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La Seconde mort d’Ibrahim Sy

Le jeudi 19 juin 1997.

Le 27 janvier 1994, Ibrahim Sy, jeune habitant d’un quartier « difficile » des hauteurs de Rouen (Les Sapins) a été abattu par un gendarme alors qu’il était dans une voiture, en compagnie de deux autres jeunes. Il s’apprêtait, semble-t-il, à commettre un vol sur le parking d’un hôtel du Val-de-Reuil (dans l’Eure). La nouvelle de sa mort avait provoqué une très grande émotion, particulièrement dans le quartier où habite sa famille et avait été durement ressentie par la jeunesse du plateau : il s’en était suivi des incidents violents, pour ne pas dire des émeutes, qui avaient embrasé la cité durant plusieurs nuits. Les jeunes, d’eux-mêmes décidèrent d’y mettre fin et appelèrent à une manifestation pour le samedi 5 février 1994 dans l’après-midi au centre ville.

Malgré une ville quasiment en état de siège, avec des rues bloquées par des barrières et des cordons de gardes mobiles (mobilisés par centaines !), en dépit de la rumeur annonçant l’apocalypse (ils descendent !) et son cortège de pillages qui fit que les commerçants baissèrent leurs rideaux de fer, alors qu’une tension extrême était entretenue par la force publique, beaucoup de gens vinrent, chacun en son nom, librement, courageusement et très fermement exiger « la justice pour Ibrahim ». À la délégation qu’il avait reçue à la fin de la manifestation, le préfet de l’époque déclara qu’il fallait « faire confiance à la Justice ».

Quelques jours auparavant, le procureur général s’était engagé sur la « détermination » de la Justice à « établir exactement ce qui s’était passé et à situer précisément les responsabilités de chacun », à « agir en toute indépendance pour que la vérité apparaisse. »

Qu’en a-t-il été dans les faits ?

La famille d’Ibrahim a déposé une plainte avec constitution de partie civile pour que celui qui l’avait tué soit identifié et jugé… Alors que l’instruction de cette affaire avançait à un train de sénateur, six mois plus tard, les deux jeunes gens qui accompagnaient Ibrahim furent jugés par le tribunal d’Évreux sans que le père d’Ibrahim ni son avocat n’en eussent été informés ! Le but de cette manœuvre, en dissociant le cas d’Ibrahim de ses copains, puis en condamnant ces derniers, étant bien entendu un moyen supplémentaire de disculper les gendarmes… Argutie misérable pour justifier l’autodéfense : ce sont des voleurs, c’est normal que les gendarmes se soient sentis en danger ! Il n’a fallu pas plus de trois longues années pour que l’instruction arrive à son terme bien que certains rapports aient très tôt établi que :

  • Les gendarmes ne se sont donné les moyens ni de suivre ni de secourir les occupants de la voiture sur laquelle ils venaient de tirer, alors que les médecins soutiennent qu’Ibrahim ne serait pas décédé s’il avait été secouru à temps.
  • Les gendarmes ont tiré sans être menacés.

Un combat inégal…

Contrairement aux engagements pris, les autorités n’ont rien fait pour veiller au bon déroulement de l’instruction et, comme on pouvait le craindre, le procureur a fait savoir qu’au terme de cette dernière, il prononçait une ordonnance de non-lieu, ce qui signifierait, si on devait en rester là, que cette « bavure » ne ferait pas l’objet d’un procès. Le père d’Ibrabim a fait appel de cette décision pour ne pas, avec l’enterrement du dossier, enterrer son fils une deuxième fois.

En tant que libertaires, faire confiance à la justice bourgeoise n’est pas notre tasse de thé, et nous ne nous faisions pas beaucoup d’illusions sur les résultats de cette enquête interminable, de même que nous ne pensons pas qu’un procès et une condamnation exemplaire de ceux qui ont tué ce jeune lui rendrait la vie ! Toutefois, il importe de soutenir la démarche et le combat de la famille d’Ibrahim et ce, pour plusieurs raisons qui ne tiennent pas seulement de la solidarité humanitaire envers une famille durement éprouvée :

  • Adversaires de toute peine de mort, il n’est pas question de l’accepter aussi bien sous sa forme légale que « baveuse ».
  • En ne réagissant pas on laisse à penser que finalement les pandores ont le permis de tuer, qu’ils peuvent impunément utiliser leurs armes et disposer ainsi de nos existences…
  • Si pour un simple vol on peut être condamné à la peine capitale qu’on le dise clairement ou alors on fait en sorte que ça ne se reproduise plus.
  • En brisant le mur du silence que l’État et ses complices tentent d’ériger autour de cette bavure, on rappelle au Pouvoir que s’il a la mémoire courte et sélective, et bien pas nous, et qu’on ne saurait se satisfaire du vite oublié vite effacé et vite recommencé !

La lutte de la famille d’Ibrahim contre le Moloch étatique, cette lutte éternelle du pot de terre contre le pot de fer, c’est quelque part aussi un peu la nôtre, parce qu’elle est exemplaire de ce que nous n’avons cessé de dénoncer depuis des années. Plus que jamais il nous faut rappeler ce principe que l’État ne doit être maître de nos vies et que par delà cette triste affaire le combat pour la Justice dépasse largement le prétoire des tribunaux. Nos anciens avaient déjà raison quand ils les appelaient les « palais d’injustice » ! Pour mémoire, citons ce que Marco Ferreri, dans La Grande bouffe, fait dire à Philippe Noiret, qui joue le personnage d’un juge, en cette réplique ô combien exacte : « Un juge ne rend pas la justice, il applique la loi ! ». Tout était dit…

Pour tout contact et notamment pour recevoir la pétition de soutien qui circule actuellement :

Collectif antiraciste (mention Ibrahim Sy)
Maison des associations
28, rue de Crosne
76000 — Rouen.

Eric
groupe de Rouen