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Génocide rwandais

Le Dernier crime inavouable commis par la France

« L’Inavouable : la France au Rwanda » de Patrick de Saint-Exupéry
Le mercredi 5 mai 2004.

Le livre de Patrick de Saint-Exupéry, L’Inavouable : la France au Rwanda traite de la responsabilité que les dirigeants français veulent dissimuler dans le génocide qui, il y a dix ans, a fait près d’un million de morts.

Ce livre commence par un témoignage direct aux côtés de l’« opération Turquoise », dite humanitaire, mais qui, en fait, après trois mois de génocide, envoie l’armée française aider le flot des massacreurs hutus à passer du Rwanda au Zaïre, en ralentissant la progression des Tutsis. Mais, de retour en France, l’auteur engage une minutieuse enquête sur les prises de position, dissimulations et refus de témoigner des acteurs français du drame, qui démontre que le pouvoir français a conçu, financé et encadré cet énorme crime de masse.

La doctrine française de la guerre contre-révolutionnaire

D’abord, comment, de l’Indochine à l’Algérie, l’armée française a tiré une technique militaire qui sera mise en œuvre par les politiciens, de droite comme de gauche, qui avaient soutenu ces deux guerres perdues. La « mémoire jaune » de l’Indochine, nourrie, au cours de la guerre d’Algérie, par l’analyse de la « guerre révolutionnaire » maoïste, a pu mener les services français à élaborer la « doctrine cannibale » (G. Périès, p. 281) de la guerre, fondée sur les massacres, les tortures et les déportations de masse, « mise en œuvre en Algérie. Puis exportée dans l’Argentine des généraux, voire dans la Grèce des colonels » (p. 281). Et aux États-Unis, à Fort-Bragg, en Caroline du Nord, où se trouve le commandement des « forces spéciales » américaines : plusieurs spécialistes français y ont séjourné dans les années 1960 afin d’enseigner aux Américains notre concept de « guerre révolutionnaire » (p. 269).

Puis, les États-Unis développent ces méthodes, par exemple, au début des années 1990, avec le PSYOPS (bureau des opérations psychologiques) et, en viennent même à retourner ces techniques contre la politique néo-coloniale française en Afrique noire. En attirant les opposants au régime pro-français que sont les Tutsis, ayant trouvé asile en Ouganda et en Tanzanie, allés à Cuba, pour apprendre le combat de guérilla (p. 274) et, finalement, aux États-Unis. Tel Paul Kagamé, l’actuel président rwandais, accueilli à Fort-Bragg en 1990, après un premier séjour, en 1989, à Fort-Leavenworth, école d’état-major et de guerre.

Armes lourdes, machettes et spécialistes de la criminalité d’État

Ce renversement de stratégie conduit les dirigeants français à envisager de soutenir le pire, tel Mitterrand confiant dans l’été 1994 à ses proches : « Dans ces pays-là, un génocide, c’est pas trop important. » (p. 174). Et, donc, à financer la préparation du génocide. Par des versements, en millions de dollars, passés par certains intermédiaires privés, ou les banques d’État, comme le Crédit lyonnais et la BNP, et portant sur des achats d’armes lourdes, livrées par avion. Mais, aussi bien, illustration symbolique suprême du génocide à faire exercer par les masses, ces centaines de milliers de machettes achetées en Égypte, comme P. de Saint-Exupéry l’a révélé à la télévision. Tout cela malgré la décision prise en 1992, par le FMI et de la Banque mondiale, de suspendre l’aide au Rwanda du fait du gonflement de ses dépenses militaires (p. 225).

Et en fournissant l’encadrement des assassins amateurs rwandais par des professionnels de l’intoxication et de la répression, amenés de France par les différents réseaux de services secrets émanant de l’Élysée ou des ministères de la Coopération ou des Armées, et coordonnés par toute la hiérarchie des états-majors discrets d’intervention, qui, souvent, agissent à l’insu des ambassades locales. Puis les différents corps d’armée, de la Légion et de parachutistes, spécialisés dans les missions outre-mer, les Commandos de recherche et d’action en profondeur (Crap), et Détachements d’assistance militaire et d’instruction (DAMI), tous coordonnés par le Commandement des opérations spéciales (COS) et le service action de la DGSE. Cette aide à la criminalité d’État, fournie par la République française à ses républiques vassales, relève de la stratégie post-coloniale mise en place après les indépendances.

Viennent ainsi les interventions militaires, dont la toute première, l’opération Noroît, déclenchée le 4 octobre 1990, pour que les paras puissent défendre Kigali contre une prétendue attaque des rebelles, et évacuer les ressortissants français. Mais qui, en fait, n’était qu’un leurre et un levier (p. 260) pour couvrir tout autre chose, car, selon P. de Saint-Exupéry : « Dans l’ombre de Noroît, tout ce que la France compte d’unités appartenant aux forces spéciales débarque au Rwanda. » (p. 243)

Plus de trois ans de mise en place minutieuse du génocide

Et le lieutenant-colonel C., venu alors comme « chargé de conseiller en catimini le commandement rwandais », peut assurer : « Nous sommes là pour dix ans ! » Les dépêches « confidentiel défense » pleuvent ensuite à Paris décrivant le déclenchement des arrestations et exécutions (p. 245).

Un officier déclare : « Dès le 23 janvier 1991, je m’aperçois qu’une structure parallèle de commandement militaire français a été mise en place. À cette époque, il est évident que l’Élysée veut que le Rwanda soit traité de manière confidentielle » (p. 246). Un autre assure que « hors hiérarchie, le lieutenant-colonel C. est régulièrement reçu à Paris par le chef d’état-major des armées ». Et ce lieutenant-colonel C., dans ses « bilans de situation » du 15 février et du 30 avril 1991, décrit avec précision la mise en place du dispositif répressif fondé sur les « secteurs opérationnels », le « recrutement en grand nombre », la « réduction du temps de formation » et l’« offensive médiatique », formules officielles qui, selon Patrick de Saint-Exupéry, signifient : le quadrillage, la mobilisation populaire, les milices et la guerre psychologique (p. 248).

Dans les trois années précédant 1994 sont installées les équipes des Crap, des groupes Rasura (commandos de surveillance) et une section d’écoute… Deux opérations sont menées en 1993 : Volcan, le 10 février, pour livrer discrètement par avion, mitrailleuses, cartouches, obus ; et Chimère, du 22 février au 28 mars, dont l’objectif était d’encadrer et de commander indirectement une armée d’environ vingt mille hommes. Avec, notamment, une unité d’officiers et de spécialistes du service « action » de la DGSE, créé par le général Aussaresses, le seul ayant reconnu l’usage systématique de la torture en Algérie. Mission qui, suivant un officier français est « sans doute la première application à grande échelle, depuis vingt ans, du concept d’assistance opérationnelle d’urgence… » (p. 251).

Pour prêter assistance à qui ?

Ce dispositif, capable de mener la guerre contre-révolutionnaire, était destiné à servir le pouvoir hutu condamnant la minorité tutsie à l’exil ou à la mort. Ayant, à sa tête, le couple présidentiel si bien reçu en amis à l’Élysée. Avec le « noyau dur » des dirigeants hutus qui, « pour se maintenir au pouvoir », ne voient que la « préparation du génocide », comme l’écrira la Mission parlementaire d’enquête (p. 255). C’est le « premier cercle du pouvoir » rwandais, identifié dès 1991, dans une dépêche « confidentiel défense », comme paralysant l’action du chef de l’État, et mené par son épouse, appuyée par sa famille et son clan, foncièrement hostiles à toute évolution démocratique pouvant redonner place aux Tutsis. Cercle se réunissant à l’Akazu, la « petite résidence » de la famille présidentielle, tenue par « Madame », qui préside ce « noyau dur » (p. 285).

Or le dictateur Habyarimana avait amorcé un tournant en signant, le 4 août 1993, à Arusha, des accords de paix avec son opposition interne et le Front patriotique rwandais des rebelles tutsis, qui prévoyaient le partage du pouvoir à Kigali et, le 5 janvier 1994, il avait prêté serment comme président d’un « gouvernement de transition à base élargie ».

Le 6 avril 1994, qui a déclenché le génocide ?

L’on arrive ainsi au 6 avril 1994, à 20 h 30, moment où l’avion piloté par trois militaires français, transportant les deux présidents hutus, Habyarimana, du Rwanda, et Ntaryamira, du Burundi, est abattu par deux missiles militaires sol-air, alors qu’il allait atterrir à Kigali. Cet attentat déclenche, le soir même, le génocide visant tous les Tutsis et opposants hutus qui s’étalera sur trois mois.

Tandis qu’est engagée l’opération Amaryllis, théoriquement destinée à évacuer les ressortissants français, mais qui, par le premier avion, emmène en France « Madame », devenue veuve, avec toute « la famille », c’est-à-dire le « noyau dur » des extrémistes rwandais. « Madame », dès son débarquement à Paris, recevant, sur instruction de l’Élysée, un appartement en dotation et 200 000 francs. Le lendemain, 7 avril, François de Grossouvre est trouvé « suicidé » à l’Élysée, sans qu’aucune explication ne soit fournie. Ce que l’ex-capitaine Paul Barril, ancien chef de la cellule anti-terroriste de l’Élysée (GIGN), reconnaît, dans son livre (Guerres secrètes à l’Élysée, Albin Michel, 1996), avoir appris « sur une colline perdue au cœur de l’Afrique », en ajoutant : « En ma qualité de conseiller de la présidence rwandaise, je me suis rendu sur les lieux » de l’attentat… (p. 258).

La question de savoir qui sont les auteurs du crash déclenchant le génocide reste posée. Quand la veuve d’un des pilotes, « mort en service commandé », avait demandé des informations, le représentant de la société qui l’employait ne lui répondit que : « De toute manière, vous n’apprendrez pas la vérité avant trente ans. Vos enfants la connaîtront peut-être… » (p. 190). La boîte noire de cet avion français vient seulement, en 2004, d’être mise à la disposition de l’ONU… Entre-temps, les services français ont essayé, par tous les moyens, d’accréditer la thèse selon laquelle le responsable de cet attentat serait Paul Kagamé, alors chef du FPR, le mouvement rebelle tutsi, et actuel président du Rwanda. Bien que la Mission parlementaire française, dans son rapport remis en décembre 1998, ait établi que ce n’est que cinq jours plus tard, le 10 avril, que « le FPR a mis à exécution sa menace et a fait progresser, dans l’après-midi, l’équivalent de dix bataillons jusqu’à dix et quinze kilomètres de Kigali » (p. 232).

Qui, maintenant, pourra reconnaître l’inavouable ?

Qui donc a pu, le 6 avril, envoyer ces roquettes militaires sur l’avion en voie d’atterrissage, alors que le FPR était trop loin, et qu’il n’y avait, autour de Kigali, que des militaires français ? Mais cette question de la responsabilité immédiate du génocide ne doit pas effacer celles touchant sa mise en place préalable.

Qui répondra de tout cela ? Devant le Tribunal pénal international d’Arusha, qui peine depuis des années à condamner les sous-fifres, le général Dallaire, ancien commandant canadien des forces de l’ONU au Rwanda y a déclaré :

« Tuer un million de gens et être capable d’en déplacer trois à quatre millions en l’espace de trois mois et demi, sans toute la technologie que l’on a vue dans d’autres pays, c’est tout de même une mission significative. Il fallait qu’il y ait une méthodologie. Cela prend des données, des ordres ou au moins une coordination. » (p. 252)

Verra-t-on jamais un État avouer ses crimes ? Qui peut assigner, citer, accuser un chef d’État décédé, ou ses sbires, par nature irresponsables ? Et combien de Français se soucient de savoir comment les mitrailleuses et machettes, payées sur leurs impôts, tuèrent les Tutsis ? Vive Mitterrand, donc, et vive la France !

Roland B.


Patrick de Saint-Exupéry, L’Inavouable : la France au Rwanda, Paris, les Arènes, 2004, 19,90 euros. Disponible à Publico.