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« Memoria del saqueo » de Fernando Solanas

Le mercredi 5 mai 2004.

L’Argentine a une cinématographie dynamique, vivante, une des plus riches du moment dans cette région du monde. L’un des cinéastes les plus connus, Fernando Solanas, a une longue carrière derrière lui, commencée en 1969 avec L’Heure des brasiers ; plus tard, il réalisera Les Fils de Fierro, Le Sud, Le Voyage, etc.

Le dernier, Memoria del saqueo (Mémoire du saccage), a été présenté au festival de Berlin, il y a quelques semaines à peine. Il y a fait forte impression si l’on se réfère à la presse du moment. J’ai eu l’occasion, le 24 avril, d’assister à une avant-première du film dont la sortie en France n’est programmée qu’en octobre 2004. Je confirme l’impression dégagée quelques semaines plus tôt. L’opinion publique européenne ne s’est pas suffisamment intéressée à la situation argentine, voilà qui pourrait changer, avec ce film magnifique et puissant.

En 1 h 58 minutes, à travers un récit découpé en dix chapitres, nous comprenons toute la dimension de la tragédie vécue par les Argentin.e.s, depuis les années 70 à aujourd’hui. La rigueur de la démonstration, alliée à une parfaite connaissance de son sujet, livrent un film d’une clarté rare. Le documentaire à caractère politique occasionne souvent des films manichéens, et servant des discours ou des causes faussement rebelles. Ici, un Solanas cinglant, d’entrée, dédie son film à tous ceux et celles qui résistent en Argentine. Il explique, sur un ton alerte et avec des images fortes, la source de la dette extérieure et comment les militaires au pouvoir jusqu’en 1976 ont éradiqué la fleur de la contestation sociale et politique. Après quoi, les classes politiques qui se succèdent, au service puis alliées aux multinationales du monde entier, pourront facilement aménager leurs intérêts. Toutes les élites sont impliquées : les politicien.ne.s de tout le spectre politique, les bureaucrates d’État, la Cour suprême, les leaders du plus puissant syndicat du pays (la CGT, péroniste), le clergé, etc. Tour à tour, ils vont promettre l’espoir puis vont piller les Argentins en appliquant la privatisation des principales ressources du pays : le gaz, le pétrole, le téléphone, les télévisions, etc. avec la complicité généralisée des médias et les encouragements intéressés de la Maison Blanche et du FMI, de la Banque mondiale. Toutes ces privatisations, qui doivent servir à la fois à payer une dette colossale à des banques essentiellement américaines, seront bradées au cours d’opérations qui furent des escroqueries patentées. Les bénéficiaires de ces escroqueries ne furent pas inquiétés à ce jour.

Dans le même temps, les Argentins continuent la descente aux enfers : le délire de la parité « un dollar US = un peso argentin », un temps pratiquée, sera une hécatombe économique ; ces aberrations de gestion, ajoutées aux privatisations massives, conduiront à des licenciements colossaux, des régions désertifiées ou polluées à jamais parfois, car les entreprises privées s’intéressent aux matières premières d’abord, pas au savoir-faire des ouvriers ou à leur condition de vie. Des régions entières se vident, les gens sont livrés à eux-mêmes, sans revenus, sans secours d’aucune sorte. Les responsables ne sont pas inquiétés : la Cour suprême organise des auditions, mais rien ne vient. Il y a même une loi de réconciliation qui est décrétée, évitant aux criminels militaires d’avoir à répondre de leurs actes commis sous la dictature de Videla…

Mais c’est la révolte qui monte et, en décembre 2001, le président de La Rua fuit le palais présidentiel en hélicoptère pour avoir voulu décréter l’état d’urgence dans le pays pour faire face aux mouvements populaires grandissants. La police et l’armée sont souvent montrées dans le film, brutalisant, frappant, toujours du même côté. Les mères et les grands-mères de la Plaza de Mayo, les piqueteros, les cacerolazos, les entreprises récupérées, les assemblées de quartier, les foires du troc, sont autant de protagonistes créant des modalités pratiques et sociales inventées pour répondre à un désordre profond du pays à tous les niveaux : manque de nourriture, de médicaments, de logements salubres, de travail, négation des droits de la personne, mortalité infantile aux allures de génocide social… Comment ne pas avoir les dents serrées lorsque deux médecins, presque éteints par le malheur qu’ils ne peuvent juguler, expliquent que leurs efforts sont vains à vouloir soigner des nourrissons sous-alimentés qui meurent quotidiennement et que le remède n’est pas pharmaceutique, il est social et politique : « Donnons à ces nourrissons les moyens de vivre, et ils vivront ! »

À la fin de la projection, il y eut un court temps avant que le public n’applaudisse ; j’ai l’habitude, ce type de réaction est la marque des grands films. De ceux qui nous renvoient à nous-mêmes, d’abord, et de ceux auxquels on pense encore, le lendemain et les jours suivants. Fernando Solanas a réussi un des plus grands films politiques de ces dernières années, en instruisant le procès du capitalisme argentin, et en amenant une réflexion sur la responsabilité de l’appareil d’État. Il est de ces films qui animent la révolte, et amènent à s’intéresser aux autres.

Daniel, groupe Gard-Vaucluse