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Quel investissement des anars dans le monde du travail ?

juillet 2004.

L’entreprise STMicro affiche une santé financière insolente et le patron délocalise l’outil de travail des ouvriers du site de Rennes. Plusieurs centaines d’entre eux luttent de façon exemplaire depuis près d’un an. Certains, anars ou pas, se poseront peut-être des questions…



Le principe du capitalisme est le suivant : un propriétaire (actionnaire ou petit patron d’une entreprise familiale) de moyens de production (production de biens matériels en usine ou immatériels dans les services) utilise les bras et cerveaux de ses employés pour transformer sa matière première. Le propriétaire vend son produit fini. C’est le travail humain qui génère de la valeur ajoutée sur son produit, en le transformant. Les matériaux, machines ou capital de départ ont été acquis à l’origine par le capitaliste grâce à l’exploitation du travail humain. Son produit est vendu plus cher que la somme de la valeur ajoutée et du coût de la transformation (dans lequel rentrent les salaires des travailleurs). La différence, c’est le profit. Comme le patron est en concurrence avec d’autres patrons sur un même produit, il doit sans cesse augmenter son taux de profit, soit en prenant de l’avance sur ses concurrents grâce au progrès technologique, soit en rognant sur le coût de la production. À ce titre, les salaires directs et indirects (prestations sociales comme la Sécu, les indemnités de chômage ou les retraites) constituent la principale variable d’ajustement pour les patrons. Partout où une opportunité d’augmenter ce taux de profit existe, il est dans l’intérêt du patron de l’utiliser. S’il ne le fait pas, ses concurrents le feront tôt ou tard à sa place. Il perdra donc des parts de marché, car son produit sera plus cher. Rapidement, il ne pourra plus exister. C’est la raison pour laquelle une entreprise, même bénéficiaire, licencie ou rogne les droits de ses salariés.

Le seul frein à cette logique inexorable de la baisse du coût du travail est l’action des travailleurs (ceux qui louent leur force de travail en échange d’un salaire) contre leur patron, partout dans le monde, car le capitalisme ne connaît, lui, pas de frontière.

Le capitalisme place donc les salariés dans l’obligation de se battre pour leur droit à la survie. L’alternative ne peut être que : vivre en esclave ou avec dignité, en se battant pour faire respecter ses droits. Cette logique d’affrontement de classe s’arrêtera quand ce système d’exploitation sera détruit. Il est évident que les propriétaires ne se laisseront pas déposséder pour donner gentiment leur bien à la communauté. C’est pourquoi cet affrontement ne se soldera que par la révolution sociale, qui mettra fin au capitalisme, instrument de division inégalitaire de la société, et à l’État, instrument de domination politique et de coercition sociale sur les individus.

L’État, en tant que représentant politique des équilibres sociaux, est directement responsable des exonérations de charge et des subventions publiques accordées aux entreprises. C’est le cas en particulier pour STMicro, qui délocalise à l’extérieur du territoire géré par l’État-nation les machines achetées avec cet argent public. L’État, représenté par la préfète, a donné l’autorisation à ses forces de répression, les gardes mobiles, d’intervenir pour dégager la propriété du patron de STM. On voit clairement que l’État défend la propriété privée.

Les travailleurs ne doivent pas se soucier de la situation économique réelle ou supposée de leur entreprise. En effet, quand la boîte fait des profits, leur patron leur dit de se serrer la ceinture pour en faire encore plus, et, quand la boîte perd de l’argent, le patron licencie pour rester compétitif. De plus, nul travailleur ne connaît la réalité des comptes de son entreprise. Il n’y a rien de plus facile pour un patron que de manipuler les données économiques en fonction du message qu’il veut donner au comité d’entreprise et aux représentants du personnel.

La mondialisation capitaliste place les anarchistes devant de nouveaux défis. Les libertaires sont par nature internationalistes (ils se reconnaissent pragmatiquement solidaires des travailleurs de toutes les nations déjà existantes) ou a-nationalistes (ils ne reconnaissent pas l’existence des nations, instrument de division des travailleurs). C’est la raison pour laquelle les militants anarchistes et même, au-delà de la seule sphère libertaire, les militants « progressistes » politiques et syndicaux ne sauraient se battre « contre » les délocalisations. Le danger de cette lutte consisterait à considérer que les travailleurs français doivent continuer à se faire exploiter par des patrons français (ici, le terme « français » est interchangeable avec « allemand », « turc », ou « breton », par exemple) En cela les discours de la CFDT « Vivre et travailler au pays, maintenons le travail en Bretagne » sentent le renfermé, et ne sont pas loin de fleurer la charogne : voir les slogans puants « Mondialisation pièges à cons » de Le Pen ou « Contre les délocalisations et la dictature syndicale » du vicomte de Villiers. Ce repli xénophobe a pour objectif de maintenir les profits de leur clientèle électoraliste : artisans, commerçants, petits propriétaires, mis en difficulté économique par la concentration du capital à l’échelle mondiale. Le maintien du taux de profit de ses petits propriétaires ne peut se faire que par un retour au féodalisme, mettant en concurrence les régions les unes par rapport aux autres : les salariés auraient des statuts, des salaires et des droits différents selon leur région : le code du travail, et les conventions collectives nationales exploseraient, la convergence des luttes serait d’autant plus difficile à construire que les droits seraient distincts…

Face à cela, les libertaires doivent revenir plus que jamais à leurs fondamentaux, c’est-à-dire d’une part la lutte de classe contre les bourgeoisies régionales, nationales ou multinationales et d’autre part la lutte politique contre l’État à l’échelle de la région, de la nation ou supranationale. L’internationalisme ouvrier doit être notre fil à plomb.

Stratégie d’intervention des anarchistes dans les luttes sociales

C’est peu de dire qu’il fait « sale temps pour les pauvres » de nos jours. Les perspectives électorales ne font plus frémir grand monde, hormis les citoyennistes bourgeois qui appellent à voter Chirac alors que les seules voix de la droite suffisaient pour battre Le Pen en avril 2002. Les cartes sont battues d’avance : un coup à gauche, un coup à droite, c’est toujours les travailleurs qui se prennent les torgnoles : retraites, Sécu, RMA, code du travail, etc., la liste des acquis sociaux qui se font laminer serait bien longue à tenir.

Alors, réformistes les anars ? Sûrement pas, mais nous ne composons surtout pas une avant-garde éclairée. 99 % de la population n’est pas anarchiste, et nous vivons au milieu d’elle, au boulot, dans nos quartiers… « Des vrais gens dans la vie vraie », en somme. En tant que militants anarchistes, nous ne pouvons qu’essayer de les convaincre, par la parole, par notre exemple et nos actions, de la justesse de nos propositions.

En ce qui concerne le monde du travail, nous nous organisons là où les salariés sont déjà organisés, dans les syndicats, sans faire dans le patriotisme d’organisation syndicale, nous allons là où nous pensons être le plus utiles à l’organisation concrète de la lutte, sur des revendications qui touchent les salariés de l’entreprise.

C’est au niveau de la section syndicale d’entreprise que les anars s’organisent et peuvent peser sur les orientations du combat de classe, en avançant à visage découvert. Par la discussion avec les collègues, peut-être en convaincra-t-on quelques-uns de se syndiquer, et parmi les syndiqués, quelques-uns deviennent sympathisants, voire adhèrent aux idées libertaires.

Ainsi, malgré les pesanteurs des bureaucraties, les anars ont toute leur place dans les syndicats, y compris ceux dits réformistes, pour peu que ceux-ci soient combatifs à l’échelle de l’entreprise, autant que ceux « révolutionnaires », pour peu que ces derniers soient en mesure de peser concrètement sur le terrain.

C’est par l’organisation de la lutte contre un plan de licenciement, pour une augmentation de salaire, contre un cheffaillon véreux, etc. que les libertaires peuvent gagner en audience et en crédibilité. Ces revendications sont bien entendu réformistes au sens où elles ne remettent pas le fonctionnement du capitalisme en cause. Mais n’oublions pas que c’est ce chemin que nos anciens, Pelloutier, Pouget et tant d’autres, empruntaient déjà lorsqu’ils créèrent la CGT en 1895. Cela ne les empêchait pas d’être d’infatigables propagandistes de la révolution sociale, puisqu’ils théorisèrent et mirent en pratique (en particulier lors de la grève du 1er mai 1906 dans le cadre de la campagne pour la journée de 8 heures) la « grève générale ». Il est de notre responsabilité de militants anarchistes que de rappeler avec fierté autour de nous que nous sommes à l’origine, avec d’autres, de la création du syndicalisme en France. Ne laissons pas ce terrain à l’extrême gauche, futur fossoyeur de nos combats d’émancipation.

On ne peut que le regretter, mais les travailleurs ne sont pas aujourd’hui, dans leur immense majorité, révolutionnaires. La révolution ne se décrétera pas, et, sous peine de devoir passer à côté, il faudra bien que la classe ouvrière s’organise, avec nous de préférence… Il faut donc travailler au quotidien sur la réalisation de petits objectifs (revendication salariale ou autre) pour redonner confiance en elle-même à la classe ouvrière. Petit à petit, elle prendra conscience que le patron reprend progressivement d’une main ce qu’il a donné de l’autre, et qu’il n’y a pas en définitive d’autre alternative que de foutre en l’air ce système fondé sur l’exploitation.

Concrètement, dans le monde du travail, nous devons, à chaque fois qu’une lutte débute à l’extérieur de notre entreprise, dans notre localité géographique, aller voir les salariés à la porte de la boîte, discuter avec eux, leur redonner confiance en leur capacité d’action collective… Pour rompre les corporatismes, il faut travailler en interprofessionnel, diffuser des bulletins des luttes sociales locales, créer des réseaux de militants. Quand une lutte a lieu dans notre entreprise, il faut essayer de faire systématiquement la jonction avec l’actualité sociale pour que les salariés ne se sentent pas isolés. Ce boulot difficile et ingrat, personne, pas même les unions départementales ne le fera à notre place (voir l’exemple de STM).

Notre engagement au côté des travailleurs en lutte de STM se situe dans ce cadre : expliquer, éduquer par l’exemple, donner envie… Il y a un an, les salariés de STM regardaient les anars d’un mauvais œil, parce qu’ils n’en connaissaient que ce que les médias en disent. La plupart d’entre eux ont changé d’avis sur nous : par notre engagement à leurs côtés, nous sommes devenus crédibles, et en étant crédibles, notre discours politique révolutionnaire a marqué des points. Même si la révolution semble loin, et le chemin pavé d’embûches, cette petite victoire sur nous-mêmes nous fait chaud au cœur…

Pierre