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Saint-Étienne

Malvenue à Bruno Mégret

Le jeudi 3 avril 1997.

La manifestation qui eut lieu à Saint-Étienne le samedi 22 mars 1997 pour protester contre la venue du fasciste Bruno Mégret rassembla dix mille personnes dans une ambiance colorée, festive, bon enfant. A en croire les médias locaux, ce ne fut d’ailleurs que cela. France 3 donna complaisamment la parole à l’épouse du leader socialiste local qui, outre l’habituel discours récupérateur sur la " mobilisation citoyenne ", eut l’outrecuidance d’affirmer que c’était la manif la plus importante jamais vue à Saint-Étienne depuis plusieurs années ! Il faut être gonflé pour oublier les énormes manifestations du mouvement de novembre/décembre 1995 (près du double !). Il est vrai qu’à l’époque, les politiciens socio-démocrates rasaient les murs, tout comme les fascistes. Cette information mensongère et culottée fut reprise sans sourciller par le journal du réseau Hersant qui détient le monopole local.

Dans son compte rendu de la journée, ce journal donna même davantage de place à Mégret et à son discours, qui fut, de fait, la seule analyse politique à être clairement rapportée — comme quoi, mais nous le savions déjà, cette presse a choisi son camp. Quant à la description de la manif, ce fut un modèle du genre, ou " Comment tout dire sans rien dire " (beaucoup de photos, même en une et un minimum de textes), et " Comment y être sans y être " (" oublier " des faits cruciaux). D’après cet article, " La parole est aux calicots largement déployés " à la fin de la manifestation sur les marches de l’Hôtel de Ville. Pas un mot, bien entendu sur la couleur noire, ou noire et rouge, de nombreux drapeaux, ni surtout, sur le fait que la parole, la vraie, fut publiquement prise par le Collectif contre les lois racistes et xénophobes de la région stéphanoise et par le représentant sénégalais du Comité des sans-papiers de Lyon, que le Collectif avait invité par l’entremise des groupes lyonnais de la Fédération anarchiste, et qui fut chaleureusement applaudi par le millier de personnes encore présentes.

Ah, les " sans-papiers " … ils doivent être bien gênants pour que personne n’en veuille, à l’exception de ceux qui se battent vraiment contre la xénophobie et la misère sociale ! Certes, nous le savions en apprenant ce qui se passe dans le Comité de soutien lyonnais, où sont investis nos camarades de Lyon, mais rien ne vaut l’expérience grandeur nature, surtout pour les nouvelles personnes qui se lancent dans le combat social.

Il faut revenir un peu en arrière pour bien comprendre la situation. Le groupe Nestor Makhno de la Fédération anarchiste sur la région stéphanoise a toujours fait sienne la lutte contre toute politique anti-immigrés et sécuritaire. Les 6 heures contre Big Brother que nous avions organisées le 8 octobre 1994 avaient rassemblé 400 personnes mais, faute d’avoir choisi le bon public en donnant trop d’importance à la mouvance rocker festive, cela n’avait pas enclenché une dynamique collective d’action. Le 5 mai 1995, nous avions tenu un rassemblement spontané place de l’Hôtel de ville pour protester contre l’assassinat de Brahim Bouarram, qui avait réuni 200 personnes. Il faut ajouter notre participation avec tracts dans différentes manifs contre le racisme ou la répression en Algérie.

Dernièrement, le 28 janvier 1997, nous avons assisté à une conférence organisée par le Comité de vigilance, qui rassemblait tout ce que la gauche peut compter d’antifascistes. Nous avons entendu avec effarement la conférencière, chercheur au CNRS, déclarer, au-delà de l’habituel pathos antiraciste, qu’elle était favorable à l’ouverture des frontières parce que, comme cela, les immigrés pourraient plus facilement rentrer chez eux (ou être ramenés…), ou encore qu’il fallait à tout prix gérer les flux migratoires en installant par exemple des usines tournevis aux frontières de la France ou de l’Europe qui capteraient la main d’œuvre. Usines tournevis qui, comme chacun sait, sont des lieux d’exploitation à outrance ! Personne du Comité de Vigilance n’a bronché et il a fallu que nous dénoncions publiquement ces énormités, non sans recueillir un succès d’estime.

Les grandes manœuvres commençaient, avec, pour la gauche, une politique pleine de subtilité : comment parler de l’immigration sans en parler ; comment flatter l’humanisme du peuple sans rappeler le lourd passé des lois xénophobes sous Mitterrand ; comment attaquer sans casser la baraque au cas où la gauche reviendrait au pouvoir pour gérer tout ce merdier.

L’appel des cinéastes, puis des écrivains et des artistes, nous a paru stimulant et porteur d’un réveil de conscience. Le groupe Makhno, réuni le jeudi 13 février, a décidé d’en appeler à la création d’un Collectif contre les lois racistes. Celui-ci s’est réuni pour la première fois le mardi 18 février, avec la présence d’une quarantaine de personnes. Il s’est doté d’une plate-forme en quatre points : abandon du projet de loi Debré-Philibert (maintenant voté) ; abrogation des lois Pasqua ; refus de la délation, appel à la désobéissance civique ; régularisation collective des sans-papiers.

Le Collectif a organisé deux rassemblements place de l’Hôtel de Ville, 150 personnes le samedi 22 février, 300 personnes le mardi 25 février avec, le soir-même, une réunion publique qui a réuni une cinquantaine de personnes pour écouter l’excellente conférence de notre camarade Jaime du groupe Kronstadt sur les lois racistes et l’antifascisme.

Sur une position assez radicale, le Collectif fait donc preuve d’une belle capacité de mobilisation, égale sinon supérieure à celle du Comité de vigilance qui regroupe pourtant une trentaine d’associations et qui appelait les mêmes jours à se rassembler loin du centre ville. Autant dire que nous ne nous faisons pas que des amis, même si le PCF, toujours bien implanté sur Saint-Etienne, nous fait les yeux doux et la comité du " Je t’aime, moi non plus ".

Là-dessus, arrive le meeting du sieur Mégret. Le Comité de vigilance invite le Collectif ainsi que Ras l’Front (mais pas le groupe Makhno, nuance !) à préparer une manifestation unitaire. Les réunions vont démontrer la mobilisation en trompe l’œil de la gauche. Une fois, c’est une bataille ardue pour inclure dans le tract unitaire le terme de " fascisme ", dont ne voulait pas le PCF. Une autre fois, dans une réunion comme d’habitude, sans ordre du jour où les gros poids lourds manœuvrent comme ils l’entendent, face à notre proposition de faire parler un sans-papier, la conversation est d’abord détournée puis, quand nous revenons à la charge, le représentant du MRAP, soutenu par toute la gauche, déclare que " La manifestation contre Mégret n’a rien à voir avec l’immigration ". Nous prenons alors nos cliques et nos claques pour quitter la réunion, tandis que Ras l’Front, pourtant membre du Collectif jusqu’alors, choisit de rester.

Les choses étaient claires : il ne fallait compter que sur nous mêmes ! Alors que le Comité de vigilance faisait son possible pour éviter une arrivée de la manif place de l’Hôtel de Ville ; que nous avons quand même obtenue ; que le PCF, deux jours avant l’événement, disait qu’il cherchait activement un podium pour des musicos et des prises de parole, et que des rumeurs parties du Comité de vigilance faisent courir le bruit que le Collectif appelait à manifester sur le lieu du meeting de Mégret, alors que nous disions haut et fort le contraire, ce ne sont pas les peaux de banane qui ont manqué.

Nous tenons beaucoup à nous rassembler place de l’Hôtel de Ville, car c’est la place de tous, du peuple ; c’est l’agora où doit se tenir autre chose que la crèche de Noël ou les foires commerciales. Cela fait grincer bien des dents ! Celles de la mairie, bien sûr, tenue par une droite bon teint, mais aussi celles de la gauche qui préfère appeler à se rassembler sur une autre place, loin du centre-ville.

Le jour de la manif, la CGT a joué les gros bras, craignant de nous voir devant, alors que nous avons toujours affirmé tenir notre engagement de défiler derrière la banderole unitaire. Pendant ce temps, les apparatchiks de Ras l’Front faisaient passer leurs troupes en catimini pour nous doubler, se retrouver en tête et donc se placer en dehors du Collectif et de son cortège, lequel réunit quand même plus de 350 personnes avec une belle floraison de drapeaux noirs (merci aux camarades lyonnais de la FA pour le coup de main donné au SO).

Nous avons réussi l’essentiel : louer une sono, rechercher et trouver des musiciens bénévoles, donner la parole aux sans papiers devant une foule conséquente, et malgré les obstacles, nous avons appelé publiquement à ne pas aller au casse-pipe devant le meeting fliqué de Mégret ; en rappelant à ce sujet les événements de Grenoble, Toulouse et Marseille ; en dénonçant les manipulations policières, les provocations et les manœuvres du FN comme du pouvoir qui cherchent à criminaliser la lutte antifasciste et à l’emmener dans une spirale suicidaire de violence, et en soulignant la nécessité de placer cette lutte sur le terrain social. Nous avons tenu nos engagements, ce qui fut apprécié par beaucoup de personnes qui ont, nous l’espérons, compris que les anarchistes, très engagés dans le Collectif, n’étaient pas les Attilas qu’on leur décrivait. De son côté, la gauche, qui fantasmait sur les risques de débordement — tout en étant prête à nous faire porter le chapeau, qui avait même contacté la préfecture pour prendre des mesures " de sécurité ", et qui avait insisté sur la nécessité de faire une fête pour " garder les jeunes ", n’a rien fait sinon plier les banderoles et se barrer.

Mais Mégret parti, les problèmes demeurent. Le député UDF de la Loire Philibert, l’un des principaux auteurs de l’ignoble loi Debré, est toujours là. Son collègue Cabal du RPR tient des propos sur la nécessaire " immigration zéro ", une foutaise que tous les politiciens considèrent en privé comme irréalisable. Bref, des positions proches de Le Pen. Le FN n’a pas besoin d’être au pouvoir pour que la sale besogne soit accomplie. Mais c’est un constat que beaucoup de jeunes focalisés sur une lutte anti-FN très étroite ont beaucoup de mal à comprendre. La gauche surfe sur cette confusion et construit son grand front républicain, électoral bien entendu. Ses positions très timorées montrent aussi qu’elle n’est pas très désireuse de se retrouver au gouvernement dans une situation plus que difficile. Une chose est sûre : en cas de putsch ou de prise de pouvoir fascistes, ce n’est pas sur elle qu’il faudra compter !

Il y a du pain sur la planche ! Le succès des manifs montre que beaucoup de gens se moquent un peu des étiquettes ou de telle ou telle place dans les cortèges. Les sans-papiers sont salués mais de là à se lancer dans une lutte de longue haleine chez certains… D’autres veulent davantage s’engager. Toute une population se cherche. Au sein du Collectifs, plusieurs voix se sont fait entendre pour porter la réflexion et l’action sur un domaine plus large que l’antiracisme afin de pratiquer une antifascisme conséquent. Nous pensons que c’est prématuré. Les clarifications doivent se poursuivre et un important travail de terrain s’engager. Ce sera au Collectif de se décider souverainement. Le groupe Makhno, qui, par définition ne se positionne pas comme une avant-garde, ni comme une corporation préélectorale, entend donner tous ses efforts pour la réussite de ce combat. Les anarchistes fédérés ont acquis au sein du Collectif, et au-delà, une importante légitimité et un fort coefficient de sympathie autour de leurs pratiques, leurs engagements et leurs idées. L’objectif n’est pas de construire le grand parti révolutionnaire mais, à partir d’un groupe soudé et dynamique, de diffuser au maximum dans la société civile, citoyenne et travailleuse, les pratiques libertaires pour, à partir des luttes concrètes, redévelopper le projet de société.

Groupe Nestor Makhno (région stéphanoise)