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Voter pour s’opposer au fascisme ?

Le jeudi 15 mai 1997.

Nous (nous, c’est-à-dire le comité de rédaction du Monde libertaire) avons reçu dans le courrier adressé au journal les deux textes que vous pourrez lire ci-dessous.

Dans celui que nous envoie un groupe de libertaires d’Aix-en-Provence s’exprime une opinion peu courante parmi les libertaires, en tout cas chez ceux qui écrivent ou s’expriment par un moyen ou par un autre. C’est pour cette raison même que nous le publions (en outre, il n’est pas sans rappeler quelques-unes des remarques hérétiques de Camillo Berneri).

Le second envoi, quant à lui, en s’appuyant sur des extraits d’un discours de Durruti, répondait par avance à cette argumentation. De quoi, sans doute, alimenter les débats dans les groupes libertaires.



L’attitude traditionnellement indifférente, et plutôt hostile à la participation à toute élection dans le système de l’État démocratique doit-elle être toujours maintenue quelle que soit la conjoncture politique ? Et, en particulier, en cas de menace fasciste déclarée, et en position de force ?

L’exemple de Vitrolles et d’autres municipalité tombées démocratiquement aux mains du Front national doit-il laisser les libertaires inactifs et figés dans leur attitude de maintien à l’écart du jeu électoral ?

S’il ne peut être question pour les formations libertaires de se présenter aux élections, ni de soutenir un parti politique quelconque, ne peut-il être envisagé de peser quelque peu, même par le bulletin de vote, contre la montée d’un parti fasciste ?

Souvenons-nous qu’en 1936, en Espagne, le mouvement anarchiste avait donné le mot d’ordre de voter pour les formations du Front populaire qui s’étaient engagées à faire sortir de prison les victimes de la majorité de droite de 1934, élue, en partie, grâce à l’abstention massive des paysans et des ouvriers. Et que cette participation de 1936, sans soutien explicite aux partis de gauche, avait été à l’origine d’un raz-de-marée électoral qui amena l’Espagne à une véritable révolution.

Aujourd’hui, en France, là où le FN est en position de gagner, ne convient-il pas de faire voter pour ses adversaires ? Sans s’engager avec eux, mais en estimant qu’ils représentent un moindre mal ; alors que la politique du pire peut mener à des situations difficilement réversibles, même à long terme.

Sans nourrir d’illusions sur les partis politiques de gauche, ou écologiques, ni sur la démocratie formelle, il est quand même sage de penser que laisser un mouvement fasciste prendre le pouvoir, ne serait-ce qu’à l’échelon municipal, signifie une considérable régression par rapport aux libertés publiques et aux droits sociaux acquis depuis des siècles. Et qu’il vaut mieux, dans la mesure du possible, prévenir cette régression que, plus tard, avoir à en guérir.

Un groupe de libertaires d’Aix-en-Provence.


SOS-Racisme vient de créer un « Comité civique » avec le soutien d’intellectuels, de comédiens et d’« acteurs sociaux ». Ce comité appelle à voter, pour faire barrage au Front national, en affirmant que l’abstention est encore la meilleure « alliée du FN ».

Voilà donc le seul programme électoral des partis politiques de gauche et d’extrême gauche : non pas transformer la société, non pas mettre fin à l’exploitation, non, il s’agit simplement de faire opposition aux thèses de l’extrême droite en glissant tout aussi simplement un bulletin dans l’urne.

Les salariés, les chômeurs, les précaires sont appelés à voter à gauche pour « barrer la route au FN », pour le reste qu’ils ne se fassent pas trop d’illusions. Faire avaler ça aux citoyens de ce pays, c’est vraiment les prendre des cons !

Comment peut-on ignorer que le FN se développe précisément en jouant à fond du système électoral ?

Dans les circonscriptions où les candidats FN sont en première position quel barrage leur opposent les pléthores de candidats de gauche comme de droite ? Aucune ! Dans une triangulaire où le candidat FN est le mieux placé, ceux qui votent pour les autres contribuent à l’élection du candidat FN. C’est de cette mathématique électorale que se nourrissent les candidats du FN.

N’oublions jamais que Mussolini et Hitler ont pris le pouvoir en toute légitimité par les élections. L’histoire sociale nous apprend que les sociaux-démocrates utilisent depuis toujours l’argument de la montée du fascisme pour aller à la pêche aux voix, ce faisant, ils ne lui ont jamais barré quoi que ce soit.

En 1932, à Barcelone, l’anarchiste Buenaventura Durruti disait ceci :

« Les socialistes et les communistes disent que nous abstenir aux élections, c’est favoriser le fascisme, mais comme nous avons toujours dit que l’État est un instrument d’oppression au service d’une caste, nous restons fidèles à nous-mêmes. Et comme nous pensons que le mouvement de libération doit toujours faire face à l’État, voilà pourquoi nous prônons l’abstention électorale active. Active, c’est-à-dire que, tout en nous abstenant de la stupidité électorale, nous devons rester vigilants dans les lieux de production et dans la rue.

 »Les vrais bandits, les vrais malfaiteurs, ce sont les politiciens qui ont besoin de tromper et d’endormir les ouvriers en leur promettant la semaine des quatre jeudis pour leur arracher un vote qui les porte au Parlement et leur permette de vivre en parasite de la sueur des ouvriers.

 »Lorsque nos camarades députés socialistes ont eux aussi uni leurs voix à cette cohorte d’eunuques, ils ont montré leur vrai visage. Car il y a de nombreuses années qu’ils ont cessé d’être des ouvriers, et par conséquent des socialistes. Ils vivent de leur activité de député.

 »Que les républicains socialistes le sachent : ou bien ils résolvent le problème social, ou bien c’est le peuple qui le résoudra. Nous pensons que la République ne peut pas le résoudre. Aussi, disons nous clairement à la classe ouvrière qu’il n’y plus qu’un dilemme : ou mourir comme des esclaves modernes, ou vivre comme des hommes dignes par la voie directe de la révolution sociale.

 »Vous donc, ouvriers qui m’écoutez, sachez à quoi vous en tenir. C’est de vous que dépend le changement du cours de votre vie. »

Quatre ans plus tard, le 19 juillet 1936, les anarchistes espagnols, et parmi eux Durruti, barraient la route au coup d’État fasciste par les armes et par la révolution sociale, pendant ce temps les députés parlementaient…

Groupe Albert Camus de la Fédération anarchiste