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Contre le patriarcat

Des luttes anarcha-féministes !

Le jeudi 10 juin 2004.

Depuis plus de vingt-cinq ans de nombreuses commissions femmes se sont succédé dans la Fédération anarchiste. Parmi les plus récentes, rappelons quelques interventions.

En 1986, création de l’émission « Femmes libres » sur Radio libertaire, par Nelly Trumel, émission qui fait se croiser femmes qui luttent et femmes qui se révoltent, femmes qui créent et femmes qui résistent, sans exclusive, émission toujours présente sur la grille, animée aujourd’hui par trois équipes en alternance : Nelly Trumel qui anime deux émissions sur quatre, Claude, Hélène et Élisabeth du groupe Pierre-Besnard et la commission Femmes de la CNT qui en animent respectivement une sur quatre.

En 1989, rédaction collective et publication de Femmes à l’ouvrage aux éditions du Monde libertaire (livre épuisé).

En 1990, notre analyse des premières interventions de groupuscules d’extrême droite contre les cliniques et les hôpitaux qui pratiquent des IVG, nous conduit à discuter avec le mouvement féministe et les associations comme le Planning familial pour protester publiquement et organiser des contre- manifestations pour défendre le droit des femmes à disposer de leur corps. Peu à peu, cette analyse sera partagée et conduira à la création de la Cadac, coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception, à laquelle la FA participera régulièrement jusqu’en 1996.

Une campagne s’organise autour du droit à la contraception et à l’avortement et pour une re-mobilisation féministe et anarchiste : entre 1990 et 1992, dix-sept réunions publiques organisées par la FA ont eu lieu. De nombreux groupes de la FA participent à des collectifs locaux. Une affiche et des autocollants sont réalisés, avec l’appui du dessinateur Cabu : « Liberté à corps et à cris ! Avortement, contraception : un droit ».

Les 18 et 19 janvier 1992, participation aux états généraux « L’amour est à nous », à la Sorbonne, à Paris.

En mars 1992, rédaction et publication de la brochure Avortement — contraception : On vous l’a déjà dit, on veut choisir !

En mai 1992, la réalisation des rencontres internationales anarcha-féministes a demandé un énorme travail de réflexion, d’écriture, de débat et de réalisation concrète : des articles dans Le Monde libertaire, des traductions de textes provenant d’autres pays, une affiche, des cartes postales, puis les « Actes de la rencontre », le tout autofinancé par les copines de la commission Femmes qui ont fait l’avance des frais et ont été remboursées presque complètement, au fur et à mesure des ventes des cartes et des Actes.

Au cours du congrès d’Angoulême, en 1992, les femmes de la commission s’organisent et prennent en charge la plupart des tables de séance, à la grande surprise des compagnons…

En 1993 est publiée la brochure Ordre moral : analyses et propositions anarchistes, à laquelle la commission Femmes participe.

De 1994 à 1995, dans le cadre d’une campagne fédérale contre les violences faites aux femmes, réalisation par la commission Femmes Nord-de-Loire d’une exposition « Du sexisme ordinaire : impressions sur papier » sur l’image des femmes dans les médias écrits, exposition qui se déplacera en 1996 et 1997 de Lille à Paris, de Rennes à Poitiers ou à Besançon, etc.

Peu de mois après paraîtra le livre Dites-le avec les femmes, de l’AFJ (Association des femmes journalistes), sur le même sujet. Ce n’est qu’en 2000 que sera créée La Meute. En 2000-2001, le collectif anti-patriarcal et libertaire parisien, mixte, disparaît assez rapidement. Enfin, depuis 2002, le collectif contre le publisexisme regroupe de nombreux libertaires et mène des actions, notamment dans le métro parisien.

Lors de la manifestation du 25 novembre 1995 pour les droits des femmes, des divisions apparaissent en raison de la participation de militants d’origine trop réformiste.

C’est au cours de ces dernières années que les termes « anti-sexisme », « anti-patriarcat » prennent une place plus importante, comme si les mots « féminisme » ou « anarcho-féminisme » gênaient… On ne peut comprendre ces glissements sémantiques qu’en reliant les luttes contre les commandos anti-IVG aux luttes anti-extrême droite et anti-racistes. L’expression anti-sexisme s’est construite en parallèle aux termes anti-fascisme et anti-racisme. Nombreux sont les jeunes hommes antifascistes qui se joindront aux manifestations contre ces commandos liés au catholicisme intégriste et à l’extrême droite, de façon souvent critiquée par les féministes d’ailleurs, par le comportement machiste qu’ils mettent en œuvre ou en recherchant l’affrontement avec les commandos anti-IVG ou les flics. Il est dommage de constater que ces militants ne fréquentent les milieux féministes qu’à ces occasions. Le terme « anti-patriarcat » est également utilisé chaque fois qu’on veut marquer que toute la population, femmes et hommes, est concernée par cette lutte, et pas seulement les femmes, ce que porterait historiquement le terme « féminisme », associé à la non-mixité des groupes femmes. Mais peut-on réduire le patriarcat au sexisme, la lutte anti-patriarcat à la lutte anti-sexiste ?

En 1996, lors du congrès de Toulouse, sur proposition d’une partie de la commission Femmes (militantes de Nantes et de Lyon notamment), la décision est prise du retrait de la FA de la Cadac.

Il y a lieu de rappeler le nombre très important d’articles écrits pendant des années par les anarcha-féministes : sur le droit à l’avortement et à la contraception, contre les commandos anti-IVG, sur la situation des femmes au travail, etc., en lien avec la Cadac et le CNDF et en lien avec nos lectures diverses et variées.

En outre, quand on milite avec des forces politiques telles le PS, le PC, les Verts et les trotskistes au sein de la Cadac et du CNDF, ce qui a été le cas de nombreuses anarcha-féministes, nous pouvons être fières d’avoir convaincu les autres militant.e.s de la notion de droits liés à l’individu, et non de droits liés à la famille, nous pouvons être fières d’avoir été reconnues comme anarchistes, tant sur la critique du pouvoir que sur la critique de la religion. Nous ne pouvons oublier que les « autres » militantes nous ont reconnues comme porteuses d’axes féministes dans notre anarcha-féminisme.

En 2000, d’autres participantes à la commission Femmes, pour le congrès de Perpignan, proposent que les anarchistes participent à la Marche mondiale des femmes mais la proposition n’est pas retenue.

Depuis le congrès de Besançon de 2003, une commission anti-patriarcat mixte regroupe des membres de la FA, avec comme principal outil d’échanges une liste sur Internet et comme objectif la mise en place d’une campagne anti-patriarcat. Une motion est adoptée lors de ce congrès (voir Le Monde libertaire, nº 1325).

Une rubrique anti-patriarcat est identifiée dans Le Monde Libertaire : de mai 2003 à mai 2004, sur 36 articles parus sur ce thème dans 40 numéros du journal, 19 sont signés par des membres de la commission anti-patriarcat et 17 par des non-membres ou des personnes non identifiées (pseudos). Les thèmes traités sont souvent liés à l’actualité (voiles, foulards et religions, action contre les commandos anti-IVG, action contre les jouets sexistes, homophobies, norme sociale de la minceur pour l’été). Certains portent sur les notions de couple et de sexualité (six articles, plus le « 4 pages » décrit ci-dessous : déconstruction de la norme hétérosexiste, soutien aux pratiques homosexuelles, lesbiennes, trans et « autres », comme les « sex toys »). Leur répondent d’autres personnes qui contestent pour partie les propos tenus. Par ailleurs, des articles cherchent à traiter le sujet du féminisme à partir d’autres aspects (engagement politique, aspect historique Proudhon — Dejacque, analyse d’une mise en pratique de la non-mixité au Point G lors du Vaaag à Évian, éducation et sexisme, parution de livres, etc.).

La réalisation d’un supplément de « 4 pages » fin octobre 2003 affirme quelques principes mais développe essentiellement les aspects de domination liés au genre. L’allusion à la possibilité de « nous organiser entre femmes, féministes, lesbiennes, etc. de tous horizons, de toutes classes sociales… et nous le faisons » pose cependant un problème dans le journal d’une organisation dont l’un des objectifs est de supprimer les classes sociales ! En effet, si l’on partage l’analyse que les normes de domination mises en œuvre par le patriarcat s’appliquent à toutes les femmes, quelle que soit leur appartenance de classe (et, soyons simple, il n’y en a que deux : la classe exploitée et la classe exploiteuse), si les violences sont subies dans tous les milieux (ouvrier et bourgeois, pauvre et riche), il faut fermement rappeler que la solidarité n’a pas de frontière mais qu’elle ne se divise pas : si Mme de Bettancourt, PDG de L’Oréal et femme la plus riche de France (elle gagnerait le SMIC toutes les minutes !) est battue, violée ou humiliée, il faudra dénoncer ces violences, même si cette dame ne fréquentera jamais nos collectifs de luttes ! Au cas où elle le ferait, il pourrait lui être demandé d’être solidaire à son tour, en renonçant à l’exploitation qu’elle fait subir à des milliers d’hommes et de femmes et qui l’enrichit de façon éhontée. N’y aurait-il une confusion entre interclassisme et collectif de mobilisation large ?

— Une affiche, parue en 4e de couverture du Monde libertaire, nº 1356, du 29 avril 2004 a également été tirée à des milliers d’exemplaires.

Différencier pratiques hétérosexuelles et comportements sexistes

À la lecture de certains articles, on peut s’interroger et se demander si la lutte contre le patriarcat se réduit à la dénonciation de la norme hétérosexuelle, comme seule composante de cette oppression. Une lecture rapide de certains textes pourrait faire penser que l’hétérosexualité, dénoncée à juste titre comme étant une norme imposée par le patriarcat et que les tenants de ce système utilisent pour justifier les discriminations et oppressions homophobes ou lesbophobes, deviendrait interdite et serait considérée comme « anti-anarchiste ». Cette question a déjà été abordée d’ailleurs dans la presse féministe. Ne conviendrait-il pas de réfléchir au fait que l’orientation sexuelle, vécue par chacun et chacune d’entre nous, ne s’opère pas forcément à l’issue d’un choix délibéré et politique mais résulte de rencontres diverses… Ce qui est important, davantage que l’identité biologique ou l’orientation de la sexualité, c’est la relation de liberté et d’égalité qui se construit entre les êtres concernés : comme le clame Florence Montreynaud, vive l’amour libre et gratuit ! Ce qui est important, c’est de lutter contre les discriminations liées aux orientations sexuelles hors tradition et de dénoncer les comportements sexistes et machistes, d’où qu’ils viennent (au travail, dans la rue, au domicile ou dans les lieux militants) et quelles que soient les orientations personnelles des victimes.

Combattre le patriarcat, tout le patriarcat !

À l’avenir, on espère que d’autres aspects du patriarcat seront étudiés et développés dans les futures publications libertaires : les aspects économiques, la transposition de la relation domination-soumission dans la sphère du travail ou dans les rouages états et citoyen.ne.s, le rôle des religions, les relations familles et individus, etc. Il serait également utile d’étudier nos propres fonctionnements : combien de signatures masculines et de signatures féminines et quels sont les sujets traités par les unes et par les autres ? Ne devrions-nous pas nous interroger sur les raisons de la faible participation des femmes aux organisations libertaires, tant dans les structures de base que pour les responsabilités à assumer, etc., et sur les moyens de remédier à cet état de fait, qui n’est pas spécifique à notre mouvement.

Lutter, avec qui ?

Sur le terrain des luttes féminisent, comme sur d’autres, on constate que les anarchistes, hommes et femmes, sont divisés quant à la question de travailler seuls ou avec d’autres, et si oui avec qui ? En effet, certain.e.s sont convaincus que le mouvement anarchiste, voire la FA, doivent agir seuls, à la rigueur avec d’autres parties du mouvement libertaire (mais lesquelles ?) et d’autres sont tout aussi convaincus que ces entités peuvent agir avec d’autres composantes du mouvement social (organisations syndicales, associations, collectifs, coordinations, etc.), selon l’actualité et les enjeux.

Si l’on prend l’exemple des luttes pour l’accès de toutes à la contraception et à l’avortement, libres et gratuits, le constat est simple : c’est en luttant, toutes et tous ensemble que les femmes ont gagné un meilleur accès à ces droits fondamentaux (rappels : contraception autorisée en 1967, remboursée en 1974, avortement autorisé en 1975 pour cinq ans, prolongé en 1979 et remboursé ensuite).

Or beaucoup reste à faire pour améliorer ces droits : lieux d’information et de prévention et centres IVG en nombre suffisants et répartis sur tout le territoire, avortement et contraception vraiment gratuits, sans restriction pour les mineures et les émigrées, solidarité avec les femmes des pays étrangers qui ne bénéficient pas de ce droit. Comment peut-on penser que les anarchistes seul.e.s gagneront sur l’une ou l’autre de ces revendications ? Et au nom de quoi devrionsnous nous priver des apports d’autres militant.e.s ? Au nom de quoi ne pourrions-nous pas débattre et agir avec d’autres ? La frilosité de certain.e.s à rencontrer des militant.e.s d’autres organisations peut-elle être comprise comme une peur de risquer ses arguments face à ceux des autres courants, voire d’être convaincu par eux et elles ? Et alors ! L’inverse est vrai aussi : nous pouvons, par la rigueur de nos analyses, la tentative de les mettre en accord avec nos pratiques, convaincre des militant.e.s de la justesse de nos arguments… Qu’avons-nous à perdre ? Notre virginité idéologique peut-être, mais à quoi ou à qui sert-elle ?

Des outils pour lutter

Pour le respect de la créativité des femmes en lutte : par exemple autour du mot « anarcha-féministe », qui, selon certains spécialistes de la langue, ne respecte pas la construction grammaticale qui voudrait qu’on parle d’anarcho-féminisme (sur le modèle d’anarcho-syndicalisme) ou du mot « sans-papière », créé par les femmes privées de papier, dans les luttes qu’elles mènent pour signifier que leur situation présente des différences avec celles des hommes (dépendance en cas de regroupement familial, polygamie, répudiation, mais pas seulement). Revendiquons la liberté de créer les mots qui nous conviennent ! Mais, comme pour l’orthographe ou la typographie, n’en faisons pas une fin en soi. Il s’agit d’une représentation symbolique de l’oppression patriarcale, certes à dénoncer, mais les nuisances réelles de cette oppression nécessitent bien davantage qu’une focalisation langagière.

Pour la renaissance d’une commission anarcha-féministe, pensée comme un espace certes féministe mais aussi anarchiste, c’est-à-dire, entre exploitées, sans compromis avec des tenants de l’exploitation et/ou de l’oppression (pas plus de patronnes que de patrons à la FA !).

Pour que cette commission soit non mixte, et que cet espace de non-mixité soit compris et vécu comme un outil de réflexions et d’échanges sur la spécificité de l’oppression subie par les femmes (et non, comme certains se plaisent à le croire, comme une fin en soi, comme un projet de séparation totale des femmes et des hommes), soit respecté comme espace de liberté pour les femmes et non d’exclusion des hommes, et comme outil permettant de construire une force collective.

Pour une construction conjointe de l’anarchisme et du féminisme, qui cherche à rendre les anarchistes plus conscients et convaincus de la nécessité des luttes féministes contre le patriarcat et les féministes plus conscientes et plus convaincues de la nécessité des concepts de l’anarchisme, par exemple sur les rapports de pouvoir, le leurre des élections politiciennes et le respect de la place des individus dans le collectif. Par exemple, pourquoi ne pas s’investir dans les prochaines initiatives de la Marche mondiale des femmes, notamment pour y porter nos analyses sur la place des religions dans les sociétés, comme outils de domination des individus, et des femmes en particulier ?

Pour la fédération de toutes les luttes, sans hiérarchie et sans concurrence ! Complémentaires les unes des autres, nos luttes s’articulent entre elles pour s’enrichir, elles s’inscrivent dans un mouvement de va-et-vient, bien plus souvent lié à l’actualité qu’à nos choix de campagnes. Elles participent d’un mouvement social beaucoup plus large que le cercle de la FA, voire du mouvement libertaire pour s’inscrire dans un contexte où notre influence peut s’exercer, nos idées et nos pratiques se diffuser et se confronter à d’autres. Nous contestons la primauté d’une lutte sur une autre, notamment comme le défendaient les militants d’origine marxiste, qui défendaient la priorité de la lutte économique sur toutes les autres, ou encore, les militants pour la libération du joug colonialiste dans certaines contrées, qui posaient la lutte de libération nationale comme prioritaire face aux luttes contre l’exploitation, ou pour l’égalité sociale. Les femmes, et les féministes, sont bien placées pour savoir que cette hiérarchisation des luttes leur a toujours été néfaste !

Élisabeth Claude est militante du groupe Pierre-Besnard de la FA à Paris.


À lire : le numéro spécial Anti-patriarcat de No Pasaran, hors série, nº 2, 5 euros, qui traite de nombreux aspects du féminisme et de ses luttes, et qui est bourré de références d’ouvrages, d’associations, de sites Internet.