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Progressisme marxiste contre mirage médiatique

Le Miroir aux alouettes laotien

Le mercredi 5 mai 2004.

En général, la plupart de ceux qui reviennent du Laos n’ont qu’un seul mot à la bouche : « sérénité ». Sérénité des paysages, amples et clairs, sans ce voile de pollution qui semble ailleurs devenir indissociable des humains. En janvier, en pleine saison sèche, les pitons calcaires de la région de Vang Vieng, à 120 km au nord de Vientiane, la capitale, sont vraiment d’une beauté qui ne peut laisser indifférent. Sérénité des villes, dont les plus vastes sont de la taille d’une modeste bourgade française, sillonnées de dizaines de mobylettes et de scooters transformés en transports en commun rudimentaires, les tuk-tuks. Sérénité des Laotiens enfin, dont la gentillesse apparemment désintéressée n’est pas un vain mot. Nombre d’entre nous pourraient prendre exemple sur leur mansuétude amusée — ironique ? — envers les touristes qui envahissent les rues de Vang Vieng. Dans ce nouvel éden du tourisme beatnik pas cher, Australiens, Israéliens ou Français viennent surtout pour s’avachir au bord de la Nam Xong, la rivière autour de quoi la vie semble tourner ici. Buvant de la Beerlao — la bière locale — en écoutant les derniers tubes technos, ils attendent l’heure d’un petit cachet d’« ecta birmane », de quelques champignons hallucinogènes ou — suprême frisson de l’interdit — d’une pipe de cet opium dont l’état affirme avoir proscrit le commerce… Le lendemain, peut-être, ils braveront la rivière sur des bouées multicolores, lente dérive qui sera sans doute leur seul exploit sportif dans ces contrées.

Le sourire permanent sur le visage des Laotiens est-il alors un cliché de plus ou se rient-ils vraiment de nous autres avec ce bonheur simple qu’on ne prête qu’aux plus démunis ?

Car il y a du bonheur chez les Laotiens. De l’humanité. Quelque chose que nous devons avoir oublié quelque part sur la route du progrès. Et cela malgré une pauvreté qui met régulièrement le pays sous les projecteurs des ONG. Il y a quinze ans, un grand mensuel de voyage mentionnait déjà cette indigence qui n’allait pas tarder à disparaître, balayée par une « nouvelle imagination » et la confiance des Laotiens en un renouveau qui les libérerait du sous-développement. Aujourd’hui, qu’en est-il vraiment ? Qu’avons-nous vu au Laos durant les trois semaines que nous y avons passé, qui laisse croire en une évolution, dans un sens ou dans l’autre ?

À vrai dire, peu de chose. Le constat, évident, est que les gens n’ont pas grand-chose pour vivre. Comme dans nombre de pays qui fondent leur politique sur le communisme, la misère absolue n’existe pas. Dans la région de Vang Vieng, la population a toujours assez de nourriture pour survivre et, sous un climat aussi propice que celui du Laos, chacun cultive son lopin de terre, qui suffit aux besoins familiaux. Le marché, évidemment pittoresque, permet d’obtenir le reste, viandes étranges, insectes à griller ou calmars desséchés made in Thaïlande. En théorie, donc, pas de malnutrition ici. Il est vrai, au demeurant, que nous n’avons pas croisé d’enfant ressemblant à des ballons de foot perchés sur des baguettes de bambou, ainsi que la dénutrition se plaît à les transformer. Pas d’obèses non plus… Sans être très varié, le régime alimentaire est donc équilibré, ce qui reste l’effet le plus inattendu du communisme à la laotienne ! Peut-être aussi est-ce dû au bouddhisme (que le Parti n’a jamais interdit, le clergé ayant été un acteur important de la Révolution) pour lequel l’aumône aux plus démunis est une vertu capitale. Cela, sans aucun doute, ne suffit pas à affirmer que les Laotiens vivent dans la félicité la plus parfaite. Ce serait oublier que, tel que nous l’avons vu, le pays a été très fortement restructuré par les gouvernements qui s’y sont succédé depuis 1975, lorsque le Pathet Lao est arrivé au pouvoir. De camps de rééducation en déplacement de population, la mosaïque d’ethnies a véritablement été recomposée afin de correspondre aux vœux de l’État. En particulier, les communautés des montagnes se sont vues contraintes à descendre vers les vallées pour y cultiver le riz. Si la plupart n’y ont vu aucun « inconvénient » (via une rééducation ad hoc ?), certains s’y sont refusés. Parmi eux, les Hmong, très en vogue ces dernier temps si l’on en juge par le nombre d’articles vaguement sensationnels qui leur sont consacrés.

Il faut dire que les Hmong, arrivés au Laos dans le courant du xixe siècle depuis le sud de la Chine, ne peuvent laisser indifférents. Leur culture, leur langue, leur morphologie même sont différentes du reste de la population. Maîtres du pavot à opium, ils sont, aujourd’hui encore, à part. Et leur statut parmi les Laotiens, ainsi que nous avons pu le constater, est fait d’une défiance farouche mêlée d’un ostracisme certain. L’un de nos guides à Vang Vieng, pourtant bien « intégré » puisque vivant dans un village de déplacés parfaitement conforme aux vœux du pouvoir, a suscité une extraordinaire défiance de la part de nos hôtes, silences gênés et regards en coin, alors qu’il venait nous rendre visite en ville. Cette appréhension n’est sans doute pas uniquement le fruit de la différence culturelle qui sépare les Hmong des autres Laotiens. Elle vient aussi — et peut-être surtout — de leur position politique vis-à-vis du communisme et de l’engagement d’une partie d’entre eux aux côtés de la CIA durant la guerre du Vietnam. Sous les ordres du général Vang Pao, voués à combattre l’engeance communiste, ils seront les vrais perdants d’une guerre dont ils ne furent, finalement, que de simples pions sacrifiés au combat de deux idéologies contradictoires. Après l’avènement de la République démocratique et populaire du Laos, un certain nombre ont fui le pays pour les États-Unis, la France ou le Canada, via les camps de réfugiés de Thaïlande.1 Parmi eux, le général Vang Pao. De son exil américain, ce dernier dirige une armée rebelle, retranchée dans la jungle, qui sera laminée par l’armée gouvernementale en quelque trente ans de guérilla. Ce sont les vestiges de cette armée acculée dans une zone interdite à tous, trahie par les États-Unis et finalement lâchée par Vang Pao, qui font aujourd’hui les feux de l’actualité.

Pour les exilés, à qui l’on ne sert qu’une soupe désinformative destinée à entretenir la légende d’une grande armée, l’heure est proche d’une mythique et improbable action d’éclat : rien moins que renverser le pouvoir ! En vérité, il s’agit moins pour l’entourage de Vang Pao de soutirer une manne de dollars à la diaspora hmong que de venir en aide à leur armée oubliée dans la jungle.

C’est pour avoir cherché à en savoir plus sur ces rebelles fantômes que Thierry Falise et Vincent Reynaud 2 ont été condamnés en juillet dernier à quinze ans de prison au terme d’un procès ubuesque… Lequel en dit d’ailleurs long sur la manière de rendre la justice au Laos ! Si les deux journalistes n’ont jamais vu la « grande armée », il n’en reste pas moins qu’en jungle, une communauté d’à peine deux milliers d’âmes, nourrie d’illusions, se meurt purement et simplement, tant de faim que sous les tirs de l’armée régulière et, n’en doutons pas, que grâce aux millions de mines larguées par les Américains dans les années 60. Le but de ce pilonnage était alors de décimer la population laotienne déjà acquise au communisme…

Mais tous les Hmong ne sont pas des maquisards ou des exilés. Trois cent cinquante mille d’entre eux, sur une population totale de 5 millions de Laotiens, sont restés au pays. Transférés, rééduqués ou non, largement associés au Pouvoir si l’on en croit Grant Evans3, ils vivent donc sous l’œil méfiant de leurs concitoyens. Et s’étiolent, loin des jungles montagnardes qui étaient devenues, bon gré mal gré, leur univers, et vers lesquelles ils s’en retournent toujours comme guides, AK 47 en bandoulière. Leurs villages en préfabriqués sont dans un état de délabrement, d’abandon presque, et leurs habitants semblent en proie à cette morosité maladive propre aux déracinés de tous pays… Ailleurs, ces villages se visitent, sans aucun doute mis en scène pour les touristes. Non loin de Luang Prabang, principale destination des tour-opérateurs culturels grâce à ses dizaines de temples réellement somptueux, il faut absolument aller jusqu’au « village hmong » pour que le séjour soit parfait. Comment, dans ces conditions, ne pas songer aux réserves des derniers Caraïbes en Dominique, ou aux Indian Reservations américaines, véritables ghettos, succédanés culturels morbides, zoos humains dignes d’une exposition coloniale.

Car pour voir le Laos, pour en approcher la réelle richesse, il n’est pas besoin de se rendre dans ce genre de camps touristiques. Il suffit de partir dans les petits villages, de prendre le temps, comme toujours, de s’intéresser aux humains que l’on y croise. Il ne faut pas croire que la police opère une surveillance étouffante — nous ne sommes pas à Cuba ! — même si sa présence est loin d’être anecdotique. La rencontre fortuite d’un enseignant dans un petit village nous en a appris plus en une journée sur le pays que bien des pages d’analyses politico-économiques ! Professeur de collège, monsieur K. gagne 200 000 kips par mois, qu’il affirme ne pas toujours toucher en temps et heure. Deux cent mille kips, la somme peut paraître rondelette : elle ne correspond en fait qu’à 20 euros… Pourtant, avec ce salaire, il est bel est bien un nanti, puisque non content de faire vivre sa famille, il se fait construire, à deux pas de la case en bambou de ses parents, une petite maison en brique rouge qui lui coûte plusieurs millions de kips. Cela donne une échelle de valeur et fait de nous, voyageurs en apparence désargentés à la recherche du moindre coût, de véritables milliardaires. On comprend dès lors mieux pourquoi tout, ici, est destiné à soutirer la moindre centaine de kips aux visiteurs, des passerelles à péage aux taxes d’accès aux grottes, y compris, nous a-t-on dit, aux spéléologues qui contribuent pourtant à leur mise en valeur.

C’est par un biais aussi fortuit que nous constatons que le système de santé, pourtant bien développé, est dans un état pitoyable. Après un accident, un de nos camarades va se faire soigner à l’hôpital de Vang Vieng. Là, le médecin qui l’examine ne le soigne pas directement mais lui demande d’aller acheter ses médicaments à l’épicerie-tabac-pharmacie la plus proche puis de revenir, dûment pourvu de gazes, désinfectant et autres pansements ! Autrement dit, pour qui n’a pas les moyens d’acheter au préalable de quoi se faire soigner, point de salut…

Il n’y a donc pas qu’une seule réalité laotienne, contrairement à ce que l’on pourrait croire à la lecture des quelques articles dont l’angle est toujours soigneusement choisi pour mettre en avant la beauté du pays, sa douceur, la gentillesse de son peuple ou la légende d’un contre-pouvoir à deux doigts de renverser un régime forcément tyrannique.

Il y a en fait une infinité de facettes dont on peut se rendre compte que petit à petit et en tout cas jamais dans son ensemble. L’illusion d’un pays stable, prospère — ou à tout le moins en train de le devenir — est parfaitement entretenue par le gouvernement, au travers de réalisations d’envergure ou d’accords commerciaux, en général avec la Thaïlande, grand frère riche dont on aimerait suivre l’exemple sans en appliquer la politique ni en connaître les déboires économiques. Accords commerciaux qui cachent cependant l’exigence de Vientiane d’un arrêt du soutien à l’opposition laotienne et une quasi-obligation de renvoyer les réfugiés hmongs au Laos. L’illusion d’un pays égalitaire aussi. Tout le monde ne semble pas logé à la même enseigne, l’essentiel des richesses — les concessions forestières et l’exploitation des plantations de tecks — étant réservé aux militaires et aux caciques du Parti… Lesquels sont, si l’on en croit diverses sources, des Laos des plaines, autrement dit une partie seulement du peuple laotien en position dominante depuis des siècles ! Comme toujours, tous les Laotiens sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres !

Il y a une pauvreté qui pousse peut-être quelques-uns à se lancer dans une piraterie sanglante le long de la nationale 13, dans les montagnes du Nord, au point qu’il y a deux mois, la région de Vang Vieng aurait été vidée de ses touristes. Officiellement, il s’agit d’attentats dus aux insurgés hmongs. Officiellement encore, cette rébellion n’existe pas… L’on murmure qu’en fait elle ne serait pas réellement l’apanage des parias de la zone interdite de Saissomboun.

Et, derrière la beauté des paysages, il y a encore les tapis de bombes larguées par les Américains, qui tuent toujours adultes et enfants dans les rizières et les forêts. Il y a une espérance de vie qui ne dépasse pas cinquante ans.

Il y a un manque flagrant de liberté, assorti du sentiment d’un immobilisme latent, d’une inertie qui tord le cou aux slogans progressistes du Parti, malgré le désir à peine dissimulé des Laotiens de ressembler aux voisins thaïlandais. Mais l’on ne peut rien contre le progrès : depuis la Thaïlande, feuilletons sirupeux et jeux à peine moins ineptes qu’en Occident se déversent à la barbe de la censure au travers des paraboles, dont les silhouettes dans le soleil couchant, tendent à usurper celles des cocotiers au-dessus des toits de Vang Vieng.

J. Berger


1. Les Laotiens fuyant le communisme se sont tout d’abord installés en Thaïlande. Ces camps sont vite devenus les bases arrières de la guérilla, au point d’être une menace bien réelle pour Vientiane. Il y a quelques années, Laos et Thaïlande ont passé des accords pour que ces camps « disparaissent », avec, à la clef, des concessions commerciales exclusives pour Bangkok. Quant aux réfugiés, le Laos leur offrait maison et travail, mais bien évidemment pas dans leur région d’origine.

2. Reporters qui, sur les traces du photographe Philip Blenkiskop, ont tenté de joindre le mythique maquis hmong. Arrêtés puis condamnés officiellement pour complicité de meurtre, les deux hommes sont restés cinq semaines en prison avant d’être libérés après des négociations dont la teneur demeure inconnue. Une journaliste allemande, qui a vécu la même situation il y a quelques années, affirme que son arrestation puis sa libération n’étaient guère autre chose qu’un moyen de pression lors d’accords commerciaux entre le Laos et l’Allemagne.

3. Universitaire australien, expert du Laos.