviction qu’il n’y a rien de plus vide, rien de plus bête, rien de plus parfaitement abject que la littérature. Je ne crois plus à Balzac, et Flaubert n’est qu’une illusion de mots creux. »

Et pour que la littérature ne soit pas cette somme de « mots creux », il faut qu’elle soit pleinement engagée dans les combats de son temps. L’écrivain est-il d’ailleurs autre chose qu’un « prolétaire des lettres » ? nous demande Octave Mirbeau (qui a fait le « nègre » au début de sa carrière littéraire), en appelant tous les littérateurs à « poursuivre sans trêve leurs revendications contre les représentants de l’infâme capital littéraire » (Les Grimaces, 15 décembre 1883).

Aujourd’hui, les œuvres d’Octave Mirbeau n’ont pas vieilli, et on y retrouve avec toujours autant de plaisir « l’impétuosité de son irrespect, la violence de ses attaques contre les idées conventionnelles, la férocité de son mépris pour certains hommes, pour certaines classes et pour certaines institutions » — selon les mots de Bernard Lazare.

Caroline Granier