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À propos de l’union libre

Le jeudi 24 avril 1997.

Jean Grave fut parmi l’un des militants anarchistes qui travailla avec le plus d’acharnement à la diffusion des idées libertaires. Né en 1854, dans le Puy-de-Dôme, mort en 1939 dans le Loiret, il assuma successivement, fait remarquable, la publication régulière pendant trente ans du Révolté, de La Révolte et des Temps nouveaux. C’est en 1860 que la famille Grave, abandonnant l’Auvergne, vint s’installer à Paris. Le petit Jean fréquente alors assidûment l’école des frères et obtient son certificat d’études. Lorsque survient le siège de Paris et la Commune, voilà cinq ans qu’il a choisi le métier de cordonnier. Simple ouvrier, il partage avec son père, alors garde national, une solide conviction républicaine. Entrant en 1877 au parti des travailleurs de France, il rompt trois ans plus tard avec celui-ci. Désormais Jean Grave consacre toute son énergie à la cause libertaire. Ne possédant pas de grands talents d’orateur, c’est par l’écrit qu’il décide de propager la pensée anarchiste et c’est en tant que journaliste qu’il consacre la plus grande partie de sa vie à la défense et à la promotion de la presse libertaire.

Ayant condamné tout d’abord sévèrement le réformisme coopératif et syndical, il se rendit compte que le Grand Soir n’était pas pour demain. La besogne révolutionnaire consistait essentiellement « à fourrer des idées dans la tête des individus ». Faisant appel à de nombreuses personnalités de son temps, Mirbeau, Luce, Pissaro, Signac, etc., il contribue efficacement au renforcement du rayonnement des idées libertaires.

Parmi ses principales œuvres, nous retiendrons La Société future ; L’Individu et la société ; L’Anarchie, son but, ses moyens ; Réforme et révolution et enfin La Société mourante et l’anarchie. C’est de cette œuvre que nous extrayons les lignes que l’on lira ci-dessous. Écrites en 1893, elles posent déjà le problème des relations affectueuses et amoureuses entre l’homme et la femme en tant qu’individus libres et responsables.



Les anarchistes repoussent l’organisation du mariage. Ils disent que deux êtres qui s’aiment n’ont pas besoin de la permission d’un troisième pour coucher ensemble ; du moment que leur volonté les y porte, la société n’a rien à y voir, et encore moins à intervenir. Les anarchistes disent encore ceci : par le fait qu’ils se sont donnés l’un à l’autre, l’union de l’homme et de la femme n’est pas indissoluble, ils ne sont pas condamnés à finir leurs jours ensemble, s’ils deviennent antipathiques l’un à l’autre. Ce que leur libre volonté a formé, leur libre volonté peut le défaire.

Sous l’empire de la passion, sous la pression du désir, ils n’ont vu que leurs qualités, ils ont fermé les yeux sur leurs défauts, ils se sont unis, et voilà que la vie commune efface les qualités, fait ressortir défauts, accuse des angles qu’ils ne savent arrondir ; faudra-t-il que ces deux êtres, parce qu’ils se sont illusionnés dans un moment d’effervescence, paient de toute une vie de souffrance l’erreur d’un moment qui leur a fait prendre pour une passion profonde et éternelle ce qui n’était que le résultat d’une surexcitation des sens ?

Allons donc ! Il est temps de revenir à des notions plus saines. Est-ce que l’amour de l’homme et de la femme n’a pas été toujours plus fort que toutes les lois, toutes les pruderies, toutes les réprobations que l’on a voulu attacher à l’accomplissement de l’acte sexuel ?

Est-ce que malgré la réprobation que l’on a jetée sur la femme qui trompait son mari — nous ne parlons pas de l’homme qui a toujours su faire la part large dans les mœurs — cela a empêché un seul moment les femmes de faire leur mari cocu, les filles de se donner à celui qui leur avait plu ou avait su profiter du moment où les sens parlaient plus fort que la raison ? L’histoire, la littérature, ne parlent que d’hommes ou de femmes cocufiés, de filles séduites. Le besoin génésique est le premier moteur de l’homme : on se cache, mais on cède à sa pression.

Pour quelques esprits passionnés, faibles ou timorés qui se suicident avec l’être aimé, parfois n’osant rompre avec les préjugés, n’ayant pas la force morale de lutter contre les obstacles que leur opposent les mœurs, et l’idiotie de parents imbéciles, innombrable est la foule de ceux qui se moquent des préjugés… en cachette. Cela a seulement contribué à nous rendre fourbes et hypocrites et voilà tout.

Pourquoi vouloir s’entêter à réglementer ce qui a échappé à de longs siècles d’oppression ? Reconnaissons donc, une bonne fois pour toutes, que les sentiments de l’homme échappent à toute réglementation et qu’il faut la liberté la plus entière pour qu’il puisse s’épanouir complètement et normalement. Soyons moins puritains et nous serons plus francs, plus moraux.

L’homme propriétaire, voulant transmettre à ses descendants le fruit de ses rapines, la femme ayant été jusqu’ici considérée comme inférieure, et plutôt comme une propriété que comme un associé, il est évident que l’homme a façonné la famille en vue d’assurer sa suprématie sur la femme et pour pouvoir, à sa mort, transmettre ses biens à ses descendants, il a fallu qu’il rendit la famille indissoluble. Basée sur les intérêts et non sur l’affection, il est évident qu’il fallait une force et une sanction pour l’empêcher de se désagréger sous les chocs occasionnés par l’antagonisme des intérêts.

Or, les anarchistes, que l’on a accusés de vouloir détruire la famille, veulent justement détruire cet antagonisme, la baser sur l’affection pour la rendre durable. Ils n’ont jamais érigé en principe que l’homme et la femme à qui il plairait de finir leurs jours ensemble ne pourraient le faire sous prétexte que l’on aurait rendu les unions libres. Ils n’ont jamais dit que le père et la mère ne pourraient élever leurs enfants, parce qu’ils demandent qu’on respecte la liberté de ces derniers, qu’ils ne soient plus considérés comme une chose, comme une propriété par leurs ascendants. Certainement, ils veulent abolir la famille juridique, ils veulent que l’homme et la femme soient libres de se donner et de se reprendre quand cela leur fait plaisir. Ils ne veulent plus d’une loi stupide et uniforme réglementant leurs rapports dans des sentiments si complexes et si variés que ceux qui procèdent de l’amour.

Si les sentiments de l’être humain sont portés vers l’inconstance, si son amour ne peut se fixer sur le même objet, comme le prétendent ceux qui veulent réglementer les relations sexuelles, que nous importe ! Que pouvons-nous y faire ? Puisque, jusqu’à présent, la compression n’a pu rien empêcher que de nous donner des vices nouveaux, laissons donc libre la nature humaine, laissons-la évoluer où la portent ses tendances, ses aspirations. Elle est, aujourd’hui, assez intelligente pour savoir reconnaître ce qui lui est utile ou nuisible, pour reconnaître, par l’expérience, dans quel sens elle doit évoluer. La loi d’évolution fonctionnant librement, nous sommes certains que ce seront les plus aptes, les mieux doués qui auront chance de survivre et de se reproduire. La tendance humaine, au contraire, est-elle comme nous le pensons, portée vers la monogamie, vers l’union durable de deux êtres qui, s’étant rencontrés, ayant appris à se connaître et s’estimer, finissent par ne plus faire qu’un, tellement leur union devient intime et complète, tellement leurs volontés, leurs désirs, leurs pensées deviennent identiques, ceux-là auront encore bien moins besoin de lois pour les contraindre à vivre ensemble ; est-ce que leur propre volonté ne sera pas le plus sûr garant de l’indissolubilité de leur union ?

Quand l’homme et la femme ne se sentiront plus rivés l’un à l’autre, s’ils s’aiment vraiment, cet amour aura pour résultat de les amener, réciproquement, à chercher et mériter l’amour de l’être qu’ils auront choisi. Sentant que le compagnon ou la compagne que l’on aime peut s’envoler du nid du jour où il n’y trouverait plus la satisfaction qu’il avait rêvée, chaque individu mettra tout en œuvre pour se l’attacher complètement. Comme dans ces espèces d’oiseaux où, à la saison des amours, le mâle revêt un plumage nouveau et éclatant pour séduire la femelle dont il veut s’attirer les faveurs, les humains cultiveront les qualités morales qui doivent les faire aimer et rendre leur société agréable. Basées sur ces sentiments, les unions seront rendues indissolubles plus que ne pourraient le faire les lois les plus féroces, la compression la plus violente.

Nous n’avons pas fait la critique du mariage actuel qui équivaut à la prostitution la plus éhontée : mariages d’affaires, où les sentiments affectifs n’ont rien à voir, mariages de convenance arrangés — dans les familles bourgeoises surtout — par les parents, sans consulter ceux que l’on unit ; mariages disproportionnés où l’on voit de vieux gâteux unir, grâce à leur argent, leur vieille carcasse menaçant ruine, à la fraîcheur et à la beauté de toutes jeunes filles ; vieilles drôlesses achetant, à force d’écus, la complaisance de jeunes marlous payant, de leur peau et d’un peu de honte, la soif de s’enrichir. Cette critique a été faite et refaite, à quoi bon y revenir ? Il nous a suffi de démontrer que l’union sexuelle n’a pas toujours revêtu les mêmes formalités, qu’elle ne peut atteindre sa plus grande dignité qu’en se débarrassant de toute entrave. À quoi bon chercher autre chose ?

Jean Grave