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Cinéma

Cannes : les sans-papiers gravissent les marches

Le jeudi 22 mai 1997.

Dans le fourre-tout du festival cinquantenaire, annoncé par son délégué général, Gilles Jacob, se sont glissées, autorisées, quelques minutes du poignant et sobre appel : « Nous les sans-papiers de France ».

Tous les réalisateurs français présents à Cannes s’étaient mis d’accord pour que ce film passe avant chacune des projections de leurs films sélectionnés. Promesse tenue pour l’ouverture de la section parallèle « Un certain regard ». Alors que Cannes a organisé les fastes de ses cinquante ans, personne ne sera surpris que ce soit les sans… qui volent la vedette aux stars et aux tartes à la crème. Les sans-papiers, les sans-abri, les sans-travail, etc., ont en tous cas engendré les films les plus applaudis du début de ce festival. Marius et Jeannette, d’abord, un conte de l’Estaque, pas de Pagnol, mais réalisé par Robert Guédiguian, avec ses amis, son actrice et femme préférée Arianne A., Marseille et son quartier de l’Estaque, justement. Le public exigeant de Cannes a ovationné en esprit frondeur cette voix qui combat sans trêve, ces femmes et ces hommes debout, malgré tout. On s’attache à Marius qui boite pour garder son boulot, à Jeannette et ses deux enfants de pères différents, on jubile des piques envoyées contre le FN, l’esprit de conformisme et la bêtise. Moins profond peut-être que son opus précédent, À la vie à la mort, le film pourrait être un grand succès populaire et même commercial. La France des classes sociales, de la diversité et des engagements, de la tendresse et de la solidarité…

Sur le même versant d’une marge ouvrière populaire métissée s’installe avec bonheur le Western de Manuel Poirier. En deux plans et trois mouvements, un représentant est « sans » voiture, « sans boulot »… en deux plans et trois heures plus loin, il s’est fait une copine, et démarre un autre « plan ». Du western classique ne subsiste que le format cinématographique, le cinémascope, et l’orientation géographique, l’Ouest. Road movie des plus surprenants, Western déploie devant nous deux êtres humains, deux gars en mal d’amour, qui finissent tous deux par trouver, pas forcément ce qu’ils cherchaient.

Idrissa Ouedraogo du Burkina Faso travaille avec Kini et Adams la même thématique. Que devient un monde rural et rudimentaire avec l’arrivée du monde industriel pour lequel personne n’est préparé ? Kini et Adams, de grands copains, ont un rêve en commun : retaper une vieille bagnole, partir et se sortir de leur cambrousse sans eau ni électricité. Film tourné en anglais, mais rien de ce qui caractérise les films africains de Idrissa Ouedraogo ne passe à la trappe. Son grand sujet, le choix qu’ont les hommes de se forger leur destin, de ne jamais se soumettre, est renouvelé, malgré l’anglophonie. Des blagues parcourent le film tout azimut et répètent les conflits. « Un serpent mord un ami au zizi. Seul remède : sucer le venin. » Que feriez-vous ? Jusqu’où va l’amitié ? Réalisateur insoumis, Idrissa Ouedraogo balance à tous ceux qui veulent l’enfermer dans le tiroir « cinéma africain » : « Le tigre ne crie pas sa tigritude, il bondit sur sa proie et la mange ! »

Ce n’est pas le moindre paradoxe que le film attendu de Johnny Depp The Brave, s’essaie aussi sur le fil du rasoir de cette problématique. S’identifiant à la cause des Indiens d’Amérique, Johnny Depp émeut quand il montre leur vie misérable entre une décharge et la frontière mexicaine. Mais il se ridiculise, hélas, à tirer trop sur cette ficelle, pillant au passage le film de Jarmush Dead Man où sa prestation d’acteur lui demandait exactement le même mutisme. Heureusement que la musique d’Iggy Pop nous fait passer les moments creux, et prétentieux, du film.

Dans la programmation du cinquantenaire, les « découvertes » du Festival sont à l’honneur. On trouve évidemment Roma Citta aperta de Rosselini, mais aussi les Sans espoirs du Hongrois Miklos Jancso. Je vous l’avais suggéré… Les « sans » tiennent le haut du pavé.

Heike Hurst
Émission Fondu au Noir (Radio libertaire)