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Italie

L’Invention d’une ethnie

Le jeudi 24 avril 1997.

C’est une course contre la montre. Qui arrivera le premier à conditionner durablement le futur du pays ? La ligue du Nord de son côté a la conviction, confortée par de multiples signes, que l’Italie ne sera pas prête à entrer dans l’Europe de Maastricht dans les temps impartis et que ce fait provoquera l’agressivité de la classe industrielle « nordiste », peu disposée à perdre l’opportunité d’un marché européen entièrement intégré, ce qui fournira du carburant au projet de Bossi.

Les autres, de leur côté, sont contraints de trouver l’élan qui sache allier les lenteurs d’une restructuration de la dépense publique en mesure d’être par leur propre électorat de référence avec la rapidité d’une réforme d’appareil capable de détourner vers des questions de détail le mécontentement sur lequel surfe la Ligue.

La stratégie de la Ligue du Nord

Un fait certain est que la Ligue, plus d’une fois donnée pour écrasée, est toujours sur pied, alimentée par un système qui a fait de la corruption et du vol ses piliers fondamentaux. L’alliance nationale sacrée mise sur pied sur les cendres de la défunte unité antifasciste pour être retournée contre Bossi et les siens, contre le début de la campagne sécessionniste, se craquelle déjà sous les coups de massue de la nouvelle affaire de corruption de La Spezia. Et il est facile de prévoir que si l’enquête de la magistrature prend son envol et se dirige vers le haut, le barrage anti-léguiste montrera le flanc à tous les démagogues « padaniens » [1].

L’initiative même de la police contre le siège milanais du « Carrocio » [2] démontre la nervosité de la majorité, désireuse de fermer rapidement la partie grâce aux instruments habituels de la répression avant qu’il ne soit trop tard. La course contre le temps est en plein déroulement.

Pendant ce temps la Ligue tire avantage du climat de « martyre » qui lui est offert, cherchant à répéter les scénarios, vus et revus, qui sont à l’origine du mouvement indépendantiste.

Les rites mystiques (l’ampoule d’eau du pauvre Pô, tant massacré par les padaniens eux-mêmes) se combinent avec le besoin de sang (l’ex-chef de la police cogné par ses ex-gars) dans la tentative grotesque de donner vie à une ethnie qui n’existe pas. Mais peut-être est-ce réellement dans la tentative de transformer la classe des industriels et leurs fidèles serviteurs, unis par des intérêts économiques, de boutique, en une ethnie territoriale, qu’est la clé nécessaire pour comprendre les coups de force continus d’un mouvement plus intéressé à se créer des bases durables qu’à poursuivre des résultats politiques immédiats.

Transformer le mouvement de protestation dû à la réaction aux affaires de corruption et la révolte fiscale en un mouvement politique : voilà l’objectif d’une direction qui, une fois consommée la rente des positions acquises grâce aux alliances alternatives avec la droite puis la gauche, n’a plus d’autre choix que de jouer « dur » pour se retailler un espace propre et se conquérir une militance fidèle.

D’autre part, le cadre général est favorable. Le processus fédéraliste européen montre ses limites après que la réunification ait rendu à l’Allemagne son rôle traditionnel de grande puissance, tandis que la disparition imprévue de l’URSS a fait décroître l’intérêt du lien défensif qui était à la base du choix européen. Dans un contexte où l’effective fédéralisation de l’Europe semble s’éloigner pour laisser place à des accords de pouvoir d’aires économiques fortes bien déterminées, l’idée de la Ligue de s’accrocher au carrosse des vainqueurs peut trouver, au-delà des Alpes, des terrains favorables. Le problème pour la Ligue est de conquérir la majorité des populations des régions les plus riches du pays, de la convaincre de la nécessité d’une alliance interclassiste scellée par un pacte de sang néo-éthnique et guidée par la bourgeoisie industrielle, et de la porter à la conquête des pays de Cocagne représentés par le noyau dur des nouveaux patrons de l’Europe.

La sécession et au-delà

La sécession est le mot magique qui devrait amorcer cette transformation, ce sentiment ethnique, cette naissance d’une nationalité séditieuse, confirmant en cela cette vérité historique parfois incomprise ou refoulée : ce sont les États modernes (même à l’état embryonnaire) qui créent les nations, et non le contraire.

En cela réside tout le caractère social de la Ligue qui intelligemment utilise les diverses formes de malaise existantes, qui prennent leur origine dans la réalité de l’exploitation capitaliste et de l’oppression étatique, pour les retourner contre les secteurs les plus faibles, différents, et les moins intégrés, présentés comme la cause réelle du mal-être nordiste tant médiatisé. Ainsi le vrai visage de la Ligue émerge violemment : d’une part diviser les travailleurs, salariés ou chômeurs, qu’ils soient nationaux ou immigrés, et d’autre part en récupérer une partie avec le mirage du bien-être et de la puissance économique de la « patrie padanienne ».

Massimo Varengo
extrait de Umanita Nova


[1La Padanie est la plaine du Pô, qui coule des montagnes du Piémont jusqu’à la Vénétie pour se jeter dans la Méditerranée. La ligue du Nord (ex-ligue lombarde) prétend que c’est un foyer de civilisation supérieure et que le reste de l’Italie est peuplé de « maures ».

[2Littéralement : le carrosse, dans le sens de char de combat médiéval, qui est le symbole de ce parti.