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Lecture

La Confédération Générale du Travail

des soviets partout… même en Russie !
Le jeudi 15 mai 1997.

La CNT région parisienne a réédité en un seul volume de 240 pages deux brochures d’Émile Pouget, secrétaire général adjoint de la CGT de 1901 à 1907 : la Confédération générale du travail et le Parti du travail, auxquelles elle a adjoint une introduction de Jacques Toublet, intitulée l’Anarcho-syndicalisme, l’autre socialisme, qui est une étude fouillée sur les différents aspects du syndicalisme, sur ses dérives, la faillite du système communiste autoritaire, sur l’actualité de l’anarcho-syndicalisme.

À l’heure où il ne manque pas de bons apôtres pour prédire la faillite totale du syndicalisme, la lecture de ces textes est roborative.

Dans un style clair, précis, E. Pouget explique ce qu’est la CGT, ce qu’il entend par « Parti du travail ». La « doctrine » de l’anarcho-syndicalisme est nettement définie et réfute ainsi les arguments de ses adversaires.

La neutralité politique, par exemple, n’est pas le désir de rester dans le cadre étroit du corporatisme, « de ne rien voir au-delà des besognes momentanées et restreintes d’une défense professionnelle s’adaptant à la société capitaliste ». Cela, c’est du réformisme. Pour les syndicalistes révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes, le but à atteindre, c’est la disparition du salariat et du patronat, et de l’État. Pour ce faire, il faut préparer, sans interventions extérieures (partis politiques), la grève générale, l’expropriation capitaliste et la réorganisation sociale avec, pour base, le syndicat qui, de groupement de résistance se transforme en groupement de production et de répartition.

Il est opportunément utile de rappeler aussi que « la CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du patronat et du salariat ».

Émile Pouget disait aussi que le Parti du travail est un parti d’intérêts. Il ignore les opinions des individus qui le constituent, il ne coordonne que les intérêts tant matériels que moraux et intellectuels de la classe ouvrière. Un travailleur peut avoir des conceptions philosophiques, politiques baroques, il pourra croire en un dieu quelconque ou en l’État, il a sa place aux côtés de ses camarades, car ce que le Parti du travail condamne, c’est l’exploitation des idées idéologiques, politiques ou philosophiques, l’intervention du prêtre, du politicien, lesquels vivent de spéculations sur les croyances. Le Parti du travail groupe ceux qui vivent de leur travail contre ceux qui vivent de l’exploitation humaine. Il coordonne des intérêts et non des opinions. Cette communauté d’intérêts absorbe les divergences individuelles et donne au Parti du travail une supériorité d’action en le mettant à l’abri des tares des partis politiques.

Dans les partis, l’objectif est la politique, en leur sein il y a des exploités et des exploiteurs, même dans les partis socialistes. L’action parlementaire les dépouille des caractères spécifiques du socialisme, et ils ne sont plus que des partis démocrates « à allure simplement plus accentuée ».

Pouget était persuadé que le Parti du travail, le syndicat, donc, n’avait pas à craindre que des individualités satisfassent des ambitions personnelles, celles-ci ne pouvant se réaliser que dans les partis politiques. Ceux qui, au sein du syndicat, seraient tentés d’agir en ce sens n’arriveraient qu’à s’éliminer du bloc ouvrier.

Pourtant, depuis, on a bien vu que l’on pouvait faire de longues carrières dans les sphères dirigeantes des syndicats, des fédérations, des confédérations, même si les émoluments n’ont rien de comparable à ceux d’un P.-D.G. d’Alcatel ou de l’Oréal. On a vu aussi que le syndicalisme n’a pas pu se protéger de la mainmise du politique, bien que Pouget ait estimé « hors de toute hypothèse qu’il subisse, dans son ensemble, une déviation qui ne serait rien moins que sa propre négation ». C’est cependant ce qui s’est passé, surtout après la Seconde Guerre mondiale, lorsque, après la scission de 1947, le parti communiste prit à peu près tous les postes de direction de la CGT.

Cependant, l’empreinte de l’anarcho-syndicalisme était si forte que même les organisations syndicales inféodées ont toujours pris soin de proclamer leur indépendance vis-à-vis du patronat, de l’État et des partis politiques. On n’a pas connu dans ce pays les « liaisons organiques », l’imbrication des syndicats et des partis socialistes comme ils existaient (ou existent encore) dans les pays de tradition social-démocrate, et la « courroie de transmission » Parti/syndicat utilisée dans les pays soviétiques n’a pas fonctionné ici de la même façon. Bien que réduits souvent en difficulté, liés aussi à des rapports de force, des îlots de libre expression, d’action, ont pu exister au sein de la CGT, même dans la période de forte domination du Parti communiste.

Si Pouget a péché par excès d’optimisme en pensant qu’il serait impossible qu’il existe des fonctionnaires syndicaux ou que le syndicalisme pourrait être contaminé par les partis politiques, l’histoire nous a montré que sa conception du Parti du travail, celle de l’anarcho-syndicalisme, est toujours celle qui permettra que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Formule qui fera s’esclaffer nos modernes théoriciens ; mais toutes les déviations que nous avons subies prouvent bien que c’est sur cette base-là que se reconstruira le mouvement ouvrier [1].

On se posera légitimement la question : pourquoi une doctrine de lutte de classes aussi claire, un engagement des militants syndicalistes révolutionnaires et anarcho-syndicalistes sans aucune ambition personnelle a échoué ; a été submergée par ses adversaires serait plus exact. Parce que, nous explique Toublet, alors que les anarcho-syndicalistes, dénués de sectarisme, voulaient que fussent groupés dans le syndicat tous les travailleurs, de quelque tendance qu’ils soient, ou sans tendance ; ils voulaient une organisation unique pour la classe ouvrière. Et aussi longtemps que les syndicalistes révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes purent maintenir cette orientation, la CGT resta unie et agit pour réaliser ses objectifs : l’abolition du patronat, du salariat et de l’Etat, sans négliger la revendication quotidienne.

Mais les partisans en son sein de la stratégie électorale (les marxistes) et les réformistes, qui recherchaient avant tout l’entente avec les pouvoirs publics et le patronat, prirent le dessus et conquirent la majorité, donc les postes de responsabilité. « La confiance mise par la CGT dans la démocratie et l’État bourgeois, pendant et après la guerre, pour réaliser une partie du programme syndicaliste était en opposition flagrante avec la Charte d’Amiens, qui rompait publiquement avec cette démocratie et son État et n’attendait rien que de l’action directe des travailleurs » (Pierre Besnard). Dès lors, la CGT, bien qu’elle ait encore soutenu de durs combats, remit dans les mains des partis politiques le soin de changer la société. Elle ne pourrait être qu’une force d’appoint.

Enfin, les scissions qui ont eu lieu depuis la fin de la Première Guerre mondiale ont considérablement affaibli le syndicalisme en France. Il est devenu de plus en plus réformiste, et la transformation de la société n’est plus beaucoup à l’ordre du jour. Au dernier congrès de la CGT, il a fallu une bataille acharnée pour que la Confédération conserve en référence la « socialisation des moyens de production et de distribution » comme objectif… imprécis et lointain.

L’organisation spécifiquement anarcho-syndicaliste n’a guère profité de ce déclin. Toutefois, il semble bien que la situation soit en train d’évoluer favorablement pour la CNT. Souhaitons que ce mouvement se développe de telle façon qu’une puissante organisation syndicale puisse se recréer à partir de lui et sur ses bases. Car, comme l’écrit Emile Pouget : « L’accord pour la vie est, pour la perpétuation de la société humaine, autrement primordial que la féroce lutte pour l’existence, chère aux exploiteurs ».

André Devriendt


Émile Pouget : La Confédération générale du travail, suivi du Parti du travail et d’une bibliographie d’Emile Pouget par Renée Lamberet.
Introduction : Anarcho-syndicalisme, l’autre socialisme, par Jacques Toublet
Éditions CNT — Région parisienne — 240 pages — 60 F.


[1Le mot ouvrier est pris au sens large.