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Réduction du temps de travail

d’inavouables arrière-pensées
Le jeudi 4 septembre 1997.

Dès la rentrée, le gouvernement se doit de prendre des initiatives sur le terrain social. C’est dans ce domaine qu’il est attendu et sera jugé. En conséquence, Jospin annonce évidemment qu’il fait du recul du chômage sa principale priorité. Lorsqu’un gouvernement annonce ainsi qu’il va employer les grands moyens pour mener à bien une lutte résolue contre le chômage, cette déclaration d’intention rencontre bien évidemment le scepticisme mais fait globalement consensus. Pourtant, restons sur nos gardes. Au vu du contexte, on peut même s’attendre au pire. Ceux qui voudraient nous faire passer le retour du plein emploi pour l’avènement du paradis sur terre ont dans la tête d’inavouables arrière-pensées.

Au temps de sa splendeur, Tapie s’était illustré, dans son style démago-populiste, en proposant de « rendre le chômage illégal ». Au premier abord, une telle mesure paraît être à même de susciter l’intérêt. Pourtant, si tant est que cette proposition ait un sens, elle ne pourrait se traduire dans la réalité que par la suppression des minima sociaux et l’introduction du travail forcé. En son temps, par l’embrigadement et les camps de travail, Hitler avait rapidement résolu le problème du chômage…

De manière plus subtile mais dans un registre finalement proche de celui de Tapie, journalistes et politiciens nous assomment régulièrement avec le taux de chômage des États-Unis (4,8 %) ou du Royaume-Uni (7 %). « Débarrassées des rigidités sociales qui paralysent le libre jeu du marché », ces économies démontreraient ainsi leur dynamisme et leur supériorité.

Mais derrière le rideau de fumée du taux de chômage, la réalité sociale est tout autre. Pour ne parler que du Royaume-Uni, les inégalités s’y développent depuis vingt ans à un rythme effréné. Parmi les pays capitalistes développés, le Royaume-Uni, qui, jusqu’à la fin des années 1970, se trouvait parmi les pays où l’inégalité des revenus était la moins grande, se retrouve au contraire, dès le début des années 1990, parmi les pays où cette inégalité est la plus forte [1].

La paupérisation absolue de populations ayant un emploi y devient un phénomène massif, comme lors de la révolution industrielle au début du XIXe siècle. De 1979 à 1992, les 10 % des ménages les plus pauvres ont vu leur revenu réel (calculé sur les dépenses de loyers) diminuer de 17 % alors que les 10 % les plus riches ont vu le leur s’accroître de 62 %. Parmi les 6,4 millions de salariés à temps partiel, 500 000 travaillent moins de cinq heures par semaine. Des centaines de milliers de salariés gagnent 1 livre l’heure (environ 10 francs). Dans la législation, les congés payés ne sont même pas obligatoires.

Destinée surtout aux autres, la morale toute chrétienne des chantres du « miracle » britannique les pousse à nous préférer industrieux plutôt qu’oisifs. Pour eux, nous faire passer du statut de chômeur pauvre à celui de salarié tout aussi pauvre constituerait une avancée considérable vers une société plus juste…

Où sont les vrais privilégiés ?

De même, dans le maniement de la notion d’exclusion, des intellectuels à la botte des puissants et du pouvoir voudraient nous imposer une vision de la société qui les arrange. Ainsi Alain Touraine, célèbre sociologue, explique : « Le problème d’aujourd’hui n’est pas l’exploitation mais l’exclusion […] Nous vivons en ce moment le passage d’une société verticale que nous avons pris l’habitude d’appeler une société de classes avec des gens en haut et des gens en bas, à une société horizontale où l’important est de savoir si on est au centre ou à la périphérie. [2] »

Comme toute analyse un minimum sérieuse, celle de Touraine peut séduire car elle semble rendre compte d’évolutions indiscutables. Pourtant, elle ne permet pas de comprendre la logique profonde des mutations à l’œuvre dans notre société. L’exclusion ne peut pas être analysée comme un phénomène isolé. Au contraire, elle est inséparable de ce qui se passe au cœur de la société : la fragilisation du centre et pas seulement de la périphérie.

À plus ou moins long terme, si nous ne parvenons pas à remettre en cause la logique du capitalisme, le présent des exclus pourrait bien devenir l’avenir de la majorité. Moins académique que Touraine, le très libéral Denis Olivennes démontre, bien involontairement, que les mêmes intérêts fondamentaux sont partagés à la fois par les exclus et la grande majorité des salariés. Pour venir en aide aux chômeurs, ce monsieur propose la suppression du SMIC mais ce n’est pas encore suffisant : « On ne peut démanteler efficacement le salaire minimal que si l’on démantèle en même temps les revenus de remplacement (allocation chômage, RMI). Si tel n’était pas le cas, l’effet serait faible : l’incitation à travailler pour une rémunération inférieure au revenu de remplacement qu’il peut toucher en cas d’inactivité serait nulle [3]. »Notons qu’il envisage, évidemment pour d’autres que lui, des salaires inférieurs au RMI…

Pour en revenir à Touraine, son analyse pose problème car elle le conduit à considérer comme « inclus » tout à la fois des patrons et des salariés, ceux-ci ayant simplement une certaine capacité à résister à la logique de régression sociale, de par leur statut et leurs traditions de lutte. En toute logique, Touraine partage certainement l’opinion qu’exprimait Juppé lorsque celui-ci désignait les fonctionnaires comme étant des privilégiés. Les quelques chiffres rassemblés dans l’encadré devraient suffire à démontrer que la société de classes n’appartient pas au passé.

Partage du travail : le partage de la misère

C’est dans ce contexte idéologique, marqué par l’idée que les salariés ayant un emploi bénéficieraient d’une chance presque inouïe, qu’il faut situer le débat actuel sur la réduction du temps de travail. Actuellement, la notion de partage du travail tend à prendre la forme d’un véritable chantage visant à culpabiliser les salariés. Ce phénomène atteint son apogée dans les « référendums » organisés dans certaines entreprises. Dans ces consultations totalement biaisées, des patrons « citoyens » proposent à leurs employés une charrette de licenciements ou une réduction du temps de travail combinée avec des sacrifices en termes de salaires et de flexibilité.

Chouchou du patronat, Notat s’est fait l’apôtre du partage du travail qui n’aurait que des avantages : apporter au chômeur un emploi tout en offrant du « temps libéré » aux salariés actuels. En contrepartie, il faudrait bien sûr se serrer la ceinture : 35 heures payées 39 seraient de l’utopie pure. Pour Notat, les 58 % de salariés qui préféreraient une augmentation de leur pouvoir d’achat plutôt qu’une réduction du temps de travail sont certainement d’incorrigibles égoïstes [4]. Que la notion de « temps libéré » paraisse dénué de sens pour des smicards, qui cherchent plutôt à multiplier les heures supplémentaires pour boucler les fins de mois, ne parait pas effleurer la direction de la CFDT. Il est vrai que le discours confédéral vise un autre créneau : celui des salariés à haut revenu, avec d’ailleurs un certain succès comme le montre la nette progression du vote CFDT chez les cadres.

Sur le chantier de la réduction du temps de travail, la loi Robien serait un premier pas dont s’est félicité la CFDT. Pourtant, ce dispositif ne constitue qu’un superbe cadeau au patronat sans réelle contrepartie, sinon l’engagement de ne pas licencier dans l’immédiat [5].

Parallèlement, c’est aujourd’hui essentiellement par le développement du temps partiel (16 % des actifs en mars 1996 contre 12 % en 1991) que se réalise concrètement le partage du travail. Souvent imposé faute de mieux, réservé quasi exclusivement aux femmes (30 % d’entre elles contre 5 % des hommes), concernant les emplois peu qualifiés, le travail à temps partiel est devenu dans de nombreux secteurs un mode banalisé de gestion de la main-d’œuvre. Pour le patronat, il constitue un formidable instrument de flexibilité, grâce à la possibilité de recourir sans majoration de coût à des heures complémentaires facilement mobilisables (jusqu’au tiers de l’horaire prévu par le contrat). Comme dans la loi Robien, le recours au temps partiel permet aux patrons d’obtenir des abattements de cotisations sociales.

Pour le partage des richesses

Dans ce contexte, Notat nous prend pour des imbéciles quand elle voudrait nous faire croire qu’il est possible de négocier à froid avec le patronat un compromis satisfaisant sur la réduction du temps de travail. Consacrée partiellement à ce sujet et présentée comme l’événement social de la rentrée, la conférence nationale sur les salaires, l’emploi et le temps de travail se réunira fin septembre ou début octobre. S’il en sort quelque chose, le résultat marquera certainement une nouvelle étape dans le régression sociale, en particulier par l’annualisation du temps de travail. Malgré les promesses de campagne, l’idée des 35 heures payées 39 a mystérieusement disparu des projets gouvernementaux…

En avançant l’idée charitable du partage du temps de travail, on voudrait nous faire croire que partager la misère serait bel et bien la seule solution. Bien sûr, dans une économie capitaliste, la « raréfaction » du travail a des conséquences dramatiques pour des millions d’individus, écartés du moyen essentiel d’obtention des revenus, des protections et du statut social. Mais s’il y a crise de notre société, elle ne se situe pas au niveau de la production des richesses mais au niveau de leur distribution, de leur libre accès pour tous.

Dans le cadre d’une organisation sociale moins absurde, avoir besoin d’une quantité de travail plus réduite pour assurer le même niveau de production ne constituerait pas un problème mais, bien au contraire, un incontestable progrès.

Ce n’est pourtant pas compliqué. Il suffirait d’exproprier les patrons et de gérer nous-même la production en fonction de nos besoins…

Patrick
groupe Durruti (Lyon)


[1P. Bairoch, Victoires et déboires, tome 3, chap XXIX, Folio, 1997.

[2A. Touraine, « Face à l’exclusion », Esprit, février 1991.

[3D. Olivennes, « La préférence française pour le chômage », Le Débat, nov.-déc. 1994.

[4Enquête Ipsos-Le Monde, juillet 1997.

[5Pour une diminution de 10 % de la durée du travail et une obligation de maintien des effectifs pendant deux ans, le patron se voit offrir un allégement de cotisations sociales pendant sept ans (40 % la première année et 30 % les années suivantes). Ce dispositif coûte à l’État 150 000 francs par an et par emploi. À ce jour, la loi Robien concerne plus de 100 0000 salariés.