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Croix, bannières, banderoles et sport

Le jeudi 27 mai 2004.

Les encagoulés toutes catégories sur les écrans déferlent et défilent. On a rarement vu autant de ténébreux et menaçants visages camouflés sous passe-montagnes noirs, keffiehs à franges ou à damiers, longues coiffes pointues noires comme passées au noir des nègres lynchés par les hommes encagoulés du Ku-Klux-Klan — c’est devoir de mémoire que de le rappeler. Pâques célébrant la Passion du Christ, le style sado-maso sur croix ensanglantée pullule, stimulé par le succès miraculeux du film éponyme tourné en parole d’évangile. Rapport qualité-prix du sang, le gibet du Fils, dernière tentation de l’acteur Mel Gibson, bat tous les records, et le dieu des Enfers, Pluton, dit le Richissime (tous les morts tombent dans son escarcelle), peut aller se rhabiller, battu à plate couture par un frais émoulu Jésus qui s’est prêté à d’ostensibles estafilades, payées rubis rubiconds sur membres cloutés, et de toutes façons cicatrisées illico presto dans l’ici-bas de l’au-delà ou l’au-delà de l’ici-bas, c’est même fantasme, la résurrection se profilant, croix brandie, comme sûre érection.

Tous sauvés

Ils convergent en foule et s’agglutinent place Saint-Pierre de Rome pour faire semblant d’écouter les paroles inaudibles du Papa pris dans un pack de noires soutanes. À la flamme tremblante des chandelles, les croyants se font des gueules d’atmosphère. On voit se dresser, par-ci par-là, les croix ; l’une d’elles, rappel des deux cents morts de l’attentat de Madrid, atterrit entre les mains impotentes du Pontife. Dans les cités espagnoles, « vues à la télé », de noirs cortèges d’encagoulés nous la jouent pascale, la passion du christ, au tempo d’un calvaire ; on voit un jésus accablé sous croix et câblé sous contrat, recevant des coups de fouet de soldats romains mous. « Du live, on veut du live », exigent les voyeurs téléphiles ; et l’objectif alors de traquer « les gens », le « people », pour le bouche-à-oreillette de l’émotion : gros plan sur une jeune fidèle qui, recrue demain d’un loft, s’exclame : « Je veux revivre le chemin de croix » ; cette autre, transfigurée ou transverbérée, en stase de sexe, s’extasie : oui, par la crucifixion, « tous les hommes ont été sauvés » — ce dont, sans plus tarder, un zapping va témoigner (témoins = martyrs).

Brûler l’infâme

Miracle du zapping : la caméra plante là aussi sec cet Occident extatique et ses décors de croix, pour nous plonger dans un Irak en feu — marqué lui aussi, dans sa chair, au sceau de l’extase religieuse. Incarnation au fer rouge : les croyants, yeux hagards, se flagellent rythmiquement avec des verges cloutées, et convergent, forêt de noires bannières en marche vers Kerbala, cité sainte chiite. Un saut d’image montre en gros plan des « miliciens » encagoulés exhibant leur kalashnikov au-dessus de trois otages japonais à genoux, yeux bandés. Encagoulés s’adressent furibards aux télés du monde entier pour dire qu’ils s’apprêtent à brûler vifs, ou à décapiter ces trois impies infâmes venus aider le peuple irakien. Autre scène : un passant vociférant affirme, appprouvé par complices gesticulants et agitant bannières (les médias ne semblent connaître que des Irakiens vociférants-gesticulants et si possible encagoulés — ô terreur !), qu’ils massacreront et tailleront en pièces tous les « étrangers ». Flash back : quelques jours auparavant, quatre Américains, brûlés vifs dans leur voiture, devenus morceaux de cadavres, sont dépecés et matraqués par des « miliciens », qui les traînent, les exhibent, les pendent. Retour en arrière, en bestialité, de combien de millénaires : n’est-ce pas en prenant conscience du mystère de la mort et du respect des morts (rites, inhumation) que l’homme a pu accomplir un pas décisif sur la voie de l’humanisation ? Le spectacle de la « bête immonde » fasciste s’acharnant sur des morceaux de mort signe un bond vertigineux en arrière dans une insane bestialité.

« Miliciens », bandes réorganisées de l’ère saddamite passées à la sauce oussama, ils savent parfaitement, d’une part que les GIs ne sont pas les troupes russes de Poutine massacrant les Tchétchènes à l’abri des regards — mais la sale bavure guerre les militaires, mais gare alors au scandale, et d’autre part que les télés occcidentales sont prêtes à tout pour s’offrir un scoop : est-ce vendre la mèche que d’imaginer qu’elles paieraient cash, et en dollars, pour filmer en live la mise à feu d’un otage isolé ? « Milices », « bandes », « terroristes » — certains « experts » ou « intellocrates » européens ont décidé qu’il s’agissait de « résistance » : « populaire », pour ce chroniqueur d’un hebdo de gauche, « légitime », selon ce philosophe badgé mao, à qui démange, au bout de sa langue de bois précieux, le mot sacré « révolution ». Indécrottable universitaire cuistrerie.

Larissa Bogoraz

Dans ces remugles des fanatismes politico-religieux et avilissements de la pensée, un souffle d’air frais, une claire lumière nous viennent, imaginez donc — de Moscou et d’une morte ! Larissa Bogoraz s’est éteinte le 6 avril 2004, à l’âge de 74 ans (miraculeuse longévité dans une Russie mortifère) — elle demeure, à nos yeux, la dissidente passionnée et lucide qui donne au mot, galvaudé, de « résistance » son exacte noblesse, son impérissable raison musicale. Résistance, entre autres fantastiques hauts faits, face à l’invasion en août 1968 de la Tchécoslovaquie par la soldatesque russe : ils sont sept ou huit (parmi eux Natalia Gorbanevskaia, Viktor Fainberg, Pavel Litvinov, Vadim Delaunay, Konstantin Babitsky — le sel de la terre, avec quelques autres auxquels sans relâche nous élèverons d’insignes mémorials) à manifester, 25 août midi place Rouge, en dépliant leurs frêles banderoles : « Longue vie à la Tchécoslovaquie libre et indépendante ». Éclat téméraire, bref : à peine deux-trois minutes, et la milice fonce, déchire, matraque, embarque, tabasse. Quatre ans d’exil en Sibérie pour Larissa Bogoraz. Son compagnon, le poète Youri Daniel, a été déporté au goulag, avec Andréi Siniavski, pour avoir fait entrer en URSS des textes de l’Ouest ; et son second mari, l’extraordinaire Anatoli Martchenko, auteur de l’implacable Mon témoignage, les camps en URSS après Staline, déporté dans un « camp de rééducation » (camp de la mort à la stalinienne), meurt en prison en 1986, à 38 ans, après quatre mois de grève de la faim — lente et crapuleuse mise à mort. Vigilante et pugnace, Larissa dénonçait hier encore les pratiques de l’armée russe en Tchétchénie.

Sans explosif kamikaze ni kalashnikov ni bannière ni exhibitionnisme médiatique, Bogoraz et ses compagnons de résistance et de calvaire ont payé, de leur vie et dans leur chair, les mots simples qu’ils avaient le courage (« folie », disaient les momies kremlinesques, qui enfermèrent Gorbanevskaia dans un asile psychiatrique) de proférer — et qui, telles de très terrestres trompettes de Jéricho, fendirent les murailles d’horreur du fascisme stalinien, mis à bas.

Retour médiatique du stalinisme

Mais aussi bas soient-ils, les refoulés du stalinisme ne cessent de faire des retours sur images et jouer les ludions : la nostalgie est toujours ce qu’elle était, et la rumeur relance en boucle ses rengaines, glairées par les flagorneries médiatiques en mal de « souvenirs, souvenirs » : c’était, n’est-ce pas, le bon temps des petits pères Thorez et Duclos (puis Marchais ou autres), sous la houlette d’un Staline (puis Brejnev ou autres), le « Petit Père du Peuple » (calomnié, disaient-ils, par tous les Kravchenko « à la solde de l’impérialisme américain » — reportez-vous au procès mémorable intenté au journal d’Aragon Les Lettres françaises, qui fait retour en supplément d’âme d’Huma !) acclamé « Boussole de l’Histoire », avec le grand H du « diamat » (« matérialisme dialectique », camarades !) — les petits « h » du quotidien servant à faire tomber les bonnes comme les mauvaises têtes. Une bonne partie des épigones en France, intellos ou politiques, reinvestis en « ex », se sont casés recyclés qui en journalisme, médias, édition, université, qui veinards dans les artérioles athéromateuses des nouveaux pouvoirs politique, financier ou syndical. Hier encore, à l’occasion du centenaire d’un journal qui, sous trompe-l’œil ouvriériste, demeure une anthologie des bassesses intellectuelles, matraquages idéologiques et marchandages politiques, chaînes télé et historiens et politologues de service se sont payés, tisonnant les braises, leur petite « fête de l’Huma ».

Les journalistes qui convoquent, zélés, l’ex-ministre communiste jeunesse-et-sports de l’ex-gouvernement « gauche plurielle » auraient été bien avisés, en vue des Jeux Olympiques d’Athènes, de citer au moins quelques fortes pensées de la secrétaire du pc. Signalons donc la vigoureuse étude sur La Maladie infantile du parti communiste français (« le sport »), tome I, Sport rouge et stratégie de développement du capitalisme ; tome II, Mythologies sportives et répressions sexuelles (L’Harmattan, 2004), dans laquelle l’auteur, Fabien Ollier, nous gratifie d’une envolée ministérielle, gratinée pour Medef : « Le sport est une source de rêve incomparable… Il mobilise chaque semaine des millions de pratiquants, des centaines de milliers de bénévoles, il réalise des audiences inégalées à la télévision. Le bonheur qu’il procure en fait un levier remarquable de cohésion sociale. » (Que n’a-t-elle hérité du ministère du même nom !). Passent au bleu (blanc-rouge, déteint rose) les pratiques financières crapuleuses et maffieuses, les violences fascistes sur les stades, les hystéries médiatiques, les traitements délétères infligés aux sportifs (dopage, avortements ou grossesses, agressions sexuelles, déformations, mutilations) — l’objectif rêvé étant exactement celui des systèmes répressifs et nationalistes et des mercantilismes en tous genres : embrigadement, normalisation et incorporation idéologiques de la jeunesse et du citoyen, le pc se pointant pédago et héraut zélé.

Entre journalistes sportifs, verges au bout d’une langue de bois vermoulue, « on refait le match » (sur La 7) ; les médias « pipeau(l) » refont l’histoire, jouent à tourner les pages pour mieux « tourner la page », à la tête du client.

Roger Dadoun