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Des stratégies d’intervention de la Fédération anarchiste

Le jeudi 29 mai 1997.

Les militants de la Fédération anarchiste ont tenu leur congrès annuel (le 54e) les 17, 18 et 19 mai à Rennes. Venus de toute la France et de la Belgique, les 170 délégués ont confronté leurs expériences militantes d’une année riche en luttes sociales. À part les quelques bonnes blagues d’usage au comptoir du bar, le cirque électoral — cet épiphénomène de l’actualité sociale — n’a pas préoccupé les congressistes. Ils ont préféré débattre de la situation économique et sociale et des perspectives qu’elle offrait au mouvement libertaire.

Malheureusement, ils ont aussi constaté un regain d’intérêt pour les idées, les pratiques, et le projet anarchiste n’a pas que des bons côtés : plaintes, procès, attentats, répression accrue contre ceux et celles qui combattent cette société. Enfin, une place importante a été consacrée au futur congrès de l’Internationale des Fédérations anarchistes (Lyon, novembre 1997).



Pour notre organisation il s’agit de définir une stratégie politique adaptée d’une part aux principes fondamentaux qui marquent la spécificité et l’ancrage de l’anarchisme et, d’autre part, aux manifestations particulières et aux mécanismes sociétaires :

  • perte de confiance vis-à-vis de l’alternative politique,
  • montée des exclusions et de la misère : économiques, sociales…,
  • chute du « communisme »,
  • critique de l’idéologie.

Mais avant tout, nous devons répondre collectivement et de manière unanime, en tant que militant(e)s de l’organisation politique « Fédération anarchiste » [1] à la question : « Est-il nécessaire de mettre en place une quelconque stratégie globale ? »

En effet, la stratégie nous renvoie explicitement à la science ou l’art de combiner les forces qui sont les nôtres, forces qui se trouvent impliquées dans la lutte sociale, afin de (les) (nous) mener à des résultats positifs, voire même à la victoire… [2]

La stratégie est donc : action conjuguée, réfléchie et menée collectivement afin de réaliser un but commun défini lui-même collectivement.

La confrontation sociétaire (quelle que soit la nature profonde de cette confrontation) passe par des étapes et des moments qu’il n’est pas bon de subir mais plutôt de maîtriser.

La stratégie aide à approcher cette maîtrise nécessaire au cœur de la confrontation.

La tactique, les tactiques devrions-nous écrire, représentent la configuration des moyens employés et des différentes propositions faites en vue d’obtenir le maximum d’efficacité et ce, afin d’ancrer totalement notre stratégie dans le réel.

Stratégie et tactique (à un degré moindre) semblent donc répondre plus à une nécessité qu’à un besoin marginal.

Sauf à vouloir n’être que des témoins de notre temps, aptes seulement à indiquer à partir de la marge la voie à suivre, nous nous devons de mettre en œuvre les grands axes d’une stratégie anarchiste de transformation de la société.

Appliquons-nous donc à débattre de certains axes stratégiques fondamentaux :

  • stratégie anarchiste alternative à l’électoralisme,
  • stratégie anarchiste de lutte contre le fascisme,
  • stratégie de développement d’un anarchisme « ouvrier ».

Face à l’électoralisme

Il ne s’agit pas ici de redéfinir les différentes propositions idéologiques, philosophiques et historiques de l’anarchisme en matière d’anti-étatisme, d’antipolitisme, d’anti-électoralisme ou d’antiparlementarisme. Elles représentent notre patrimoine idéologique commun. Elles sont connues de toutes et de tous dans notre organisation et dans les organisations libertaires et les mouvances anti-autoritaires amies.

En revanche, il paraît nécessaire d’axer nos efforts d’information vers l’extérieur :

  • campagne vers le « grand public »,
  • campagne vers les médias d’information (nationalement, régionalement et localement),
  • meetings et conférences de presse… intégrant des personnalités qui nous sont proches.

Idéologiquement notre anti-électoralisme doit passer du stade du simple rejet (même explicité) d’un système (acte à connotation négative), au stade de la proposition alternative : développement des initiatives « citoyennes » multiples, diversifiées qui assument officiellement en leur sein ce rejet : « Nous pratiquons cette forme alternative de l’engagement car nous nous refusons à reproduire un acte d’abandon de souveraineté : en l’occurrence voter… »

Voter un peu c’est abdiquer beaucoup !… pourrait s’avérer être un slogan intéressant qui indiquerait que l’individu se réapproprie sa souveraineté et se remet à « bouger » au moment où il abandonne l’acte de voter, acte d’abandon par excellence.

Un second point mérite d’être abordé. La propagande diffusée par la classe politique, toutes tendances confondues à gauche, propagande relayée le plus souvent par les médias, voire même les associations dites « citoyennes », s’emploie à dénoncer notre abstentionnisme comme étant de nature à favoriser le Front national.

Il n’est nullement question d’abandonner la plus petite parcelle de nos convictions anarchistes en matière d’anti-électoralisme. Il est en revanche nécessaire de répondre à nos détracteurs au moyen d’arguments différents de ceux employés en matière de perte de souveraineté individuelle ou collective.

Il est bon de montrer et de démontrer qu’historiquement, sociologiquement et même culturellement l’électoralisme conduit, par le jeu des alliances et des rapports de force inhérents à ce système, à une impasse : l’avènement à terme du totalitarisme politique. Ajoutons que le fascisme, « les » fascismes, se nourrissent de l’arithmétique politicienne tout en s’appuyant sur les déséquilibres sociaux.

L’alternative sociale tant prônée par les anarchistes et par notre fédération doit trouver un ancrage stratégique fort autour d’un vaste regroupement, à notre initiative, d’individus et de groupes locaux, régionaux et européens qui proposent de nouvelles formes de vie, sociales et culturelles…

Des individus et des groupes qui se regroupent sur la base de revendications intégrant des dimensions de dignité, de solidarité et d’égalité tels que :

  • le droit à l’usage d’un logement pour chaque individu,
  • le droit de se déplacer sans tracasseries administratives et policières à l’intérieur et à l’extérieur de la CEE,
  • la possibilité offerte à chacun de s’informer et de se former tout au long de son existence,
  • le respect des droits fondamentaux des êtres humains et… notamment des enfants,
  • la possibilité, offerte à chaque individu, de subvenir à ses besoins physiologiques, psychologiques et culturels,
  • la possibilité pour chaque individu de se coaliser dans des comités de quartiers, d’usines, de villages, ou dans des lieux culturels.

La fédération de ces comités représente la véritable alternative fonctionnelle à la gestion administrative social-démocrate actuelle.

Notre anti-fascisme

Notre organisation doit, dans les circonstances actuelles, offrir le cadre d’une perspective antifasciste rupturiste :

  • à l’éruption « civique » et populaire qui se développe,
  • au retour vers le « politique » paradoxalement méfiant à l’égard des « politiques »…

La stratégie de notre organisation en matière d’antifascisme doit, en tout état de cause :

  1. ne pas limiter l’affrontement au seul Front national. Ce parti s’appuie en effet sur des valeurs identitaires, de fierté d’appartenance nationale, sur des valeurs d’ordre et de sécurité, sur des valeurs de hiérarchie et de méritocratie, sur des idées inscrites dans la « culture nationale ». Or, ces valeurs sont assez largement partagées par des individus, groupes et partis au-delà du Front national.
  2. Ne pas tomber dans la politique de l’amalgame (théorique et idéologique) qui tend à ranger sur un même plan par exemple, le FN et le PS. Le FN n’est ni le jouet, ni la « création » du Parti socialiste (de l’ère mitterrandienne) pas plus que l’épouvantail agité par une droite revancharde…
    Aussi devons-nous dénoncer simultanément et de matière différenciée :
    • le programme xénophobe et antisocial du parti de l’extrême-droite,
    • la politique économique et sociale du gouvernement actuel,
    • les perspectives (ou plutôt l’absence de perspectives) du changement sociétaire réel, dans les divers programmes et propositions de la social-démocratie, humaniste ou dite « révolutionnaire ».
  3. Éviter de réduire la lutte antifasciste à la seule lutte anti-capitaliste. Le fascisme recouvre des réalités diverses, des types de société qui peuvent être différents, même si, fondamentalement, ils reproduisent des fonctionnements similaires au quotidien : … notamment l’absence de libertés individuelles et l’absence de respect de la personne humaine…

Nous devons :

  • combattre le fascisme sur le terrain de l’idéologie et du programme,
  • affirmer d’autres valeurs,
  • reconstituer autour de ces valeurs un courant d’opinion large,
  • mettre en place des pratiques alternatives…

Il ne faut pas reconstituer un Front uni des démocrates contre Le Pen, récurrence dans l’histoire d’une tradition antifasciste qui n’a réussi au mieux qu’à faire reculer les échéances de prises du pouvoir, mais jamais n’a opéré un réel barrage à ce même fascisme, pas même à sa légitimation populaire…

Nous devons proposer la fédération du niveau local jusqu’au niveau européen d’une force antifasciste :

  1. autour d’une plate-forme définissant des objectifs concrets évitant ainsi l’écueil des collectifs « unitaires » dans lesquels la largesse des idées vaut surtout pour absence d’idées et le flou idéologique gomme toute idée sérieuse de changement…
  2. autour de l’affirmation de l’identité libertaire, de nos analyses, de nos pratiques permettant ainsi de développer et renforcer le courant antifasciste libertaire en même temps que de nouveaux lieux et espaces d’intervention,
  3. capable de fournir à tout un ensemble de personnes qui rejettent consciemment ou inconsciemment le fascisme, un cadre concret et militant favorisant ce rejet tout en renouant avec le « politique » et l’idée d’action collective, autour de valeurs d’égalité, de solidarité, d’entraide…
  4. œuvrant pour des conquêtes sociales et culturelles qui investissent divers lieux de vie : associations, concerts, circuits indépendants, quartiers, villages, entreprises… Cette reconquête doit passer par un travail à l’intérieur des structures syndicales existantes afin d’y mener le débat et la confrontation des points de vue…
  5. susceptible d’éviter la compromission politicienne favorisée par les autres opérations antifascistes déjà existantes ou qui vont se créer à l’approche des échéances électorales à venir…
    • en ne leur prêtant pas plus d’importance qu’à de simples opérations à caractère ou à but politicien,
    • en ne s’associant que de manière conjoncturelle avec ces autres composantes de « l’antifascisme » (ou plutôt anti-lepénisme) afin de sauvegarder à l’intérieur de la lutte sociale des espaces d’intervention, d’information et de lutte radicaux.

L’anarchisme ouvrier

Nous avons choisi à dessein ce titre afin de bien établir ce que représente l’intervention anarchiste dans le monde du travail dans un premier temps et dans le mouvement ouvrier dans un second temps.

Le monde du travail est une réalité socio-économique évolutive. En revanche cette réalité reproduit depuis l’origine quelques récurrences susceptibles de retenir toute notre attention :

  1. le monde du travail regroupe deux mondes qui s’opposent sur la base d’intérêts divergents et irréconciliables : les exploiteurs et les exploités.
  2. la lutte qui s’en suit et qui oppose ces deux mondes peut prendre un caractère révolutionnaire dès lors que la classe des dépossédés se donne comme but le renversement du pouvoir des possédants et la mise en place d’un système débarrassé de toutes références aux notions de propriété, de hiérarchie, d’exploitation et de pouvoir.

Le mouvement ouvrier réalise le second objectif et tend à regrouper la classe de celles et ceux qui subissent (à des degrés divers) le salariat, l’humiliation du lien de subordination et de l’exploitation capitaliste. À tous ceux-là il faut ajouter celles et ceux qui, privés de salaires (les exclus du travail), subissent l’exploitation et l’humiliation du capitalisme de manière indirecte et l’humiliation quotidienne de l’État, garant de la paix sociale bourgeoise.

Le regroupement en syndicats ou bien en collectifs de travailleurs a suscité dans l’histoire (et il en va de même aujourd’hui), l’intérêt des anarchistes quant à la forme de la lutte à mener contre l’exploitation, contre le capitalisme, contre l’aliénation et contre l’État.

Le syndicalisme révolutionnaire de la fin du XIXe siècle (jusqu’en 1902), représente l’apport idéologique et pratique de l’anarchisme au mouvement ouvrier révolutionnaire.

Les limites du modèle syndicaliste révolutionnaire sont apparues avec le dévoiement des idées d’origine.

« Tout le pouvoir aux syndicats »
 [3] a même remplacé un temps « Tout le pouvoir au parti » n’offrant ainsi aux travailleurs révolutionnaires qu’une seule perspective : débattre uniquement des rôles respectifs des uns et des autres mais ne permettant aucunement de résoudre la quadrature du cercle : la gestion d’une société communiste libertaire une fois la révolution en marche…

L’expérience historique est là pour nous rappeler, si besoin était, que la lutte contre l’influence anarchiste dans le mouvement ouvrier a profité aux étatistes (social-démocrates de tous ordres) et a été facilitée entre 1918 et 1926 [4] (et même ultérieurement) par une fraction d’hommes se réclamant du syndicalisme révolutionnaire, mais peu enclins à défendre une société communiste libertaire, anarchiste…

Le communisme libertaire, qui s’intéresse aux divers aspects de la vie en société aborde de manière globale la lutte révolutionnaire :

  1. Le syndicat peut être l’un des organes de lutte et de gestion dans le secteur de la production.
  2. La commune est l’organe de lutte et de gestion dans les secteurs de la distribution, de l’administration, de la culture, etc.

La fédération intelligente et opérationnelle de ces deux entités étroitement imbriquées peut éviter les déviations auxquelles ont abouti la plupart des parenthèses « révolutionnaires » opérées par le haut : Russie, Cuba, Chine, etc. [5]

À partir de ces éléments, la Fédération anarchiste doit développer une stratégie pluri-directionnelle d’investissement du mouvement ouvrier (travailleurs et chômeurs compris) :

  1. Nous devons favoriser le développement de toutes les expériences :
    • qui tendent à mettre en avant l’autonomie de réflexion et d’action des salariés,
    • qui dépassent le cadre de la simple revendication corporatiste ou catégorielle afin d’intégrer celui de l’agencement sociétaire.
  2. Nous devons renforcer (quand ils existent), les syndicats se réclamant expressément de l’anarcho-syndicalisme et rejetant l’électoralisme bourgeois sans aucune réserve, ainsi que l’ensemble des organisations adhérant aux finalités et fonctionnements libertaires.
  3. Dans la mesure où le mouvement révolutionnaire ouvrier nous offre des espaces militants de réflexion et de lutte, nous devons les investir individuellement et collectivement en tant que F.A. sans jamais omettre que la révolution sociale recouvre une multitude de remises en cause, dont certaines n’ont aucun lien objectif avec la question de la production.

Les anarchistes ont de ce fait une place centrale dans le combat ouvrier !

Nous devons :

  • favoriser l’émergence de tous les aspects de la contestation sociale…
  • nous opposer à toute forme de recomposition de l’État une fois la révolution sociale entamée…

Fédération anarchiste


[1… Et non Fédération « des » anarchistes.

[2De quelle victoire peut-il s’agir ? Peut-être celle qui consisterait à aider les individus à se passer des « professionnels » de la politique…

[3La Révolution prolétarienne nº 168 et 169 — février 1934

[4Création par P. Besnard de la CGT-SR.

[5Il s’agit de pays ou de régions du monde dans lesquels le système a changé (ça ne concerne pas l’Ukraine de 1917-1921 ou l’Espagne de 1936-37).