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Syndicalisme et anarchisme

Le jeudi 22 mai 1997.

Est-il encore utile de revenir sur ce vieux débat ? Bientôt quatre-vingt-dix années se seront écoulées depuis la polémique Monatte-Malatesta, où le jeune syndicaliste révolutionnaire ardent et le vieux lion anarchiste s’opposèrent à propos de la compréhension que les révolutionnaires devaient avoir du mouvement ouvrier et de ses formes d’organisation.

Et d’abord que dirent-ils, quels arguments échangèrent-ils, nos deux polémistes ? Les connaît-on vraiment ? Et sait-on que, sur nombre de sujets, surtout sur leurs conséquences pratiques, les deux militants exprimaient des positions analogues.

Premier round : Pierre Monatte, pour le syndicalisme révolutionnaire et la CGT

Pour Monatte, le syndicalisme révolutionnaire, à la différence de ses deux aînés, le socialisme et l’anarchisme, a peu philosophé et s’est surtout caractérisé par les actes. Il existe néanmoins beaucoup de points communs entre le syndicalisme révolutionnaire et l’anarchisme : tous deux entendent extirper le capitalisme et le salariat de la société humaine. Le syndicalisme, en outre, a exprimé un réveil du mouvement ouvrier et il a rappelé l’anarchisme à ses origines ouvrières. Et les anarchistes ont beaucoup agi pour entraîner le mouvement ouvrier vers la voie révolutionnaire et vers l’action directe.

La CGT (celle de 1907, faut-il le rappeler ?) se déclare révolutionnaire, sans attache avec quelque parti politique que ce soit. Et, alors que dans les autres pays d’Europe, dominent les organisations social-démocrates, la force et le dynamisme ouvriers, en France, se trouvent du côté du syndicalisme révolutionnaire, structure non autoritaire, non centralisée. « L’idée de faire du prolétariat, organisée en "sociétés de résistance", l’agent de la révolution sociale fut l’idée mère, rappelle Monatte, l’idée fondamentale de la grande Association internationale des travailleurs fondée en 1864, à Londres. […] Les idées d’autonomie et de fédération, si en honneur parmi nous, ont jadis inspiré tous ceux qui dans l’Internationale se sont cabrés devant les abus de pouvoir du conseil général et, après le congrès de La Haye, ont adopté ouvertement le parti de Bakounine. »

En grandissant, la CGT s’est placée en dehors de la politique (nous dirions aujourd’hui du parlementarisme). Une coalition de guesdistes, d’anarchistes, de blanquistes réussit à résister aux sirènes intégrationnistes mises en œuvre par les gouvernements de la gauche de l’époque : « J’appelle sur ce point [de l’entente entre les tendances socialistes révolutionnaires], dont l’importance est extrême, continue Monatte, toute l’attention de nos camarades non français — ni la réalisation de l’unité ouvrière ni la coalition des révolutionnaires n’auraient pu, à elles seules, amener la CGT à son degré actuel de prospérité et d’influence, si nous n’étions pas restés fidèles, dans la pratique syndicale, à ce principe fondamental qui exclut en fait les syndicats d’opinion : « un seul syndicat par profession et par ville ». La conséquence de ce principe, c’est la neutralisation politique du syndicat, lequel ne peut ni ne doit être ni anarchiste ni guesdiste, ni allemaniste, ni blanquiste mais simplement ouvrier. Au syndicat, les divergences d’opinion, souvent si subtiles, si artificielles, passent au second plan ; moyennent quoi, l’entente est possible. Dans la vie pratique, les intérêts priment les idées : or toutes les querelles entre les écoles et les sectes ne feront pas que les ouvriers, du fait même qu’ils sont tous pareillement assujettis à la loi du salariat, n’aient des intérêts identiques. […] À ce syndicalisme d’opinion qui a produit, en Russie par exemple, des syndicats anarchistes, en Belgique et en Allemangne, des syndicats chrétiens et des syndicats social-démocrates, il appartient aux anarchistes d’opposer un syndicalisme à la manière française, un syndicalisme neutre ou, plus exactement, indépendant. De même qu’il n’y a qu’une classe ouvrière, il faut qu’il n’y ait plus, dans chaque métier et dans chaque ville, qu’une organisation ouvrière […]. À cette condition seule, la lutte de classe (cessant d’être entravée à tout instant par les chamailleries des écoles et des sectes rivales) pourra se développer dans toute son ampleur… »

Deuxième round : Errico Malatesta, pour l’anarchisme et la solidarité morale

Il importe, d’abord, réplique Malatesta, de ne pas confondre le mouvement ouvrier, qui est un fait et un terrain particulièrement « favorable à notre propagande », et le syndicalisme, qui désigne une doctrine.

« Je suis, déclare ensuite Malatesta, aujourd’hui comme hier, un syndicaliste, en ce sens que je suis partisan des syndicats. » Il exprime ensuite un accord pour s’opposer aux syndicats d’opinion : « Je veux, au contraire, des syndicats largement ouverts à tous les travailleurs, sans distinction d’opinion, des syndicats absolument neutres. » Travailler dans les syndicats, certes, mais, en aucun cas, en renonçant à « nos plus chères idées. Au syndicat, nous devons rester des anarchistes, dans toute la force et l’ampleur de ce terme ». Le mouvement ouvrier n’est qu’un moyen ; il ne s’agit pas d’oublier « que la révolution anarchiste que nous voulons, poursuit Malatesta, dépasse de beaucoup les intérêts d’une classe : elle se propose la libération complète de l’humanité actuellement asservie, du triple point de vue économique, politique et moral. […] Je le répète : il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières. D’abord pour y faire de la propagande anarchiste ; ensuite parce que c’est le seul moyen pour nous d’avoir à notre disposition, le jour venu, des groupes capables de prendre en main la direction de la production ».

L’erreur fondamentale des syndicalistes révolutionnaires, continue Malatesta, est leur conception trop simpliste de la lutte de classes. Les intérêts économiques de tous les ouvriers, de tous les salariés, dirions-nous aujourd’hui, ne sont pas automatiquement et immédiatement solidaires. Il existe, de fait, des conflits d’intérêts entre les catégories de salariés — cette situation découle de la loi de concurrence universelle qui dérive du régime de propriété privée et qui ne s’éteindra qu’avec lui. La défense directe des intérêts économiques n’est donc pas suffisante pour faire apparaître, en conclusion de cette seule pratique, des sentiments de solidarité envers l’ensemble des exploités. « Cependant, remarque Malatesta, parmi les prolétaires, la solidarité morale est possible, à défaut de solidarité économique. Les ouvriers qui se cantonnent dans la défense de leurs intérêts corporatifs ne la connaîtront jamais, mais elle naîtra du jour où une volonté commune de transformation sociale aura fait d’eux des hommes nouveaux. »

Les autres critiques formulées n’ont pas la même hauteur de vue. Par exemple, lorsqu’il affirme que tout anarchiste qui deviendra permanent syndical sera perdu pour l’anarchisme, il occulte certaines des déterminations personnelles qui motivent les individus. Son erreur vient qu’il généralise trop et oublie les exceptions… Il semble, certes, décrire par avance la vie de Léon Jouhaux qui fut le candidat des révolutionnaires au secrétariat de la CGT pour devenir, quelques années plus tard, le leader de la tendance réformiste. Mais l’affirmation mécaniste et méprisante de Malatesta ne s’applique pas à certains militants. Et à Monatte lui-même, qui eut le courage de démissionner de sa responsabilité confédérale pendant la guerre afin de rendre publique l’opposition d’une partie de la CGT à la politique d’union sacrée. Alors qu’il savait qu’il serait aussitôt envoyé au front où il risquerait la mort à tout instant. Songeons aussi à Salvador Segui, secrétaire de la CNT d’Espagne, qui fut assassiné par les tueurs des organisations patronales à Barcelone ; ou encore à Juan Peiro qui, livré à Franco par Pétain, refusa de cautionner le pseudo-syndicat phalangiste et fut fusillé !

Nous ne citerons que pour mémoire sa critique de la grève générale pacifique, sans objet concernant les responsables de la CGT de l’époque, partisans de la grève insurrectionnelle. Et, enfin, le jugement à l’emporte-pièce si souvent répété : « Le syndicalisme est et ne sera jamais qu’un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible (et encore) que l’amélioration des conditions de travail. »

Des conclusions qui divergent

Si on ne retient pas ces dernières remarques contestables (et notamment la dernière, étrangement répétée jusqu’à ce jour par des camarades qui semblent ne pas avoir vu ne serait-ce qu’une photographie du 19 juillet 1936 à Barcelone) la principale critique du vieil International est parfaitement pertinente.

L’unique pratique de la revendication, de la défense des intérêts matériels des diverses catégories de salariés n’engendrent pas fatalement, mécaniquement, la conscience révolutionnaire — sur ce point, Bakounine, dans la célèbre Protestation de l’Alliance, formulait sans doute des affirmations trop optimistes. Comme le souligne Malatesta, une volonté commune de transformation sociale (c’est-à-dire une idéologie, une vision du monde) doit étayer dans la conscience des salariés le constat d’appartenance à un groupe social qui défend ses intérêts immédiats. À cette condition naîtra et se renforcera une pratique réelle de solidarité, morale comme économique.

C’est probablement la raison pour laquelle Malatesta récusait les potentialités révolutionnaires du mouvement syndical : la recherche de l’unité des salariés (Monatte comme Malatesta repoussaient les syndicats d’opinion et soutenaient la nécessité de l’unité organique) empêcherait le mouvement syndical de se doter d’une idéologie révolutionnaire. C’était dans l’organisation anarchiste que se trouvaient la « solidarité morale » et la « volonté commune de transformation sociale ».

Comme on peut le constater, les deux militants, en exposant quelques principes communs s’agissant de la pratique, en particulier la nécessité de militer dans le mouvement ouvrier et l’exigence politique de maintenir l’unité et la neutralité des syndicats, aboutissent à des conclusions opposées.

Dans un prochain article, nous essaierons de faire avancer le débat en examinant les critiques que les libertaires espagnols, surtout Santillan, apportèrent aux deux conceptions — nous tenterons de démontrer que l’anarchosyndicalisme espagnol historique a su opérer une synthèse positive de ces antagonismes.

J. Toublet