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Le Pouvoir confisqué

Le jeudi 29 avril 2004.

Par peur des citoyens pauvres qui sont les plus nombreux, lors de la Révolution française, Sieyès s’est appliqué dans l’élaboration de sa théorie de la souveraineté nationale à aménager l’exercice de cette souveraineté de telle façon que la loi du nombre ne puisse jouer et que son pouvoir sur l’État soit préservé. Il aura recours pour ce faire à une construction intellectuelle habile et à des arguments très spécieux comme : « La population est une masse inorganisée d’individus qui inclut les immigrés, les enfants, les aliénés, les condamnés, les faillis et qui ne saurait donc avoir d’existence politique.

« Une autre catégorie de la population est également exclue : les mineurs de 18 ou de 21ans ou de 25 ans, voire même de 30 ans parce que considérés comme sans volonté ou trop influençables.

« Une troisième catégorie est également exclue : les analphabètes, les militaires, les domestiques, les femmes, etc. »

La notion de peuple vue façon Sieyès est entachée d’arbitraire. Mais arbitraire est aussi la définition dont il sera invité à faire connaître sa volonté car Sieyès considère que le seul mode d’expression correct est le vote au scrutin secret avec passage obligatoire par l’isoloir.

La souveraineté appartient au peuple et pour résoudre ce problème aux yeux de Sieyès il considère le peuple comme une entité abstraite qu’il appelle « nation ». Le peuple c’est la nation, et la nation est souveraine.

La nation ne peut s’exprimer et agir, comme toutes les personnes morales que si elle est dotée d’un statut juridique qui définit les organes habilités à parler et à agir en son nom. Un des principes de base de l’organisation de l’État sera donc celui du caractère représentatif des assemblées parlementaires.

Ce principe a été essentiellement conçu en vue de maintenir le peuple à l’écart de la vie politique, réservée à une petite élite issue des classes dominantes. Il s’analyse comme permettant de tenir pour exprimant la volonté de la nation, le vote d’une assemblée élue au suffrage censitaire sans se soucier de savoir si ce vote correspond de près ou de loin à la volonté réelle du peuple. Pour justifier sa théorie, les arguments employés par Sieyès à l’Assemblée nationale le 7 septembre 1789 sont éloquents :

« La plupart de nos concitoyens n’ont ni l’instruction ni les loisirs nécessaires pour vouloir décider eux-mêmes des affaires publiques. Il faut donc qu’ils nomment des représentants beaucoup plus capables qu’eux mêmes de décider […]. Le système politique est exclusivement fondé sur le travail. Nous sommes donc forcés de voir dans la plus grande partie des hommes que des machines de travail. Cependant nous ne pouvons pas refuser la qualité de citoyen et les droits du civisme à cette multitude sans instruction qu’un travail forcé absorbe en entier […]. Les citoyens auront la possibilité de donner leur confiance à quelques-uns d’entre eux, sans aliéner leurs droits, ils en commettent l’exercice ; c’est pour l’utilité commune qu’ils nomment “par le vote” des représentants bien plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt général et d’interpréter à cet égard leur propre volonté. »

En réalité, le système représentatif de la théorie de la souveraineté nationale va bien au-delà d’une simple délégation de pouvoir et, quoi qu’en dise Sieyès, conduit les citoyens à aliéner leurs droits.

L’abbé Sieyès excelle dans le mépris envers le peuple et a là un discours de jésuite. Bravo le révolutionnaire de 1789 !

Le résultat le plus clair et le plus immédiat de cette théorie sera de transférer le pouvoir réel, le droit d’exprimer la volonté de la nation et de légiférer en son nom à une très petite élite.

La théorie de la souveraineté nationale ne permettait pas seulement de détacher les élus des électeurs et de les rassembler au sein d’une classe politique éloignée des préoccupations immédiates du peuple, elle justifiait aussi l’instauration du système censitaire qui permettra de faire en sorte que cette classe politique soit tout entière issue des classes les plus aisées.

Proudhon, dans sa théorie du mouvement constitutionnel au xixe siècle, décrit ce résultat avec beaucoup de pertinence :

« On aura beau dire que l’élu ou le représentant du peuple n’est que le mandataire du peuple, son délégué, son agent, son interprète, etc. ; en dépit de cette souveraineté théorique de la masse et de la subordination officielle et légale de son agent, représentant ou interprète, on ne fera jamais que l’autorité ou l’influence de celui-ci ne soit plus grande que celles de celui-là et qu’il en accepte sérieusement le mandat. Toujours, malgré tous les principes, le délégué du souverain sera le maître du souverain. La nue souveraineté, si j’ose ainsi dire, est quelque chose de plus fort encore que la nue propriété. »

Tout le système politique construit au xviie et au début du xive par la bourgeoisie française reposait sur une contradiction majeure : son principe était la souveraineté du peuple, sa devise l’égalité juridique entre les hommes ; mais dans les faits, il était conçu en vue d’écarter le peuple de la conduite des affaires politiques et il établissait une discrimination entre les citoyens dans l’exercice du droit de suffrage. Alors, qu’il présentait au citoyen le pouvoir comme leur appartenant, il s’efforçait de le neutraliser et de le cantonner dans la défense de l’ordre établi. Exemples :

Dans la période révolutionnaire, pour participer aux votes, il suffisait de payer un minimum d’impôts directs ou cens pour être un citoyen actif.

Dans la constitution de 1791, il correspondait à la valeur de trois journées de travail (entre 1,50 et 3 francs selon les départements).

Dans la Constitution de l’an II, il suffisait de payer une contribution quelconque, et de ne pas être domestique attaché à la personne.

Mais le rôle des citoyens actifs était faible. Le scrutin, en effet, était indirect à deux degrés. Les citoyens actifs se bornaient à désigner les électeurs du second degré, qui eux choisissaient les députés. Or, pour être désigné comme électeur du second degré, il fallait disposer d’une réelle fortune.

Dans la Charte de 1814, le cens électoral est fixé à 300 francs d’impôt direct.

Le suffrage, en fait, est réservé à moins de 110 000 personnes qui parmi les propriétaires fonciers forment la majorité.

À partir de 1820, les électeurs les plus imposés votent deux fois, de telle sorte que l’on ne compte que 16 000 éligibles pour la France entière.

Dans la Charte de 1830, le cens est abaissé à 200 francs pour l’électorat et à 500 francs l’éligibilité. Cette réforme porte le nombre des électeurs à environ 240 000 à la fin de la monarchie de Juillet, et surtout dans les faits, réserve le pouvoir politique à la grande bourgeoise.

Suite aux révoltes populaires de 1792, 1848, l’instauration du suffrage universel est proclamé pour le sexe masculin le 5 mars 1848. Ce n’est que l’ordonnance du 21 avril 1944 qui permettra aux femmes de voter.

Puis la loi du 5 juillet 1974 a abaissé l’âge de la majorité civile et politique à 18 ans.

À la fin du xixe et début du xxe siècle, apparaissent les partis de masse qui cherchent à s’accaparer le vote peuple et à représenter les classes les plus nombreuses et les plus défavorisées de la société au parlement.

Très vite, ce système électoral montrera ses limites, les partis politiques et leurs représentants seront plus prompts à défendre leurs intérêts que celui du peuple, et trop souvent leur propre carrière politique en rejetant leurs promesses électorales.

L’avènement du peuple sur la scène politique l’amènera à être en prise directe avec le pouvoir et le conduira à une remise en question du régime représentatif.

Cette remise en question du principe représentatif se traduit par une tentative, en vue d’assurer le contrôle permanent des élus par leurs commettants : c’est la question du droit de révocation populaire des élus qui est posée.

Déjà, sous la Convention, Robespierre avait demandé pour le peuple le droit permanent de révoquer ses élus, mais le constituant de 1 793 avait jugé cette disposition inutile en raison de la durée très brève du mandat des députés.

Sous la Commune, le droit de révocation populaire devient l’un des principes essentiels de l’organisation politique mais, malheureusement, pour très peu de temps.

Les partis de gauche comme de droite qui se succèdent au pouvoir ainsi que les prétendants aspirants se satisfont pleinement de ce système antidémocratique représentatif et délégataire. Ils entretiennent le fossé qui sépare les gouvernants et les gouvernés, et c’est ainsi que le plus grand parti de France est en train de se construire, celui des abstentionnistes (pratiquement plus de 50 % des électeurs). Comme ils ont raison de rester chez eux, d’aller à la pêche, ou tout simplement de rester dans leur lit bien douillet.

Même si aujourd’hui ceux qui s’abstiennent ne le font pas forcément sur les bases ou les idées libertaires, ils ne veulent plus croire au chant des sirènes et ils ont bien raison.

Et c’est là que nous, les libertaires, nous devons toujours expliquer, et sans relâche, pour que cette force montante ne soit pas une fois de plus dévoyée. Car j’entends les chantres, les donneurs de leçons, s’inquiéter, nous expliquer qu’il est absolument nécessaire d’aller voter, « c’est la démocratie, c’est le moment de dire que l’on n’est pas content ».

C’est pourquoi, par les voix de Fabius et de Sarko, il y a quelques semaines, vous parliez de légiférer sur le vote obligatoire. Aujourd’hui, vous êtes relayés par l’IFOP qui, selon un sondage, dit que 62 % des Français seraient favorables à l’instauration du vote obligatoire.

Comment ! Les Français ont perdu le sens du civisme, du devoir ! Qu’à cela ne tienne, nous allons les obliger, les contraindre, y compris par la répression, la sanction, l’amende.

Eh bien, nous, libertaires, nous vous répondons en appelant les électeurs à la grève massive, comme l’écrivait Octave Mirbeau, et nous nous employons à faire en sorte que les écrits de Proudhon deviennent rapidement réalité.

« Le fédéralisme abolira en effet la double servitude qui pèse sur le citoyen et sur le travailleur, celle du gouvernement et celle du patron en ne leur donnant plus d’autre maître qu’eux-mêmes.

« Au lieu d’organiser le gouvernement, il faudrait organiser la société et de nouvelles relations dans lesquelles l’aliénation, le vol politique, seraient irréalisables. »

Justhom