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57e Festival de Cannes

Cinéma et commerce

Le jeudi 10 juin 2004.

La Palme d’Or à Michael Moore, c’est récompenser un type pour ses actions coups de poing, récompenser la propagande anti- Bush, applaudir son attitude anti-guerre. Fahrenheit 9/11 (en compétition), malgré son beau titre, est un mauvais documentaire : le film est confus, pas très informatif, un essai, un film pamphlet et aussi un coup de pied au cinéma. Ce n’est pas étonnant que Jean-Luc Godard (Notre musique, hors compétition) qui a réalisé, lui aussi, un film anti-guerre virulent — où les marines gardent « le paradis » — a jugé très sévèrement le film de Michael Moore. Le film de Godard est un film de propagande pour la paix, un film où l’on parle de livres et d’écrivains. Des livres se trouvent dans le sac d’une jeune fille prête à se faire exploser. Une fois la « terroriste » abattue, on n’y trouvera pas de bombe. Dans Notre musique, il y a Sarajevo et nous, le pont de Mostar et Godard en jardinier européen, des signifiants majeurs et une réflexion. Michael Moore, en revanche, veut surtout dénigrer Bush, comme si ce n’était pas déjà fait. Peut-être en Amérique, son film sera utile, pour voter « utile ».

Commerce et cinéma

Michael Moore a parlé aux intermittents, il a serré la main à José Bové. D’après la photo, il l’a fait spontanément et gratuitement. Car Michael Moore se fait payer ses interviews. 2 000 dollars (dans la presse écrite, beaucoup plus quand c’est la télévision). Du jamais vu dans un festival. Godard donnait la parole aux intermittents à l’intérieur du Palais (bunker bien gardé par les CRS pendant toute la durée du festival) : Olivier de Rousseau, le délégué des intermittents pouvait exposer les problèmes à la presse internationale. Il n’a pas profité de la tribune qui lui était offerte, il n’a pas su expliquer.

D’autres faits troublants : Michael Moore et Quentin Tarantino (président du Jury) sont sous contrat chez Miramax, filiale de Disney. Tarantino a donc fait primer un film de l’écurie commune, où l’on hésite encore sur la date de sortie de Fahrenheit 9/11 aux États-Unis.

En fait, Tarantino voulait primer Old Boy de Park Chan-wook. Mais le jury ne suivait pas, alors qu’il était facile d’obtenir l’unanimité pour le film de Michael Moore.

La vengeance comme leurre

Le prodigieux acteur de Ivre de femmes et de peinture, Choi Min-Sik, soutient ce tour de force qu’est d’interpréter Old Boy de Park Chan-wook : un homme est kidnappé, séquestré pendant quinze ans sans savoir par qui et pourquoi. À la télévision, il apprend qu’il a assassiné sa femme et qu’il est le coupable recherché. En sortant vivant de cette épreuve (il se bat tout le temps, s’entraîne, résiste à toutes les humiliations. Il est exposé aux gaz que les Russes utilisaient contre les Tchétchènes, subit des injections de substances chimiques, etc.), une seule idée l’habite : retrouver ce salaud qui l’a enfermé et se venger. Old Boy, film terrifiant, où la violence, l’auto-mutilation renvoient aux dérèglements de la société coréenne, ultra-violente. Tout s’achète : la surveillance, la séquestration et la mort d’homme. Old Boy est le film le plus radical du festival. Si l’œuvre est inspirée de Surveiller et punir de Foucault, ici, tout se passe à l’échelle individuelle. La carence de l’état est montrée du doigt. Inspiré d’un manga, le film a dépassé en Corée les entrées de Matrix et de Kill Bill. Le remake américain sera produit par Universal.C’est contre ce leurre de la violence et de la vengeance que travaillent Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi. En historiens et cinéastes, ils s’approchent des visages, colorent les pellicules, trouvent des formes artistiques pour exprimer la compassion : Oh Uomo, (Quinzaine) dernier volet de leur triptyque consacré à l’après de la guerre, commente la « Naissance de l’homme “nouveau” après la première guerre mondiale, un homme violent qui cherchait la vengeance »…

Le combattant survivant estropié n’est pas beau à regarder. Il faudra le cacher, lui éviter le contact avec d’autres humains comme s’il portait la marque de maladies honteuses. Les morts ont leurs monuments. Les vivants, les gueules cassées, personne n’en veut. Gianikian et Ricci montrent cette double morale et en quoi consiste le travail de réparation (dans les archives qu’ils consultent). L’homme robot, bras et jambes aux articulations d’acier, l’œil en verre qui s’encastre et redonne le sourire à un visage…

Gianikian et Ricci nous donnent à voir ce qui est parfois insoutenable, mais qui restera en mémoire. Oh Uomo parle aussi d’histoires singulières, celle d’un pianiste qui perd sa main droite, à qui compositeurs et musiciens écrivent des musiques pour la main gauche…

Amour et révolte comme drogue

Clean de Olivier Assayas transcrit le parcours d’Emily, Maggie Cheung (prix d’interprétation féminine), en jeune mère qui va devenir « clean » pour récupérer son enfant. L’enfant comme prise de terre. Un beau film sur tout ce qui est toujours possible. La vie est la seule valeur, mais pour la qualité de cette vie, il faut se battre et ne jamais renoncer.

Lucrecia Martel propose une tout autre lecture des liens de famille et des amours avec La Nina santa (La Fille sainte), son deuxième long métrage. Des jeunes filles essaient leur charme sur les garçons, jeunes et vieux, projettent leur envies sexuelles, érotiques et se frottent au propre et au figuré à toutes les formes du désir. Un film illuminé par la beauté de quelques plans.

Diarios de Motocicleta (Carnets de voyage) sont les notes d’un voyage d’apprentissage, transposées au cinéma. 8 000 km en moto pour explorer l’Amérique latine et aller à la rencontre du peuple (paysans expropriés, malades d’une léproserie). Walter Salles signe là un beau film sur la rencontre avec le monde tel qu’il est et rend plausible l’engagement de toute une vie aux côtés des « damnés de la terre ». Hans Weingartner, Les Éducateurs, conjugue avec plus de bonheur le désir de révolution et l’envie de vivre des amours : trois jeunes gens font peur aux riches et découvrent qu’il y a peu de chances qu’ils changent un jour. La ligne dure du film, défendu par Daniel Brühl, l’acteur principal de Good bye Lenin : « jeune ou vieux, se révolter, c’est toujours possible ! » ou « les bonnes idées survivent toujours ! » C’est amusant à regarder.

D’autres films disent aussi que le cinéma c’est un divertissement et du grand art : c’est là qu’on trouve 2064 de Wong Kar-wai ou l’art de la mise en scène ; La Maison des couteaux volants de Zhang Yimou, ou la beauté d’un spectacle inoubliable Tropical Malady de Apichatpong Weerasethhakul ou la sensation d’un rêve hypnotique humide… alors qu’au Japon, bastion de la vie familiale, une mère peut laisser ses enfants et essayer de vivre sa vie (en France, Isild le Besco racontait une histoire analogue dans Demi-Tarif). Nobody knows de Kore-eda raconte en longs plans séquences leur vie commune et leur amour pour la mère. Prix d’interprétation pour Yagira Yuya, 14 ans. Il joue Akira, l’aîné.

Heike Hurst