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Non à la banalisation du discours fasciste

Le jeudi 24 avril 1997.

Le mot « facho » revient fréquemment dans la bouche de jeunes — et parfois moins jeunes — gens en colère pour désigner un ensemble d’individus à l’attitude et/ou au discours autoritaire. Dans la plupart des pays occidentalisés, des groupes se sont constitués qui se qualifient d’« antifa ». Dans les instants de particulière gravité, le terme « fasciste » est substitué à « facho » dans l’enceinte du discours.

Nous-mêmes n’échappons point à cette pratique puisque, lors une précédente contribution (Le péril brun, Monde libertaire nº 1059), nous établissions un parallèle entre l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir dans les années 20-30 de ce siècle et la politique du Front national en France, aujourd’hui.

Nous ne citerons que pour mémoire l’usage extensif qui consiste à lancer des « fachos » et des « c’est facho », voire des « c’est complètement facho », à la face de tout ce qui nous déplaît (parent, keuf, politicard retords et autre autoritaires qualifiés). Il ne s’agit là que de réactions d’adolescents dont le ridicule et le fastidieux n’échappent qu’à ceux qui en usent.

Historiquement, le régime de Mussolini reposait sur la dictature d’un parti unique, le corporatisme et le nationalisme. Il rejetait la croyance au progrès, la démocratie, le pacifisme, et cultivait l’obéissance au chef du parti.

Le premier point qui nous frappe lorsque nous examinons ce qui est qualifié de « fasciste » aujourd’hui, c’est que cela ne présente pas beaucoup de rapport avec la doctrine politique qui sévissait en Italie dans la première moitié du XXe siècle. En fait, il semble que le terme « nazi », trop chargé d’horreurs estimées, effraye. Pourtant, c’est davantage de cela qu’il s’agit à notre avis (un État autoritaire, une nation supérieure (qui préserve son sang), le culte de la force) — On s’interroge sur les raisons qui firent prévaloir le mot « facho » sur celui de « nazi » — même si celui-ci apparaît sporadiquement dans les textes et les intitulés, quoique rarement seul (anti-nazi, néo-nazi, crypto-nazi, etc.).

[apostrophe] de ta race !

Souvent, le mot « facho » est donné pour synonyme de raciste. Bien que le racisme ne soit qu’une composante, non négligeable, des « fascismes modernes », il serait dangereux de réduire ceux-ci à cet aspect ; ce serait faire l’impasse sur le totalitarisme associé au concept alors qu’il ne l’est pas à celui de raciste ou d’antisémite, ou d’anti-X, en règle générale. Pour un régime de type « fasciste », au sens moderne du terme, l’étranger est impensable puisqu’il indique qu’une différence est possible et que les lois sont relatives à une époque et à un lieu. Il devient donc indispensable de l’éliminer. Il s’agit moins d’un racisme viscéral — du moins chez ses instigateurs — que d’une manœuvre de pouvoir. En ce sens, il n’est pas l’apanage des régimes totalitaires mais peut s’avérer un outil particulièrement utile entre les mains de tout gouvernant.

De notre point de vue, le racisme n’est qu’un moyen de contrôle (les effets du racisme sont triples : il désigne des coupables facilement identifiables, il habitue à faire porter sur autrui la responsabilité de ce qui ne ressortit que de nos démissions — il n’est d’autorité que reconnue —, il constitue l’unité nationale sans laquelle il ne serait personne pour aller défiler au pas de l’andouille sous quelque drapeau que ce soit.) utilisé par des autoritaires — entre autres opérateurs — pour faire diversion aux vrais problèmes qui, eux, peuvent trouver une solution rationnelle qui ne leur conviendrait pas. Dans le cas du chômage, par exemple, il est plus simple de colporter des absurdités sur la responsabilité des immigrés que de s’interroger sur la valeur réelle du travail et de sa place dans l’inconscient démocrate et capitaliste… L’autogestion est un ennemi face auquel aucune bassesse ne sera assez abjecte dans la fantasmatique de ceux qui règnent.

D’abord, ce qu’on nomme « fascisme » est un totalitarisme : il veut régir tous les aspects de notre vie. S’il n’est pas le seul, du moins est-il de ceux chez qui aucun nuage d’apparence ne vient embuer l’appréhension du fait. Les autres autoritaires, capitalistes et démocrates, s’il rêvent d’un monde bien tempéré, ne prétendent pas à une régence absolue. Plus, ils sont prêts à accepter, voire à susciter, des volants d’insolence et de liberté dans la mesure où ils savent y mettre pied et leur imposer, qui leur « bon goût », qui leur mercantilisme. Les démarches alternatives, malgré la sympathie que nous pouvons éprouver vis-à-vis d’elles, ne sont jamais, en dernière analyse, que l’invention de bourgeois pour réintégrer dans l’économie ceux de ses enfants qui prétendaient la renier en même temps que de peu coûteuses soupapes de sécurité pour les pouvoirs établis, puisque gérées par des individus qui pourraient plus dangereusement user de leurs énergies.

Pour le totalitariste, il ne saurait être question d’espace de liberté. Il doit tout être. Tout diriger. La pensée qui émerge dans une tête doit venir de lui ou la tête doit être tranchée. Nous pourrions dire, sans risque de trop nous tromper, que là où le démocrate châtre parfois et souvent intègre (en novlangue, ça s’écrit : récupère) le totalitariste tue.

Je parle donc je suis

Aujourd’hui, c’est moins le totalitarisme que nous devons craindre que son discours (il est partout) et la banalisation de ce dernier. Quand un membre du Parti communiste promis à un brillant avenir lançait des bulldozers sur des quartiers où vivaient les immigrés, il y a quelques années, était-ce du communisme ?

Quand un politicien du Rassemblement pour la République promis à un brillant avenir évoquait les « bruits » et les « odeurs » [1], était-ce du libéralisme ?

Charles Pasqua, quand il a pondu sa loi rétrograde, n’a pas agi autrement que les deux zozos ci-dessus évoqués. D’autres encore sont tombés dans cette horreur/erreur. Était-ce du gaullisme ?

La liste serait trop longue de ces incidents de la raison pour que nous les cataloguions ici — profitons-en pour saluer le travail du Réseau Voltaire qui se donne la peine de le faire à notre place.

Il serait injuste autant que stupide d’affirmer que messieurs Hue et Chirac soient des fascistes : l’un est stalinien et l’autre gaulliste — à chacun son culte, après tout. Pourtant, l’un comme l’autre, à ces instants, ont en commun de s’être fait porteurs d’une idéologie qu’on ne peut qualifier autrement que du terme raciste.

De même, dans les bistros, les bus, les trains de banlieue et les écrits de la presse, nous retrouvons comme axiome cette idée qu’il y a un problème, une angoisse, une insécurité (le mot est lâché). Cette insécurité s’exprimant indifféremment par le mythe de la dangerosité des banlieues, celui du méchant concurrent européen à qui l’on a inconsidérément ouvert les frontières, l’invasion des immigrés ou la trique du chômage.

Nous avons l’impression que tous les tenants du verbe politisé sont d’accord pour reconnaître un trouble, alors qu’il ne s’agit que de savoir si Machin a le droit de vivre comme il le veut et où bon lui semble.

Touches pas à ma production

Un autre aspect inhérent à la pensée autoritaire est le protectionnisme.

En même temps que l’on prône l’ouverture des frontières on diabolise le fait : d’une part en avertissant contre l’autre, l’étranger, d’autre part en agitant le spectre d’une non compétitivité économique… ça a au moins le mérite — pour les maniaques de la prétendue libre entreprise — de faire passer les restructurations et « dégraissages » en douceur.

Il faut dire que dans un pays comme la France où l’on cultive la « spécificité nationale » cela flatte le BOFisme (Beur-Oeuf-Fromagisme — pour les nouveaux venus —, théorie flattant la bêtise de groupe et qui pousse, par exemple, un spationaute à embarquer fièrement dans une capsule spatiale avec une baguette de pain) ambiant ou une bande de pauvres gosses conditionnés à foutre un rebeu dans la Seine.

De fait, où que nous tournions notre regard, force nous est faite de constater que les prolégomènes « fachos » sont acceptés. Si les méthodes proposées diffèrent, les bases restent les mêmes. À l’époque où l’on trafique les gènes de porcs pour sauver des vies humaines de maladies diverses, il y a encore des individus pour vouloir affirmer des différences malsaines entre êtres humains, pour vouloir établir des clivages entre esclaves salariés et esclaves RMIsés, pour vouloir opposer le keum à la frangine, pour vouloir nous faire avaler la coupe de l’autre jusqu’à la lie du solipsisme.

Et tout ça au nom d’une cohésion sociale. Alors, qu’en fait, il ne s’agit que d’écouler les stocks de téléphones portables, de capotes aromatisées à la peur, de mangas à la mords-moi la tendresse… de nous faire entrer dans le moule du bon consommateur endetté — et donc prisonnier du patron salvateur qui nous permet d’éponger nos déficits.

Au nom de la peur et de l’autre, on nous fourgue un avenir de milice et de pleutres… merci le siècle ! On croit mourir pour des idées, on vit pour des marchands de sable.

Tu cognes ; je frappe.

Face à cette « banalisation » des « idées fascistes », nous ne sommes pas désarmés, loin de là, mais il faut du courage.

D’abord, il y a les actes viscéraux comme ceux de ces compagnes et compagnons qui, sur un marché, reléguèrent par la force des militants du Front national jusqu’aux murs d’une pharmacie, jusqu’à accrocher leurs affiches à un distributeur de préservatifs. Dans la même catégorie réside une action comme le démantèlement d’un stand au salon du livre.

Au-delà du bien être que nous procurent ces interventions — et de la satisfaction qui s’en suivra lorsque nous en saoulerons nos descendants —, il nous faut être conscient qu’elles ne constituent pas une vraie forme de lutte à terme, même relayées par la presse. Objectivement, nous pouvons les qualifier de réactionnaires. Elles ne sont indispensables que si nous avalons cette couleuvre qu’on ne discute pas avec un « facho » (C’est vrai qu’on ne discute pas avec un « facho » puisque son opinion relève de la foi plus que de la raison, à moins d’être suicidaire ; mais l’attitude qui consiste à penser que l’autre, l’individu à qui l’on est confronté, n’est qu’un « facho », et seulement cela, nous semble malsaine et intolérante) et que nous en concluons que le cassage de gueule — qui n’a rien de libertaire — peut résoudre les problèmes.

C’est faire fi de la nature humaine, ce qu’un anarchiste ne peut se permettre. L’acte, frustrant pour la victime de la propagande totalitaire, qui consisterait à abattre sur la carcasse osseuse d’un individu fascisant une bonne et saine claque ne pourrait qu’induire une folle régression dans l’univers de l’enfant battu… et, au-delà et naturellement, une prompte agression qui ne se lèverait pas contre la main oppressive mais contre une plus faible. Par ailleurs, nous somme conscient qu’aucun recul significatif de l’autoritarisme ne peut advenir de ce constat d’échec qu’est la violence. Cette dernière ne pouvant se justifier que lorsque nous sommes personnellement confrontés à un danger physique immédiat.

Tu causes ; je parle.

L’autre voie qui s’offre à nous pour lutter contre les totalitarismes est celle de la propagande, de la discussion, des réunions publiques, des débats, des prises de parole et autres outils de communication — traditionnels, comme la presse écrite et la radio, ou modernes, comme Internet et les zines sur CD ROM.

Face à la bêtise raciste, il nous appartient de mettre en place des comités de vigilance, des centres où l’information puisse affluer afin que nous la répercutions, des lieux de réflexion et de débat, des espaces de confrontation des idées où chacun (et surtout ceux qui risquent de se laisser entraîner dans l’aveuglement fasciste) puisse venir confronter sa réalité à celle des autres. Il ne saurait être question que ces instances se constituent en tribunaux — sur quel droit subjectifs s’appuieraient-elles ? — mais simplement d’instaurer des lieux où se poser et se parler pendant que le dialogue est encore possible. L’attitude consistant à insulter la femme ou l’homme qui serait tenté de foutre dans l’urne un bulletin de vote favorable au Front national, par exemple, ne doit pas avoir sa place, de notre point de vue, chez des anarchistes. Si nous pensons que chaque individu est à même de se déterminer et de savoir ce qui est préférable à son bien-être et si nous pensons, de plus, que la liberté d’un seul est indispensable à la liberté de tous, nous ne pouvons pas nous ériger en juges ou en directeurs de consciences, pas plus qu’en bourreaux. Ce sont là des armes de prêtres et de politiciens ; de même que les armes sont celles des flics et des soldats.

Nous pouvons plus positivement user de tous les moyens dont nous disposons pour établir le dialogue avec l’ensemble des personnes qui nous entourent. Pas besoin de gros moyens pour organiser des rencontres, des fêtes, des débats ou pour distribuer des tracts, coller des affiches ou rédiger des brochures artisanales.

Dans le domaine qui nous intéresse, une brochure vient de sortir qui mériterait une large diffusion dans les quartiers. Elle est l’œuvre de compagnons de la CNT-AIT et s’intitule « Immigration : réponse aux mensonges racistes ! » [2].

Tu parles ; je suis.

Mais tout cela ne suffit pas. Même, ce ne peut être que l’adjuvant à notre outil premier : l’exemple. Car, en fin de compte, plus que n’importe quel discours, ce sont nos attitudes, nos pratiques, notre façon de nous adresser à ceux qui nous entourent et de vivre avec eux qui peuvent seuls servir d’armes effectives contre la bêtise totalitaire.

L’efficacité ne réside bien sûr dans aucun des éléments précédents pris isolément. Tout est question de circonstance. Il est des instants pour que le corps parle, d’autres pour la discussions et d’autres, enfin, et heureusement les plus nombreux où nous pouvons présenter, mettre en place et susciter des modes de relations humaines basés sur l’individualité et le respect des différences. Tout cela ne s’exclut pas.

Au delà de ces considérations tactiques, il est bien évident que la seule attitude à adopter pour éradiquer définitivement le risque « facho », en particulier, et autoritaire en général ne saurait être que de rejoindre la nébuleuse libertaire (anarchiste si possible ; mais libertaire est un bon début) tant la mauvaise herbe autoritariste est vivace et fleurit vite sur la plus petite aire de charnier mental.

Alain L’Huissier
Groupe de la Villette (Paris)


[1Pour ceux qui sont trop jeunes ou qui ont oubliés, nous ne résisterons pas à l’idée de leur livrer la période dans son intégralité : « Comment voulez-vous, que le travailleur français qui travaille avec sa femme, et qui ensemble gagnent environ 15 000 FF, qui voit sur le bas du palier à côté de son HLM, entassée, une famille, avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, et qui gagne 50 000 FF de prestations sociales sans naturellement travailler, si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, et bien le travailleur français, sur le palier il devient fou. Ce n’est pas être raciste que de dire cela, nous n’avons plus les moyens d’honorer le regroupement familial, et il faut enfin ouvrir le grand débat qui s’impose dans notre pays, qui est un vrai débat moral pour savoir s’il est naturel que les étrangers puissent bénéficier au même titre que les Français d’une solidarité nationale à laquelle ils ne participent pas puisqu’ils ne payent pas d’impôts. »
(Jacques Chirac, 1991)

[2Pour se la procurer, pour 20 FF (frais de port inclus), chèque à l’ordre de « guerre sociale » : CNT-AIT Interco Doubs, c/o CESL, BP 121, 25014 Besançon Cedex.