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Octobre 1954

Naissance du Monde libertaire

Le jeudi 30 septembre 2004.

En ce mois d’octobre 2004, Le Monde libertaire fête ses cinquante ans d’existence. c’est l’occasion de s’arrêter sur notre propre histoire et plus particulièrement sur les raisons qui ont pousser à sa création.

Le Monde libertaire est né à la fin de l’année 1954, suite à une grave crise interne du mouvement anarchiste français. Dix ans plus tôt, à la libération, la Fédération anarchiste avait été fondée. Elle regroupait toutes les tendances libertaires (syndicalistes, communistes, individualistes, pacifistes …) avec une nette prédominance communiste libertaire. Elle a alors pour journal Le Libertaire. Mais, très vite, cette FA est noyautée par un petit groupe, l’Organisation Pensée Bataille (OPB), qui agit clandestinement de l’intérieur afin d’en prendre la direction et d’exclure [1] à tour de bras ceux qui les gênent. En 1953, la FA, vidée de ses forces militantes, est transformée en Fédération Communiste Libertaire (FCL).

Ceux qui n’ont pas été chassés la quittent et en décembre 1953 créent une nouvelle Fédération anarchiste. La FCL disparaîtra quelques années plus tard, vers 1956, pour diverses raisons : la répression qu’elle subit, son entrée en clandestinité pendant la guerre d’Algérie, sa participation pathétique aux élections législatives de 1956 et son discrédit dans le milieu des réfugiés anti-franquistes, provoqué par les contacts avec le stalinien Marty fraîchement évincé du PCF et surnommé le « boucher d’Albacète » par les libertaires espagnols en exil.

Toutes les organisations politiques ayant un journal, la FA va elle aussi se doter de son propre organe et s’exprimer sur la scène publique. En 1954, existent déjà quelques publications anarchistes, chacune d’orientation spécifique : L’Unique, exclusivement individualiste ; Défense de l’Homme de Louis Lecoin, antimilitariste et pacifiste ; La Révolution prolétarienne, revue syndicaliste-révolutionnaire ; Noir et Rouge, revue anarcho-communiste qui a l’ambition de renouveler la pensée anarchiste, etc.

En 1956, suite à la faillite de l’OPB, des saisies de police, mais aussi faute de lectorat, Le Libertaire disparaît. Le Monde libertaire devient ainsi le journal d’une seule organisation. Il se veut le réel continuateur du Libertaire créé, rappelons-le, par Louise Michel et Sébastien Faure en 1895, et organe de l’Union anarchiste, la principale organisation libertaire de l’entre-deux-guerres, qui comptait jusqu’à 3 000 militants. Repris à la Libération par la FA, cet hebdomadaire connut un immense succès durant les grèves insurrectionnelles de 1947, puisqu’il tire à plus de 100 000 exemplaires. Ce passé quelque peu prestigieux explique la volonté des refondateurs de la Fédération anarchiste de 1953 (c’est-à-dire 6 ans après ce gigantesque mouvement social) de retrouver un tel journal.

Le nom choisi, Le Monde libertaire reflète cet état d’esprit. il s’agit de se positionner comme les continuateurs légitimes du Libertaire. D’ailleurs, encore aujourd’hui, le discret visage de Louise Michel dans le logo du titre du Monde libertaire montre cette filiation avec le Lib’ original.

Lors du congrès constitutif de 1953, plusieurs propositions de titres avaient été émises : Le Libertaire nouveau, Le Lib’, Le Libertaire fédéré, Les Libertaires, L’Action libertaire, ou encore, mais cette fois avec des titres en rupture : L’Homme révolté, Germinal, L’Insurgé, Fraternité, Terre et Liberté. Le Monde libertaire, avec son logo très proche du Libertaire, montre que les militants de la nouvelle Fédération anarchiste voulaient concurrencer le journal de la FCL. Le premier numéro paraît en octobre sur quatre pages grand format, et sa parution sera mensuelle jusqu’en 1977.

La crise du mouvement anarchiste connaît donc une issue dans la création de la FA et du Monde libertaire, mais sa situation en 1954 est la même que 10 ans plus tôt : les militants ont de nouveau tout à reconstruire, et il leur faut en plus des moyens financiers.

En effet, tout au long de son existence, Le Monde libertaire a une existence extrêmement précaire. Il connaît régulièrement des difficultés financières, car sortir un journal coûte très cher. Les rentées d’argent se font par les ventes et les abonnements, les souscriptions de soutien, ainsi que par les galas annuels. Sans le fort soutien des militants et des sympathisants, le journal ne pourrait être viable. À plusieurs occasions, en 1966 et en 1969, le journal fut sur le point de disparaître…

De grands noms de la chanson se produisent au bénéfice du Monde libertaire. Outre la présence quasi annuelle de Léo Ferré et de Georges Brassens, il faut citer aussi la participation de Jean Yanne, Boby Lapointe, Léo Campion, Jacques Brel, Bernard Lavilliers, Claude Nougaro, etc. Mais le journal affronte également des saisie, la répression de la Justice et, à deux reprises, les attentats de l’extrême-droite. La librairie Publico, qui est aussi le siège du journal, est plastiquée une première fois en 1962 par l’OAS, et au milieu des années 1970, elle subit un autre attentat perpétré cette fois par des franquistes. Attentats, qui donneront paradoxalement un peu de publicité au mouvement libertaire.

Contre-pied du journal de la FCL, sous la direction d’un clan, Le Monde libertaire se veut un journal anarchiste pluraliste, qui accepte l’expression de tous les courants se réclamant de l’anarchisme sans exclusive. On peut ainsi lire dans l’éditorial du premier numéro cette « profession de foi » :

« Notre journal, votre journal, est le fruit de l’effort commun consenti par les libertaires de toutes écoles, unis dans la Fédération anarchiste. […] Notre journal sera le journal de tous les libertaires. [2] »

Ce projet unitaire sera réaffirmé dans le numéro de novembre : « tribune ouverte à tous les courants de la pensée anarchiste, ce journal sera jamais au service exclusif d’une tendance ou d’une majorité. [3] »

Toutes les tendances libertaires doivent pouvoir s’exprimer. Cette déclaration d’intention révèle le traumatisme lié aux dernières années d’existence de l’ancienne FA et de la FCL où toute personne n’appartenant pas au « clan » de l’OPB est écartée du Libertaire. Le journal veut aussi être à l’image de la nouvelle organisation, c’est à dire diversifié idéologiquement dans sa composition et regroupant des personnes parfois éloignées sur le plan des idées et de l’action. Le projet est explicite, mais on peut se demander si toutes les tendances pourront s’y exprimer librement. Cette volonté affichée, régulièrement invoquée au cours de cette période, montre l’originalité du journal par rapport à d’autres publications libertaires spécialisées sur certains thèmes (pacifisme, syndicalisme, etc.). On peut voir dans ce projet l’expression de tendances contradictoires. Mais la volonté d’unité prévaut sur le souci de cohérence idéologique, et le fait qu’il n’y ait pas d’unité idéologique provoque un grand nombre de débats. Il est ainsi possible de lire des articles pacifistes côtoyant des contributions sur la nécessité de la lutte armée, des articles syndicalistes et antisyndicalistes, d’autres sur la question des luttes de libération nationale, etc.

Toutefois, si effectivement aucune tendance n’a été écartée du journal, on peut constater qu’il est largement centré sur les problématiques sociales et syndicales. Les articles à caractère individualiste sont assez peu nombreux, même si certains auteurs comme Maurice Laisant, George Vincey ou Charles-Auguste Bontemps ont été très impliqué dans la vie de Monde libertaire. L’accent est donc mis sur la portée socialiste et révolutionnaire des libertaires. Il s’agit de lier l’anarchisme au mouvement ouvrier. À ce propos, Maurice Joyeux écrit dans ses mémoires : « Le premier numéro du Monde libertaire symbolisa toute l’action que nous allions entreprendre dans les années qui suivirent pour replacer l’organisation dans le courant des luttes ouvrières. [4] »

L’anarchisme est une tendance du socialisme révolutionnaire. Dans ce sens, l’individualisme est toléré tant qu’il ne remet pas en cause cet anarchisme de lutte des classes. L’anarchisme est né du mouvement ouvrier et des idées socialistes, et ce lien provient de la part importante d’articles syndicalistes jusqu’à la fin des années 1970. Spécificité du Monde libertaire, toutes les tendances ont la possibilité de s’y exprimer. On peut penser que l’individualisme est une sorte de garde-fou, protégeant le journal et la FA des dérives bolchevisantes ou autoritaires que l’ancienne organisation et la FCL ont connues. C’est seulement au congrès de 1978 que les principes de base de la FA reconnaissent la lutte des classes. Jusque-là, les individualistes s’y étaient toujours opposés. Cela montre la prédominance de l’anarchisme social sur l’individualisme. Mais il faut remarquer que cette reconnaissance officielle de la lutte des classes intervient alors que la distinction entre les trois tendances s’est déjà largement amenuisée. Ce cloisonnement n’existe plus vraiment aujourd’hui alors qu’il était très fort dans les premières années. Si la synthèse des courants semble n’avoir été qu’une juxtaposition entre elles dans les premières années, aujourd’hui cette division est beaucoup moins pertinente.

La naissance du Monde libertaire a été difficile. Les militants à l’origine du journal n’auraient sûrement pas imaginé que celui-ci puisse encore exister de nos jours.

Et même si ce Monde libertaire n’a jamais réussi à avoir une audience comparable à son ancêtre, il a su fédérer les libertaires malgré leurs différences.

Pascal — Groupe Claaaaaash de la FA


[1Il a souvent été avancé par les protagonistes qu’il s’agissait de créer une authentique organisation communiste libertaire de masse en évinçant les individualistes et les « nullistes » de l’organisation… Ce qui ne tient absolument pas puisque les premiers exclus de la FA étaient des militants ouvriers communistes libertaires.

[2Le Monde libertaire, nº 1, octobre 1954, éditorial page 1.

[3Le Monde libertaire, nº 2, novembre 1954, éditorial page 1.

[4Maurice Joyeux, « La reconstruction difficile de la Fédération anarchiste : 1954-1960 », page 69, La Rue, revue culturelle et littéraire d’expression anarchiste.