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À propos de Makhno

La Mémoire n’était pas soluble dans le stalinisme

Le jeudi 20 mars 1997.

La chaîne de télévision Arte vient de nous programmer le superbe film d’Hélène Chatelain Nestor Makhno, paysan ukrainien, récapitulant l’œuvre et la vie de cette figure emblématique dont la mémoire des luttes résonne aujourd’hui d’un écho d’une nouvelle clarté. Vaincus par l’armée rouge de Trotsky, plus systématiquement pourchassée que n’importe quelle autre opposition. Puis la terrible famine artificiellement crée par Staline durant les années trente — et les déportations massives — coûta la vie à plusieurs millions de paysans rétifs à l’étatisation et à la suppression des soviets libres. Suivirent des décennies d’une effroyable dictature et une Seconde Guerre mondiale dont l’Ukraine fut aussi le terrain. Après cette série de cataclysmes il ne devait donc rien rester des hommes et des femmes ayant participé en personne à cette époque. Quant à la fameuse mémoire collective, la moulinette propagandiste et ses moyens formidables avaient dû achever le sale boulot. Et puis, avec le temps va, tout s’en va… La chute de la société totalitaire ne devait théoriquement laisser qu’un désert des plus arides dans les cerveaux de cette fin de siècle. Contre toute attente d’authentiques combattants makhnovistes ont survécu aux purges permanentes sans pour autant trahir de combat de leur jeunesse. Quelques rares momies conservées dans d’obscurs placards ? Absolument niet ! On rencontre là-bas, sans chercher, de nombreux jeunes se réclamant de Makhno et de son idéal. Une nostalgie, une mode politique ? Nitchevo Tovaritch ! Toute une littérature, toute une « presse » clandestine, est surgie dès la fonte de la chape de plomb marxiste. Comme un écho à ce film, je rencontrai récemment dans notre Sud-Ouest la petite-fille d’un de ces combattants de la liberté toujours en vie. Digne fille de Cosaque de l’anarchie, ce petit bout de femme d’à peine trente ans participa à la réaction populaire spontanée qui, à Kiev, durant l’été 1991, fit face à la tentative de coup d’Etat militaire parti de Moscou. « Plutôt mourir en combattant que revoir les communistes au pouvoir ! » criait-elle tout en préparant des cocktails-Molotov avec d’autres jeunes. Ils reprirent alors le célèbre slogan de leurs glorieux aînés : « la liberté ou la mort », brandissant le même drapeau face au cadavre politique communiste décidé à dévorer une dernière fois.

C’est alors qu’elle allait rencontrer celui qui deviendra son époux, Jean, mineur français, bilingue d’ascendance ukrainienne. Bien qu’ayant depuis fondé famille en France, le couple retourne régulièrement dans un pays qu’il connaît bien, où il garde des attaches familiales. Voici donc un extrait de quelques notes prises lors d’une conversation avec Jean.



Jean : Seul les moins de trente ans ayant connu autre choses réagissaient à l’idée de voir les chars arriver à Kiev en ce mois d’août 1991. Des milliers d’entre eux se sont spontanément regroupés dans la capitale dès l’annonce de la tentative de coup d’Etat militaire. Ça affluait de très loin, par tous les moyens possibles, le pays est immense… Les gens d’âge mûr étaient apathiques, voire hostiles. Ils se faisaient traiter de "saucissonnards" : "Ils ne pensent qu’à leur bout de saucisson et leur verre de vodka ! Ils sont foutus !"

Franck : Que faisais-tu ?

Jean : Je filmais. Depuis 1982, je venais filmer clandestinement pour le compte de divers dissidents. J’étais aussi à Berlin à la chute du mur, là où la tyrannie tombe, j’y vais ! Et le 24 août c’était la proclamation de l’indépendance, confirmée plus tard par référendum.

Franck : Quelle fut l’attitude des forces répressives ?

Jean : Les soldats — pourtant composés en partie d’originaires de quinze républiques différentes — dressaient le poing et le fusil en direction de la milice, insultant cette police du parti. Ça aurait pu basculer là, mais pour aller où ? Comme les chars ne sont pas venus, le peuple s’est défoulé en détruisant les symboles du régime honni et en déboulonnant la gigantesque statue de Lénine, pierre par pierre pendant des jours et des nuits.

Franck : Que reste-t-il de cette révolte ?

Jean : Les gens sont déçus par tous les partis politiques et les jeunes regrettent de n’avoir mieux saisi l’occasion. C’est la faillite économique et l’on vit beaucoup plus mal qu’avant.

La religiosité gagne du terrain. Mais tout n’est pas noir : j’ai eu connaissance, récemment, d’un projet de stèle, de monument, à la gloire de la Makhnovchtchina… et des chansons populaires reprennent souvent — vodka aidant — la saga Makhno. L’une d’elles, la plus répandue, vient d’un vieil air de folklore de la province de Kolomyja, dont les paroles ont été changées entre 1920 et 1939, car cette région a été rattachée à la Pologne durant cette période. Elle dit : "Tremblez tyrans bourgeois, les idées de Makhno se réveillent et la corde qui vous pendra est déjà tressée !". En 1936, les journaux faisaient régulièrement paraître des articles — très positifs — sur l’épopée anarchiste.

Franck : Peut-on voir là le signe d’une tentative de récupération par les nationalistes ?

Jean : Je ne pense pas, car la mémoire est trop fraîche et les indépendantistes ont toujours reproché à Makhno d’avoir "sauvé la Révolution d’octobre". Je n’exagère rien en disant que la mémoire est encore fraîche et des "reliques" ont été cachées durant sept décennies par des familles, comme le sabre de Makhno qui va trouver sa place dans un petit musée populaire en constitution à Goulaï-Polié, sa ville natale. Le grand-père de mon épouse n’a pas dit à sa descendance qu’il avait rejoint les partisans dès l’âge de seize ans. Je suis le premier à qui, en 1993, il a osé dire la vérité, la peur avait disparue, il avait retrouvé la fierté de sa mémoire.

Franck : Une mémoire du futur ?

Jean : Une authentique anecdote pour finir : le 18 août 1991, sur un stand makhnoviste dans une foire locale de Zaporigia, la capitale des cosaques Zaporogues, je croise un ancien combattant de la guerre d’Afghanistan qui me dit ceci : "Là-bas mon officier me demande d’où je suis originaire en Ukraine. Je réponds Goulaï-Polié." "On vous surveille vous autres, ceux de cette région, vous êtes à part…" Ça m’a fait l’effet d’un choc salutaire et j’ai alors décidé de m’intéresser au sujet. Pourquoi nous ne voulaient-ils ainsi depuis si longtemps ? Grâce à ça j’ai retrouvé mon identité, je suis devenu anarchiste. Notre mémoire est notre avenir.

Franck Thiriot