Accueil > Archives > 1997 (nº 1065 à 1104) > 1090 (4-10 sept. 1997) > [Israël : la politique du pire]

Israël : la politique du pire

Le jeudi 4 septembre 1997.

Le 30 juillet 1997 un attentat sur le marché Mahané Yehouda de Jérusalem fait seize morts. Les relations entre Israéliens et Palestiniens, déjà fort espacées, sont une fois de plus replacées sur le terrain de la sécurité, et comme à chaque fois, les négociations, qui étaient de toute façon gelées, se trouvent conditionnées à la solution du problème du terrorisme, qui, lui, trouve sa justification dans le gel des négociations…

L’administration américaine enjoint fermement Arafat de prendre des mesures sévères contre le terrorisme tandis que Nétanyahou est mollement invité à ne pas prendre de « mesures unilatérales ». Cet attentat fait le jeu de deux forces en présence sur le terrain :

  • les islamistes palestiniens qui sont catégoriquement opposés aux accords et à l’existence de l’État d’Israël ;
  • la droite israélienne qui tente de saborder les accords pour justifier la récupération d’un maximum de territoires.

Le jeu se complique dans la mesure où les relations traditionnelles entre Israël et l’administration américaine se sont modifiées :

  1. Le pouvoir politique israélien s’est autonomisé par rapport à l’administration américaine en resserrant ses liens avec le capital américain ;
  2. L’administration américaine est confrontée à un gouvernement israélien indocile qui mène une politique intérieure antagoniste avec les intérêts de sa politique étrangère, centrée sur l’impératif de succès diplomatiques ;
  3. Le capital israélien, dont les intérêts sont liés à l’alliance politique avec les États-Unis, au succès des négociations et à la perspective de création d’une sorte de marché commun proche-oriental dominé par Israël (le grand projet de Shimon Pérès) subit une crise dont l’ensemble de la population israélienne va faire les frais.

Liquider le processus de paix

Jusqu’à une date récente nous avions une relation de protecteur à protégé, le premier étant en mesure d’infléchir la politique du second par des pressions financières. Ce serait une erreur d’imaginer que la politique étrangère américaine est inconditionnellement attachée au soutien à Israël. Ce soutien est motivé par des considérations stratégiques et économiques selon lesquelles Israël n’est qu’un moyen. Noam Chomsky a certainement raison lorsqu’il dit : « … les États-Unis pourraient lâcher Israël, à un moment donné, si les planificateurs américains estiment qu’il en va de leur intérêt. En pareil cas, le lobby juif serait aussi ininfluent qu’il ne l’était en 1956, lorsque le président Eisenhower et Dulles, à la veille d’une élection présidentielle, ordonnèrent à Israël de se retirer du Sinaï [1] » [en menaçant de couper toute aide économique à Israël]. En 1991, George Bush avait lui aussi su faire pression sur le gouvernement Shamir en refusant la garantie du gouvernement américain à un certain nombre de prêts bancaires destinés à Israël (qui serviront à financer un accroissement de la colonisation des territoires occupés…). Après la guerre du Golfe l’administration américaine, soucieuse de redorer son blason quelque peu terni au Moyen-Orient, avait promu des négociations entre Israéliens et Palestiniens, et avait lourdement appuyé la candidature du travailliste Rabin contre Shamir, trop intransigeant. Enfin, après l’assassinat de Rabin, l’administration américaine avait soutenu la candidature de Pérès contre Nétanyahou.

La droite israélienne, laïque ou religieuse, rejette les accords d’Oslo, le principe de « la terre contre la paix ». Le gouvernement de Nétanyahou cherche tout simplement à liquider l’ensemble du « processus de paix ». Le traité qui consacre le partage de la Palestine est une affreuse trahison : c’est cette même idée qui avait poussé Yigal Amir à assassiner Rabin. Les documents signés à Oslo n’ont aucune valeur pour bon nombre de nationalistes israéliens. Parler de respect des accords ou de droit international n’a par conséquent aucun sens pour eux, et à commencer par Nétanyahou, qui a été élu pour que les droits des Palestiniens ne soient pas reconnus. Les élections ont révélé qu’une bonne moitié des électeurs Israéliens est opposée au « processus de paix », approuve la ligne dure du Premier ministre et l’éventualité d’une confrontation permanente avec les Palestiniens.

Une politique ultralibérale

Les références politiques de Nétanyahou ne se limitent pas aux maîtres à penser du révisionnisme sioniste, elles sont également inspirées de la pensée ultralibérale dominante à la mode Reagan, qui vise à la privatisation de pratiquement toutes les ressources nationales, la liquidation de toute protection sociale et l’intégration du pays dans le rêve américain. Nétanyahou est très lié à l’aile la plus droitière du Parti républicain, notamment avec Jack Kemp, le candidat républicain à la vice-présidence. Sa campagne électorale a été soutenue financièrement par des businessmen américains et canadiens qui étaient loin d’être tous juifs : le Canadien Conrad Black, par exemple, est propriétaire du Daily Telegraph de Londres et du Jerusalem Post, dont l’ex-rédacteur en chef, David Bar-Ilan, est un des trois plus proches conseillers de Nétanyahou. « Cela crée une situation sans précédent en Israël : pour la première fois, le gouvernement est sous le contrôle direct de cercles d’affaires étrangers ou multinationaux, non sous celui des élites locales de l’armée, de la sécurité ou du secteur des affaires ou industriels, comme c’était jusqu’alors le cas. [2] »

Parmi les hommes d’affaires très proches de Nétanyahou, on peut citer également le milliardaire juif américain de Miami, financier du Likoud, Irving Moskovitz, qui a généreusement soutenu sa campagne électorale, ainsi que celle du maire de Jérusalem, Ehud Olmert, membre du Likoud. Moskovitz est un chaud partisan de la colonisation. Il est l’un des principaux financiers de Ateret Cohanim, une association de colons religieux qui a pour objectif de réduire le plus possible la présence arabe et qui rachète des maisons arabes de Jérusalem-Est. Il a soutenu financièrement le creusement du tunnel sous l’esplanade des mosquées à Jérusalem, l’implantation 132 maisons pour des colons israéliens dans le quartier palestinien de Ras al-Amoud et nombre d’autres projets.

Désormais, l’étroitesse des liens entre Israël et les États-Unis ne concerne pas seulement l’administration américaine mais aussi certaines fractions du capital américain dont les intérêts peuvent entrer en concurrence avec ceux de la politique étrangère de Washington : ceux qui sont susceptibles d’acheter à bas prix les secteurs que Néanyahou entend livrer au privé, l’électricité, les télécommunications (Bezek), déjà à demi privatisées, les transports aériens (Elal), etc. Le capital américain peut très bien soutenir un autre candidat que celui que l’administration américaine soutient, ce qui a précisément été le cas. Ainsi, fin juin 1996 Nétanyahou, qui tablait sur un succès républicain aux élections américaines, avait réservé un accueil très abrupt à Warren Christopher, secrétaire d’État venu en visite en Israël. L’attitude du Premier ministre israélien pouvait s’expliquer par la proximité des élections américaines, qui rendaient le candidat Clinton prudent et soucieux de ne pas heurter l’électorat juif [3]. Incidemment, la prudence de Clinton était sans fondement car une fois élu, Nétanyahou, en visite aux États-Unis, y soutint littéralement la campagne du candidat républicain.

La Bourse s’effondre

Alors que le capital américain avait soutenu le candidat Nétanyahou, les milieux d’affaires israéliens avaient dans l’ensemble soutenu Shimon Pérès lors des élections. Un placard publicitaire en faveur de Pérès, signé par de grands noms de l’industrie israélienne, était paru dans deux quotidiens. Le grand patronat au complet l’avait applaudi lors d’une réunion. En revanche, les organisateurs de la campagne de Nétanyahou échouèrent lamentablement pour se rallier le patronat.

C’est que depuis l’arrivée au pouvoir des travaillistes, en somme presque depuis le début du « processus de paix », Israël a connu un véritable boom économique, dû principalement à la fin du boycott des pays arabes. Des marchés jusque-là fermés comme la Chine et l’Inde se sont ouverts. La bourse de Tel-Aviv attirait des investisseurs étrangers, encouragés par la paix et par le bon marché d’une main-d’œuvre israélienne par ailleurs qualifiée. Des firmes de brokers américaines et britanniques ont acheté pour plus de 600 millions de dollars d’actions israéliennes en 1995, symptôme de stabilité financière.

La croissance a été de 6 % l’an entre 1992 et 1996 et la hausse des exportations de 11 %. L’abaissement des dépenses militaires consécutives aux négociations de paix, passées de 30 % du budget en 1982 à 7 % en 1995, a beaucoup contribué à l’expansion de l’économie israélienne. Toute l’infrastructure du pays a subi une véritable mutation : construction de routes, amélioration du réseau téléphonique.

Là-dessus, arrive au pouvoir un homme qui mène une politique de tension systématique avec les Palestiniens, qui suscite la méfiance au sein de l’armée elle-même [4], qui suscite la grogne et la méfiance dans les États arabes [5], la réprobation générale des puissances industrielles, y compris de l’allié américain. Les Palestiniens menacent de reprendre la lutte armée. En septembre 1996 l’Égypte menace d’annuler la troisième conférence économique israélo-arabe prévue pour novembre au Caire. Les donateurs internationaux, inquiets de la tournure que prennent les événements, s’émeuvent. Enfin, dans sa propre majorité parlementaire, des voix s’élèvent pour reprocher à Nétanyahou que le prix à payer pour l’arrêt du processus de paix est trop lourd. La bourse s’effondre et les investissements étrangers se tarissent…

Les Palestiniens n’ont plus rien à offrir

Les Palestiniens ont reconnu la souveraineté d’Israël sur les trois quarts de la Palestine, accepté la présence de 300 000 colons juifs sur le dernier quart restant (y compris Jérusalem-Est), et permis à Israël d’étendre ses relations commerciales sur le marché arabe. Les Palestiniens n’ont plus rien à offrir, Arafat leur a tout donné sans rien en échange que des bantoustans et un sentiment d’humiliation grandissant.

Shamir déclarait ouvertement, après avoir quitté le pouvoir, qu’il s’était engagé dans les négociations de Madrid avec la ferme intention de les faire durer dix ans pendant qu’il installait des colons dans les territoires occupés. Lorsque les travaillistes lui succédèrent, Rabin et Pérès avaient déclaré qu’ils ne poursuivraient pas la colonisation, mais ils ont installé 50 000 colons dans les territoires occupés (le quart du total des colons) et y ont consacré plus d’argent que le gouvernement de droite ne l’avait fait pendant une période équivalente lorsque celui-ci était au pouvoir.

Ainsi, tandis que les dirigeants palestiniens continuaient de négocier en espérant obtenir un jour un semblant d’État, le pouvoir israélien continuait de rogner des territoires, d’installer des colons, de détruire ou de s’approprier des maisons de Palestiniens, d’exproprier des paysans pour construire des « routes de contournement » et d’agrandir le « Grand Jérusalem » aux dépens des Palestiniens. Les attentats continueront, malheureusement.

Raoul Boullard


[1Noam Chomsky, « Après la guerre froide, la guerre réelle », in : La Guerre du pétrole, Éditions EPO, Bruxelles.

[2Israël et Palestine political report nº 197-198, sept-oct. 1996 (B.P. 44, 75462 Paris cedex 10).

[3« La force des juifs américains ne réside pas dans leur poids électoral mais dans les sommes énormes qu’ils versent aux politiciens. Ils ont une véritable influence sur la course à la Maison-Blanche et leur rôle est parfois décisif dans les élections au Congrès. » Hemi Shalev, Ha’aartz, cité par Courrier international, 21-27 août 1997.

[4« Les relations entre le gouvernement de M. Nétanyahou et l’armée sont marquées par la suspicion, la méfiance et l’absence de respect mutuel. La situation est sérieuse » déclare le 16 octobre le professeur Zeev Maoz, directeur du centre Juffee, le plus célèbre institut privé d’études et de recherches stratégiques. Les médias débattent ouvertement de la possibilité d’un coup d’État militaire, éventualité tout de même peu envisageable. (cf. Le Monde, 18 octobre 1996).

[5« Nous avons dû faire face à un J’accuse » déclara David Lévi, ministre des Affaires étrangères, au Monde le 3 février 1997 (à propos de l’affaire du tunnel).