C’est une évidence, l’emploi systématique de la violence pour atteindre un but politique (c’est ainsi que le petit Robert définit le terrorisme) remonte à la nuit des temps et tous les tenants du pouvoir comme ceux aspirant à l’exercer y ont toujours eu recours.
Dans ces conditions, il est permis de se demander, vu que les terroristes de tous bords ne sont ni plus nombreux ni plus lamentables qu’hier, pourquoi le terrorisme, depuis maintenant plusieurs décennies, s’est mis, tel un spectre, à hanter le paysage politique occidental.
Le terrorisme, combien de divisions ?
Si on additionne les violences faites aux lieux et aux personnes par les forcenés de la Fraction armée rouge, des C.C.C., des commandos palestiniens, basques, corses, irlandais, intégristes islamistes… depuis vingt ans, force est de reconnaître, par delà le dégoût que provoquent les assassinats aveugles voire gratuits, qu’elles sont peu nombreuses et confinnent au grotesque d’un point de vue militaire.
De cela les médias sont parfaitement au courant et l’empressement qu’ils mettent à conjuguer la moindre manifestation terroriste à tous les temps de l’ennemi public nº 1 pue largement de la gueule. Pourquoi en effet rendre compte des piqûres du moustique terroriste sur un monde aussi obsessionnel ? Pourquoi dans le même ordre d’idée faire preuve de tant de discrétion dès lors qu’il s’agit d’évoquer les motifs qui conduisent à l’impasse terroriste ? Pourquoi faire preuve de tant de complaisance à l’encontre des petits (Rainbow Warrior, bavures policières…) et des grands (Îles Malouines, la Grenade, l’ex-Yougoslavie, la guerre du Golfe…) terrorismes d’État ?
Ne s’agirait-il pas là, par delà l’appât du gain (le sang et l’abomination se vendent bien), de la participation des médias à la défense d’un système social tentant de masquer ses antagonismes de classe et l’intolérable d’aliénations en tout genre, sous les oripeaux d’un consensus mythique ?
Contrôle social et terrorisme
S’il est aisé de se persuader de l’insignifiance du terrorisme au plan militaire (quelques bombes et quelques plasticages n’ont jamais menacé sérieusement l’existence des États français, espagnols…), il est tout aussi aisé de se persuader du profit que le pouvoir ne cesse de tirer du terrorisme.
Sous couvert de lutte contre ce qui est présenté comme une menace majeure, l’État en profite en effet pour montrer ses muscles répressifs, ficher et contrôler tout ce qui n’est pas tout à fait dans la norme.
C’est bien évidemment de bonne guerre et il est permis de se demander pourquoi les terroristes participent avec tant de persévérance au renforcement de l’État. Mais peut-être que cet aspect des choses ne heurte pas fondamentalement leur être profond ?
Dérive d’une logique
De ce qui précède il ne faudrait bien sûr pas en conclure que ce sont les médias et l’État qui ont inventé le terrorisme. Le terrorisme, en effet, même s’il est instrumentalisé par les médias et par l’État, existe bel et bien. Il a toujours existé et s’est toujours vautré dans l’horreur.
Pour ce qu’il en est des terroristes religieux d’aujourd’hui, il n’est que de se rappeler la Saint Barthélémy, les croisades, les guerres de religion, la sainte inquisition… pour s’en persuader.
Pour ce qu’il en est des terroristes nationalistes, c’est du pareil au même. Israël, la France, la Grande-Bretagne, l’Espagne… et tous les États-nations se sont construits sur des monceaux de cadavres et des tombereaux d’abominations.
Pour ce qu’il en est des terroristes que l’on pourrait qualifier de politiques ou d’extrême gauche, c’est moins flagrant. Pour la plupart, ils ont en effet commencé par la lutte armée et ont rencontré ici et là un certain nombre de sympathies. D’où questions en rafales. La lutte armée conduit-elle inexorablement au terrorisme ? Ou bien peut-elle l’éviter, et de quelle manière ?
Lutte armée et révolution
À leurs débuts, l’option choisie par les Brigades rouges, la R.A.F., les autonomes à la mode P 38 ou A.D. s’intégrait relativement bien dans le schéma gauchiste de la révolution et de la lutte armée. Les groupes en effet s’inscrivaient clairement dans une stratégie de radicalisation de la lutte des classes au niveau national ou international. La décision qu’ils avaient prise d’affronter la bourgeoisie les armes à la main se voulait un prolongement de la guerre de classes se déroulant quotidiennement sur le terrain économique et social. Un moyen supplémentaire permettant, en dopant la répression, de mettre à nu « l’âme noire » des démocraties occidentales, de placer les masses en situation de percevoir la vraie nature du système, de dynamiser leur « instinct de classe », et de précipiter le choc frontal final entre exploités et exploiteurs. Un coup de pouce en forme d’accélération du processus historique, donc.
Dans cette optique, leurs choix stratégiques avaient une dimension politico-militaire évidente avec prééminence du politique sur le militaire. La R.A.F. en visant les centres militaires de l’O.T.A.N. en Allemagne cherchait à apporter un soutien concret à un Vietnam écrasé sous les bombes américaines. Les Brigades rouges, fortes des vagues déferlantes de l’après 68 avaient pour ambition de déborder le P.C.I. et de se substituer à lui et elles avaient, de ce fait, choisi d’évoluer principalement dans l’espace de la production, au cœur même des usines. Les autonomes italiens et français avaient opté pour l’immersion tous azimuts dans un mouvement social traversé par l’émergence des travailleurs précaires et la montée en puissance de pratiques d’action directe du genre squats et auto-réductions…
Bref, à l’origine les uns et les autres ne différaient pas fondamentalement de leurs petits camarades du gauchisme ordinaire. Simplement, ils se voulaient plus radicaux parce qu’ils estimaient que le moment historique était favorable à une radicalisation de la lutte des classes.
Recherche boussole désespérément
Quand au cours des années 70, un certain nombre de militants choisirent d’appuyer sur l’accélérateur de la lutte armée, c’était l’époque de la guerre du Vietnam, des luttes de libération nationale fixées à l’héroïne guévariste, du nouveau mouvement social à la mode des grandes luttes de l’après 68… et donc en apparence, d’une montée des luttes et d’une offensive des exploités et des opprimés.
Hélas ! trois fois hélas ! si période offensive il y avait, il ne s’agissait que d’une fin de période et très vite le reflux allait succéder au flux. Après avoir suscité l’enthousiasme, les « modèles » vietnamiens, castristes ou maoïstes descendirent très vite les marches au hit parade de l’espoir. La rage de changer la vie qui caractérisait l’après 68 fit place à l’obscure obsession de la survie… Et chaque jour qui passait rendait un peu plus irréaliste la possibilité de pousser plus avant une vague qui avait irrésistiblement commencé à refluer.
Dès lors, la lutte armée comme aiguillon d’un processus révolutionnaire s’avérait chaque jour un peu plus « anachronique » et ceux qui allaient s’entêter dans cette voie étaient condamnés à s’isoler toujours davantage du mouvement social, à s’enfermer toujours un peu plus dans la logique d’une surenchère suicidaire, et à disjoncter purement et simplement dans les corridors glacés d’une clandestinité sanguinaire.
Tel est le sens profond de l’histoire de la lutte armée « révolutionnaire » de ces vingt dernières années et de la dérive terroriste militariste et sanguinaire de ceux qui s’y sont adonnés. Mais ne s’agissait-il vraiment que d’une dérive ?
Violence et morale
Qu’il s’agisse de Marx, Lénine, Mao ou de nos guérilleros urbains de cette fin du XXe siècle, tous ou presque analysent la violence en des termes identiques.
D’une part ils la considèrent comme un élément nécessaire à la rupture avec un système social basé sur la violence. D’autre part, ils refusent de se positionner par rapport à elle d’une manière abstraite, générale, éthique ou morale.
C’est ainsi que Trotsky, droit dans ses bottes comme à son habitude, en arrivait à justifier les prises d’otages, leur exécution… et bien sûr la militarisation du travail. Sur de telles bases, la frontière séparant la lutte armée du terrorisme aveugle se franchit sans problème.
Avant garde, révolution, prise du pouvoir
Le gauchisme dont était issus les B.R., la R.A.F., A. D… a toujours, en théorie, subordonné le militaire au politique. Mais en pratique cela s’avère difficilement réalisable et conduit, comme l’avait déjà compris un certain Régis Debray, à des erreurs militaires mortelles. Aussi, c’est très vite à la notion de parti combattant (c’est-à-dire de prééminence du militaire) que l’on est arrivé. Et là encore, sur de telles bases, le franchissement de la frontière est aisé.
L’avant-gardisme, d’un point de vue général, repose sur deux postulats. Celui de l’impuissance des masses à dépasser spontanément une prise de conscience syndicaliste réformiste. Et celui de l’aptitude d’une minorité (capable d’analyser « scientifiquement » l’histoire) à « guider » les masses vers une prise de conscience plus élevée. On sait bien sûr ce qu’il en advient toujours de l’avant-gardisme.
L’objectif de toute avant-garde est de prendre le pouvoir. Heureusement, elles y réussissent rarement et quand elles se trompent sur l’analyse d’une situation, vu qu’une avant-garde « scientifique » ne peut pas se tromper, elles ont beaucoup de mal à changer de cap. Les B.R., comme l’E.T.A., sont des caricatures dans le genre.
L’enfer, c’est les autres
Au sein du mouvement libertaire, il n’est pas rare de mettre dans le même sac le terrorisme d’État des assoiffés de pouvoir qui ont gagné et le terrorisme, pitoyablement de faits divers, d’un gauchisme qui perd. Et de mettre en avant leur même rapport amoral à la violence, leur même appréhension des rapports entre politique et militaire et leur même logique avant-gardiste.
Pour s’être maintes fois confronté à la lutte armée et pour ne s’être jamais fourvoyé dans le terrorisme aveugle (à l’évidence grâce à son éthique et à son refus de l’avant-gardisme), l’anarchisme social est tout à fait fondé à dire cela.
Reste que cela n’explique en rien le pourquoi de l’amoralisme et de l’avant-gardisme.
Tous les avant-gardistes mettent en avant de la scène historique un sujet central. Pour Marx, Lénine… c’est le prolétariat. Pour Mao, c’est le prolétariat mais comme grand frère de la paysannerie pauvre. Pour l’Autonomie ouvrière, c’est la jeunesse ouvrière de la précarité, des squats…
Tous ces sujets historiques centraux sont caractérisés par leur positionnement dans l’espace de la production et relèvent d’une vision « économiste » de la lutte des classes.
L’autonomie du politique
Si on prend pour établi que l’aliénation générée par le système capitaliste est d’essence sociale et donc globale, toute conception de la révolution centrée sur l’économique ou sur tel ou tel autre aspect de l’aliénation débouche immanquablement sur une hiérarchisation de l’espace-temps du changement avec des fronts de lutte principaux et secondaires, et des projets historiques centraux et périphériques.
Sur de telles bases, qui sont celles du parcellaire et des hiérarchies, le politique s’impose très vite comme substitut de la globalité sociale.
Là, dans cette autonomie du politique, par rapport au social, se situe clairement l’une des explications essentielles de toutes les logiques avant-gardistes, et pour éviter la dérive terroriste comme pour rendre à la révolution sociale ses habits d’espoir, c’est peu dire qu’il convient de s’en préserver. On en reparle ?
Jean-Marc Raynaud