Accueil > Archives > 2004 (nº 1342 à 1380) > 1365 (24 juin-7 juillet 2004) > [Le Nouveau code la mutualité]

Le Nouveau code la mutualité

Le jeudi 24 juin 2004.

Ce papier fait suite à l’article « Face à une mutualité capitalisée, quel avenir pour la Sécurité sociale ? », publié dans le nº 1363 du Monde libertaire.



Nous avons vu, dans le dossier de la contre-réforme de la Sécurité sociale et de l’assurance-maladie, que la mutualité présentée comme une possible bouée de sauvetage est elle-même devenue, sous la pression du cadre concurrentiel imposé par la globalisation capitaliste, un organisme financier.

Bien qu’un peu rébarbatif, il est très instructif de souligner certains articles du nouveau code de la mutualité que ses dirigeants ont labellisé sans faire d’humour noir de « solidarité à la française » :
 Cotisations et contrats multiples : dans l’article L.112-1, les mutuelles peuvent faire varier le montant des cotisations en fonction de l’âge des membres et peuvent aussi instaurer des différences dans le niveau des prestations en fonction des cotisations payées ou de la situation familiale.
 Activités de capitalisation et d’accumulation financière : dans l’article L.111-1, les mutuelles peuvent instaurer des contrats d’assurance-vie et faire appel à l’épargne en vue de la capitalisation en contractant des engagements déterminés.
 Liens et activités communes avec les sociétés d’assurance : dans l’article L.212-7, les mutuelles sont autorisées à former un groupe avec des institutions de prévoyance ou avec des entreprises d’assurances relevant du code des assurances pour les cas suivants : direction commune ou services communs pour engendrer une politique commerciale, technique ou financière commune, mais aussi pour les cas où ces fractions du capital d’une ou plusieurs entreprises régies par le code des assurances leur permettent de participer à leur contrôle.
 Les provisions : dans l’article R.212-23 est définie la réserve de capitalisation, réserve destinée à parer la dépréciation des valeurs comprises dans l’actif de la mutuelle. Dans l’article R.212-31, les engagements réglementés sont représentés par des actifs comme pour la catégorie des valeurs mobilières et titres assimilés : obligations et autres valeurs émises ou garanties par l’un des états membre de l’OCDE ; titres de créances négociables ; actions de sociétés à capital variable et parts de fonds commun de placement ; actions des entreprises d’assurances, de capitalisation. Dans l’article R.212-30, il est dit que les mutuelles dont les cotisations nettes de réassurance dépassent les 10 millions d’euros ou qui versent des prestations d’incapacité ou d’invalidité d’une durée supérieure à un an, doivent procéder en permanence à une évaluation de leurs risques financiers en effectuant des simulations de l’impact de la variation des taux d’intérêts et des cours boursiers sur leur actif et leur passif.

Ces exemples illustrent la direction prise par une mutualité qui, avec ce nouveau code, rejoint les sociétés d’assurances privées et se retrouve ainsi plongée dans la financiarisation du marché et les flux boursiers. Face à ce changement, les petites mutuelles ont été mises devant la nécessité d’être remplacées par des unions qui sont financièrement assez solides pour tenir la concurrence. La même situation prévaut pour les institutions de prévoyance qui sévissent dans le privé, et pour lesquelles les syndicalistes doivent cesser de se faire des illusions. Les directions des grosses mutuelles ont négocié ce code sans le combattre. Elles ont accepté les directives des assurances communautaires et leurs objectifs d’accumulation financière. Aucune lutte n’a été menée, même par les syndicats placés au premier rang dans cette fédération. Dans le cadre de cette évolution, la mutualité comme secours de la Sécurité sociale est un mythe qui a pris fin. Car on ne peut pas dénoncer d’un côté l’épargne salariale, et accepter de l’autre une logique financière et capitaliste pour la couverture santé complémentaire. Car cette logique s’oppose à l’assurance-maladie. Placée devant un choix déterminant, la mutualité a choisi le camp opposé à la Sécurité sociale et donc au camp des travailleurs. Cet état des lieux est indispensable pour préparer les combats à venir.

La trahison des dirigeants mutualistes

La contre-réforme en prévision doit enlever à la Sécurité sociale une partie de son champ d’application en créant le « panier de soins ». Certains risques ne seront pas pris en compte, et seuls les plus rentables seront gérés par les organismes complémentaires. La direction de la mutualité n’a pas annoncé qu’elle combattrait cette « réforme », au contraire. Le 30 septembre 2003, pendant le colloque organisé par le centre des jeunes dirigeants et des acteurs de l’économie sociale, le président CFDT de la Cnam et le représentant de la Mutualité française, Étienne Caniard, ont été d’accord pour appeler à « un processus des soins, des biens et des services transparents sur lesquels on fonde les remboursements », ce qui n’est rien d’autre que « le panier de soins ». Le 16 janvier 2003, le secrétaire général de la Fédération des mutuelles de France, P. Fort a déclaré que « le débat ne doit pas rester figé sur la défense du système. On ne reviendra pas sur les bases, mais on fait le constat que le régime général ne prendra plus en charge la totalité ». Le 16 octobre 2003, juste après l’annonce par le Premier ministre du dépeçage de l’assurance-maladie au profit des organismes complémentaires, le président de la Mutualité française, J-L. Davant, a déclaré :

« Que l’État mette en place un dispositif permettant à tous d’acquérir une couverture complémentaire me paraît important [il s’agit en fait d’un crédit d’impôt ou d’un chèque santé]. On va négocier pour qu’il soit mis en place sans tarder, mais aussi pour que ce système complémentaire soit un élément de régulation du dispositif de santé. […] [Il] faut que les personnes qui en bénéficieraient optent pour des mutuelles qui respecteront les tarifs ou auront passé des accords avec les professionnels de la santé, pour qu’il n’y ait pas de gaspillage. »

On observe que l’ensemble des propos tenus par nos dirigeants mutualistes rentre parfaitement dans le cadre de la contre-réforme de l’assurance-maladie proposée par le gouvernement Raffarin aux ordres des patrons du Medef. Ces dirigeants mutualistes trahissent l’esprit de la mutualité fondé sur la démocratie, l’égalité et la solidarité. Les positions de leurs présidents sont claires, les directions mutualistes veulent participer à la régulation du système, obtenir l’aide de l’État pour avoir plus de clients, puis décider de la création de filières de soins en passant des accords avec les offreurs de soins — médecins généralistes et spécialistes, hôpitaux, cliniques, maisons de retraite, etc. —, en bref, ils sont d’accord pour que la mutualité soit un organisme privé, à but lucratif, et qui participe à dépecer la Sécurité sociale.

Les rapports du mutualisme et du syndicalisme

Les erreurs dans le rapport entre le syndicalisme et la mutualité comprennent plusieurs paramètres :
 La division syndicale, qui a permis au patronat de reprendre progressivement le terrain perdu en 1945 en plein compromis fordiste. Les divisions d’orientation sur la protection sociale ne sont pas négligeables avec d’un côté la CGT, et de l’autre FO et parfois la CFTC, puis la CFDT.
 Le changement de rapport de forces après la Libération va rapidement permettre à l’État et au patronat de s’opposer efficacement au projet d’une Sécurité sociale gérée entièrement par les travailleurs. Le patronat va développer les retraites complémentaires avec comme organismes gestionnaires les institutions de prévoyance, à gestion paritaire, et de fait patronale grâce à la division syndicale. Tout cela s’oppose au développement de la Sécurité sociale, et le patronat va trouver « un partenaire social » conciliant d’abord dans FO, ensuite dans la CFDT.
 La direction de la CGT, qui est la plus attachée à la Sécurité sociale, ne s’engagera pas dans la voie de la gestion ouvrière autonome possible que permettait alors la mutualité d’entreprise. Les expériences développées localement ou régionalement, comme en 1948 l’Union des mutuelles des travailleurs des Bouches-du-Rhône ou l’Union des mutuelles de la région parisienne, et en 1955 la Société d’action mutualiste interprofessionnelle de Romans (Samir), seront condamnées pour les premières et tolérée pour la dernière par mesure bureaucratique.
 Les mutuelles de la fonction publique, gérées par les syndicats, prendront une place importante au sein du mouvement mutualiste, mais en raison de leur nombre et parce qu’elles géraient par délégation l’assurance-maladie des fonctionnaires, elles s’opposeront à la création d’une fédération mutualiste syndicaliste. Quant à la mutualité ouvrière, qui réussira difficilement à être reconnue par la Fédération nationale de la mutualité française (FNMF), elle ne sera pas appuyée par les mutuelles de fonctionnaires gérées par les syndicats.
 La division des travailleurs fut encore accentuée avec la sortie du régime général des salariés de l’EDF, de la SNCF, de la RATP et des mines. Autant de points perdus pour le combat général des travailleurs. Rappelons que les fédérations syndicales de ces établissements nationalisés avaient refusé le compromis d’être dans le régime général et d’instaurer ainsi un régime complémentaire qui garantissait les droits acquis antérieurement à la création de la Sécurité sociale.
 Les enjeux bureaucratiques et d’appareils n’ont pas été négligeables, et les appareils mutualistes ont aussi été et sont encore des moyens pour faire vivre la bureaucratie syndicale.

Le syndicalisme a donc échoué à implanter une mutualité syndicaliste interprofessionnelle. La tradition territoriale de la mutualité reste un acquis. Pourtant, la mutualité d’entreprise et professionnelle — entreprises publiques, branches professionnelles, établissements, statuts — ne devrait pas rester un horizon indépassable. Car seule une optique intersyndicale et interprofessionnelle aurait permis de lutter contre la division des travailleurs par rapport à leur protection sociale, et ainsi devenir un appui à la Sécurité sociale en reprenant la logique interprofessionnelle du salaire socialisé. Finalement, les intérêts d’appareil jouant de plus en plus, le syndicalisme s’est adapté aux multiples divisions de la protection sociale. Ce qui est une erreur stratégique qui pèse bien lourd à présent. Le syndicalisme a aussi perdu beaucoup de temps pour s’investir réellement dans la mutualité d’entreprise. La poussée vers la création de la Fédération nationale des mutuelles ouvrières (FNMO) en 1960 correspondait alors à une réaction des équipes syndicales investies dans ce champ pour s’opposer sur ce terrain au patronat. Bien entendu, à la Libération comme aujourd’hui, le combat fondamental reste celui de la Sécurité sociale.

Il est certain que l’extension d’une stratégie syndicale de contrôle ouvrier autonome sur les mutuelles, comme celles faites à Marseille ou à Paris en 1947, aurait certainement pu prévenir le retournement du rapport de force qui s’était créé à la Libération. La lutte pour développer une mutualité ouvrière syndicaliste dépassant les corporatismes n’était pas contradictoire mais au contraire complémentaire de la lutte pour la Sécurité sociale gérée par les travailleurs. Ce choix aurait permis de lutter contre l’emprise de l’État et du patronat. Il est certain qu’une fédération de la mutualité syndicaliste interprofessionnelle, regroupant les mutuelles des travailleurs, des fonctionnaires et des entreprises publiques, devra se fondre dans l’avenir dans une Sécurité sociale entre les mains des travailleurs. La mutualité devrait revenir sur des bases plus éthiques comme celles de Vichy en 1951 pour qui :
 Une société mutualiste est un groupement de personnes, librement réunies, qui définissent librement leurs rapports.
 La mutualité couvre les individus à l’exception des biens.
 Les services résultent toujours d’une contrepartie : la cotisation.
 Égalité des mutualistes.
 L’action mutualiste ne peut aboutir à un bénéfice ou à un profit.
 Les services ne peuvent être attribués qu’aux seuls sociétaires.
 Une société mutualiste définit elle-même ses buts, dans le cadre de la loi.

Pour finir Édouard Brassier concluait : « La mutualité ne se limite pas à une simple défense de ses libertés, elle entend s’insérer dans la vie sociale du pays. » Qu’est donc devenu ce bel esprit humaniste et social ?

Sécu autonome et Fédé mutualiste syndicaliste interprofessionnelle

Dans le cadre de la contre-réforme de l’assurance-maladie, la CGT a pris des positions correctes, qui peuvent servir comme point d’appui aux militants dans les mutuelles. La CGT affirme clairement que les organismes d’assurance-maladie complémentaire ne sont pas de même nature et n’ont pas les mêmes objectifs que la Sécurité sociale dont le champ d’application, défini par l’article L.111-1 de son code, « Les risques de toutes natures », ne devrait pas être remis en cause. Au-delà du but non lucratif, les mutuelles partagent avec les autres organismes leur statut privé, des choix de couverture et de prestations soumis à la concurrence, l’application des règles d’assurance, ainsi que des provisions financières pour répondre aux engagements.

Dans ce dossier, les militants syndicalistes, les syndicalistes révolutionnaires et les anarchosyndicalistes devront choisir la défense de la Sécurité sociale, contre le patronat, l’État et les assurances complémentaires. Tant pis pour une grande partie de la mutualité qui a choisi son camp, mais il faudra en passer par là. On a aussi une lutte importante à livrer dans les mutuelles et les institutions de prévoyance collectives. Dans nos mutuelles gérées par nos syndicats, il nous faut défendre, que nous soyons simple adhérent ou administrateur, des positions de classe. Sur ces fronts de combat social, nous devons lutter pour remettre en cause ces pratiques de cotisations en fonction de l’âge, de la situation familiale, des contrats et des forfaits ou des pratiques dépendant du niveau de cotisations, des dépassements des tarifs conventionnels et de bien d’autres qui tournent le dos à la mutualisation. Nous devons nous battre contre la gestion financière capitaliste des cotisations et des provisions des mutuelles. Il est certain que dans le cadre présent de l’économie concurrentielle, les marges de négociation semblent très limitées. La réapparition d’un courant mutualiste lié à un syndicalisme de classe, voire un syndicalisme mutualiste géré par et pour les travailleurs, est-elle encore possible ? Il est certain que les chances sont minces, car la situation n’est pas celle des années 50 ou 80, et face à la globalisation du capitalisme, le compromis fordiste, c’est fini !

Actuellement, pour combattre la financiarisation de la mutualité, la mise en avant de son maintien ne suffira pas. Cela suppose son dépassement, c’est-à-dire son intégration dans une Sécurité sociale désétatisée, réellement gérée par les travailleurs, et à laquelle certaines mutuelles contribueront, ce qui reste à gagner. Cette bataille dans les mutuelles ne peut plus être différée, car c’est probablement la seule orientation de fond qui puisse donner une chance de créer une fédération mutualiste syndicaliste interprofessionnelle, seule à même de défendre la Sécurité sociale. Il est important de mesurer la différence avec les décennies précédentes car si le projet de gestion autonome de la Sécurité sociale a été mis en échec par l’État à la solde du patronat, aidé en cela par certaines bureaucraties syndicales, le combat syndicaliste a réussi cependant à imposer l’élargissement du salaire socialisé jusqu’au milieu des années 80.

à la Libération, les syndicats ne donnaient pas cher de l’avenir de la mutualité, suspectée déjà de faire trop le jeu de l’État et des gouvernements. Bien que rejetée par la CNT française, car perçue comme un moyen d’intégration syndicale et de « collaboration de classe » dans les organismes étatiques, et de plus freinant toutes actions revendicatives, la Sécurité sociale avait vocation de reprendre la tradition de gestion par les assurés et de garantir une prise en charge totale. Le changement des rapports de force n’a pas permis que cette perspective se réalise. À la faveur des évolutions internes, des actions et des pressions des mutuelles ouvrières, la mutualité a défendu la Sécurité sociale à côté du syndicalisme pendant ces quelques décennies. Actuellement, la situation montre que cette position n’avait rien de naturel. Il nous faudra à présent, pour sauver les mutuelles liées au mouvement syndical, alors que la Sécurité sociale s’oriente vers une privatisation, revenir aux mêmes perspectives que lors de la création de la Sécu en 1945. Dès à présent, les syndicalistes gagneraient à prendre en compte les réalisations des mutuelles ouvrières qui ont démontré leurs capacités de gestion de classe.

Au fur et à mesure du « paritarisme », les bureaucraties syndicales se sont adaptées à ce fait. Il est certain que la tradition gestionnaire des mutuelles ouvrières et de celle des travailleurs de l’État et des services publics doit être mise au service d’une Sécurité sociale gérée par les travailleurs. Il nous faut revenir à nos fondamentaux !

Le syndicalisme de classe doit affirmer clairement la perspective de l’élargissement de la Sécurité sociale et du salaire socialisé, donc : élections de tous les CA des organismes de sécurité sociale sur listes syndicales pour une gestion syndicale exclusive contrôlée par les travailleurs ; fusion de tous les régimes, maladie, famille, retraite, chômage ; autonomie des organismes de Sécurité sociale du niveau local au niveau national ; financement exclusif par cotisations sociales. C’est par ce projet que la mutualité, enfin liée au mouvement syndical, trouverait sa véritable réalisation.


Sources : Syndicaliste ! revue du CSR, nº 22 et 24, janvier, mai 2004 et André Devriendt Le Mouvement mutualiste, Volonté anarchiste nº 22, Ed. Groupe Fresnes-Antony, 1983.

Michel Sahuc est militant de la FA et du collectif anarcho-syndicaliste La Sociale, à Montpellier