Accueil > Archives > 2004 (nº 1342 à 1380) > 1360 (20-26 mai 2004) > [Syndiqué.e.s, comment, pourquoi ?]

Syndiqué.e.s, comment, pourquoi ?

Le jeudi 20 mai 2004.

Dans un article récemment paru, un camarade s’interroge sur l’avenir de l’anarcho-syndicalisme et propose que tous les libertaires rejoignent la CNT… Il me semble que nous pourrions refaire les débats du congrès d’Amsterdam (1907 !) et reprendre les motions de Malatesta, Dunois et Monatte [1]… Les arguments échangés sont, pour la plupart, toujours d’actualité, même si le paysage syndical s’est diversifié.

Avant d’évoquer les aspects divers de cet avenir (est-il radieux ou pas ?), je souhaiterais en définir quelques éléments. Notamment, comment et où devient-on anarcho-syndicaliste ?

Ce n’est pas dans les gènes ! Le plus souvent, les anarchosyndicalistes sont des militant.e.s syndicalistes qui ont côtoyé d’autres militants dans le monde du travail. Il est plus rare que ce soit des anarchistes qui choisissent la tendance anarchosyndicaliste, parmi les autres tendances du mouvement anarchiste (individualiste ou communiste libertaire) mais cela arrive parfois. Or, de quoi parle-t-on quand on parle du « monde du travail » ?

Rappeler que le mot « travail » a pour origine le mot latin « trepalium » — qui signifie instrument de torture — ne permet pas vraiment de décrire la complexité et la diversité des situations vécues par les travailleuses et les travailleurs d’aujourd’hui (ceux-ci étant compris comme regroupant celles et ceux qui ont un emploi ou pas). Ces situations peuvent se décrire de deux points de vue :

  • du point de vue d’une exploitation certaine. Cette exploitation découle des objectifs de production (l’accroissement du profit regroupé dans les mains de quelques uns au lieu de la satisfaction des besoins sociaux pour toute la population), des choix de production (des véhicules individuels et polluants, au lieu de transports en commun, des matériels fragiles ou mal conçus pour en vendre plus, au lieu de matériels solides et durables, y compris en détruisant l’environnement et en épuisant les ressources naturelles en quelques dizaines d’années) et des modes de production (taylorisme, division du travail et flux tendus, hiérarchisation des tâches et des fonctions, donc des personnes, concurrence effrénée entre entreprises et pays).
  • du point de vue d’une « certaine libération » : qui contesterait qu’il vaut mieux être salarié qu’esclave, en CDD qu’au chômage, mal payé que pas payé du tout, ou, depuis moins de 50 ans en France, une femme salariée qu’une femme au foyer (sauf quelques exceptions) ? D’ailleurs, les statisticiens constatent, depuis une trentaine d’années, un développement constant du salariat au détriment des professions libérales, artisans et commerçants [2]… Aujourd’hui, plus personne ne conteste non plus la valeur de socialisation du travail : rencontres, reconnaissance d’une certaine identité et de ses compétences, y compris hors du champ de l’entreprise. Chacun aura pu constater les dégâts provoqués par le chômage sur l’équilibre personnel de quelques proches.

Enfin, le lieu du travail peut être aussi le lieu de la prise de conscience par les individus de cette exploitation qui nous bouffe la vie et de la construction d’une organisation collective pour concevoir des revendications, immédiates ou pas, des moyens pour les faire avancer, voire aboutir !

C’est donc là, avec des collègues de travail, que le syndicalisme, version anarcho éventuellement, prend naissance : c’est une injustice vécue par l’un ou l’autre, des conditions de travail révoltantes, des inégalités de salaires, le non-respect d’une convention collective ou d’une loi, des mauvais traitements infligés à des usagers, la radiation de milliers de chômeurs, le non-paiement des heures supplémentaires qui font se dire « ah non ! ça suffit comme ça ! il faut que ça change ! » Le catalogue serait long, très long des motifs de se révolter et d’agir…

Alors, commence le dur apprentissage du « métier » de militant.e… La recherche de mots d’ordre percutants, d’actions efficaces, attaquant plutôt les directions que les usagers, le débat collectif, parfois contradictoire, voire houleux ou hostile, la difficulté de mobiliser (la passivité, l’individualisme ne seraient-ils pas nos pires ennemis ?), les heurts avec les forces de l’ordre, le risque de la répression, la division, la difficile mise en œuvre d’outils démocratiques (non pas au sens de démocratie parlementaire, mais au sens de prise de décision collective, de contrôle du mandat donné…), la rédaction et la diffusion de tracts, la lecture et l’analyse de textes législatifs plutôt rébarbatifs ou abscons : chacun de ces obstacles a déjà usé et découragé des myriades de personnes. L’engagement est donc difficile, et, pour durer, doit s’appuyer sur des forces personnelles (savoir relativiser, ne pas attendre un « grand soir » si hypothétique mais se réjouir d’un acquis, si minime soit-il, ne pas penser que toute sa vie dépend de son militantisme mais garder du temps pour soi, éviter le dévouement sans limite ou la fusion dans la lutte) et collectives (créer des relations solidaires entre militant.e.s, amicales, se soutenir en cas d’échec, analyser ensemble ses causes sans dramatiser).

Ce militantisme s’affronte à plusieurs types d’ennemis : les uns qui sont les pires (le patronat, l’État, les partis, les religions) et ceux que j’appellerais les ennemis de l’intérieur, (les individus syndiqués ou non syndiqués, trop souvent passifs, — Pelloutier regrettait déjà « la paresse d’esprit nationale » et cela ne s’est pas arrangé avec la télévision abrutissante et la consommation ligotant par les crédits — et les organisations syndicales elles-mêmes, leur taille — trop petite, elle n’a pas d’influence, trop grande, elle n’est pas démocratique —, leur émiettement — qui s’est accentué ces dernières années en France.

Dans tous les mouvements sociaux auxquels il est possible de participer, et notamment dans les organisations syndicales, les militant.e.s viennent de diverses origines politiques. La confrontation n’est pas toujours amicale, loin de là. Ceci dit, ces rencontres influencent nos choix et c’est bien souvent parce qu’on a milité avec telle ou telle tendance que l’on construit ses propres convictions (« je ne veux pas agir comme Untel, je me retrouve mieux dans les prises de position de tel autre »). Les histoires personnelles sont si diversifiées… Les classes ouvrières ont cherché diverses façons de se libérer du joug imposé et les approches du syndicalisme sont nombreuses : syndicalisme réformiste ou syndicalisme d’accompagnement ? Syndicalisme corporatiste ou syndicalisme de conseils ? Syndicat, courroie de transmission d’un parti (trade-unioniste) ou représentant d’une religion ? Syndicat de métiers ou syndicat de branche ? Sections d’entreprise ou bourses du travail ? Syndicalisme révolutionnaire ou anarcho-syndicalisme ? On le voit, la liste des possibilités est longue et les affrontements ne manquent pas entre les tenants de telle ou telle approche.

Sur ce long chemin vers une nouvelle société, quelques repères historiques et théoriques, quelques principes d’action peuvent aider :

  • allier les revendications immédiates à celles qui prévaudront dans une société nouvelle,
  • concevoir les moyens d’action à utiliser en lien avec le but poursuivi et en tenant compte des réalités sociales,
  • débattre des conceptions d’alternatives à construire, en refusant de ne se soucier que du quotidien,
  • entendre les minorités et tenir compte de leurs propositions et analyses,
  • penser et agir au plan local et international, professionnel et interprofessionnel,
  • ne pas hiérarchiser les luttes, mais les vivre, en fonction de l’actualité qui en décide souvent bien davantage que les acteurs eux-mêmes, en les faisant se rencontrer, s’entremêler et s’enrichir.

Dans une telle situation, que peuvent faire ensemble des libertaires syndiqués, des syndicalistes révolutionnaires et des anarchosyndicalistes ? Doivent-ils choisir d’être dans la même organisation syndicale ?

Il me semble que c’est impossible, notamment pour les différentes raisons développées ci-dessus qui expliquent les divers chemins de la prise de conscience vers la nécessité de s’organiser dans le monde du travail. Par ailleurs, la liberté de choisir, inscrite dans l’idéologie libertaire, est si ancrée dans les esprits que toute tentative d’imposer une ligne est vouée à l’échec. Certains peuvent considérer que c’est dommage mais c’est ainsi ! Et puis, le syndicalisme est un outil collectif et pas seulement un choix individuel : de ce fait, il s’agit de militer avec des collègues de travail et le choix de l’organisation se fait souvent ensemble, surtout lors de la création d’une section syndicale dans une entreprise. Quel sens a la création d’une section syndicale si on y est seul ?

Et si oui, quelle organisation faudrait-il choisir ?

Certes, l’heure n’est plus aux années soixante-dix où la CFDT attirait assez massivement les militants combatifs issus et/ou influencés par les idées de 68 ! Le recentrage amorcé par Edmond Maire et poursuivi par Kaspar, Notat et Chérèque fils ne donne plus envie à ce type de militants, même s’il existe une section un peu combative, d’y adhérer (ou d’y rester : il suffit de noter les nombreux départs, plus ou moins volontaires, ces dernières années). Dans le même registre d’organisations pratiquant l’accompagnement du patronat et de l’état dans ses « réformes » antisociales, ni la CFTC, ni la CGC ne nous intéressent ici.

Mais que penser de Force ouvrière ou de la CGT ? La première continue à laisser apparaître une tendance anarcho-syndicaliste, à côté des tendances trotskistes (lambertistes) et réformistes (tendance Bergeron) mais ultra-minoritaire, manipulée par les trotskistes, quelle confiance lui faire ?

Certes, la CGT garde son caractère de masse et peut encore apparaître à certains comme une possibilité : c’est notamment le cas des secteurs très fragilisés du privé, où la répression patronale ne laisse pas de répit ; ce peut être le cas de secteurs anciens où une certaine d0émocratie a survécu ; on peut comprendre ceux et celles qui travaillent et vivent dans de petites villes qui rencontrent des difficultés de s’organiser ailleurs.

L’Union syndicale G10 Solidaires regroupe de nombreux militant.e.s, pour certain.e.s libertaires et/ou anarchosyndicalistes (mais pas seulement !) : l’exclusion de la CFDT, le découragement et l’absence de perspectives réelles ailleurs, la sauvegarde de collectifs militants explique les choix de ces camarades. Tous connaissent les limites de cette organisation : faiblesse numérique, absence de représentativité interprofessionnelle, mais l’espoir demeure de faire vivre autrement une organisation syndicale (contrôle des mandats plus facile, refus de permanents à vie, débats plus ouverts qu’ailleurs, mode de prise de décision refusant l’affrontement majorités-minorités pour rechercher un consensus, liberté des organisations de base dans ses rapports au regroupement national et dans les prises de position publiques respectives).

Et, bien sûr, la CNT ! Ses objectifs, ses statuts sont attirants et séduisent davantage qu’il y a quelques années. C’est avec joie que nous l’avons vue se développer, notamment après les grèves de l’hiver 95, et que nous avons participé à la réussite de « Mai 2000 ». La reprise de ses slogans ou de ses chansons par d’autres dans les cortèges militants ne peut que nous réjouir. Mais, parfois, son service d’ordre donne une image si déformée de ce syndicat que cela en fait fuir certains et certaines ! Sa faiblesse et son manque d’implantation dans les entreprises ne facilitent pas toujours la construction d’une section. Que dire aussi de certaines prises de position dogmatiques ou sectaires ?

Alors, après une telle analyse, quels espoirs porter ?

  • Proposer un travail commun entre organisations, entre militant.e.s : échanger des informations sur les actions menées dans les différents secteurs, être solidaires dans les luttes, analyser les défauts et les qualités respectifs de chaque organisation en évitant de se centrer trop sur aujourd’hui, en se rappelant les limites d’une analyse trop datée,
  • décrypter une adhésion parfois trop fusionnelle à l’organisation à laquelle on participe pour en critiquer certains aspects et reconnaître que tout n’est pas à jeter chez les autres,
  • mettre en œuvre le fédéralisme et l’éthique libertaires : partager plutôt que convaincre, décrire son vécu pour l’analyser et le comparer à celui des autres, coordonner ses efforts, préférer ce qui rassemble à ce qui divise, diffuser les informations sur les luttes, allier actions et réflexions (« Une idée sans exécution est un songe », écrivait Saint-Simon dans ses Mémoires mais une action sans réflexion peut mener à faire n’importe quoi et à perdre de vue l’objectif de révolution sociale et libertaire).

Élisabeth Claude


[1Anarcho-syndicalisme et syndicalisme révolutionnaire, L. Mercier-Vega et V. Griffuelhes, Éd. Spartacus, 1978.

[2Entre 1960 et 2000, la proportion de salariés dans la population active est passée de 70 % à 86 % !