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Union « soviétique »

Regard sur un empire à la dérive

Le jeudi 19 septembre 1991.

Notre ami Sacha, représentant du syndicat SMOT en France, s’exprime sur la question de l’URSS. Eltsine, Gorbatchev, le putsch de Moscou, le quotidien, la situation des anarchistes aussi bien en Russie qu’en Ukraine… bien des sujets sont examinés.
Nous reproduisons, ici, l’essentiel de son interview.



Le Monde libertaire : Quelles sont les forces politiques présentes aujourd’hui dans l’ancienne URSS ? Par exemple, Boris Eltsine se revendique-t-il d’une idéologie ?
Sacha : L’année dernière, Eltsine a quitté le Parti communiste l’avant-veille du congrès. Avant cela, c’était un important personnage de la nomenklatura. Aujourd’hui, il y a une nouvelle génération non communiste : les libéraux-démocrates. Ils se prétendent une alternative au communisme. Ce sont des gens qui occupaient des positions peu élevées dans la nomenklatura, en gros l’intelligentsia qui avait depuis longtemps rompu avec le PC. Mais, en fait, ils ont les mêmes habitudes que les communistes. Eux aussi posent un problème. En changeant leur nom et en venant au pouvoir, ils ne font que prolonger le passé. Eltsine représente une partie de ces gens-là. Sa stratégie est calquée sur celle de la nomenklatura. Sa tactique, par exemple, consiste à séparer le KGB de Russie de celui de l’Union, mais la pratique reste la même. Il existe des prisonniers d’opinion qu’il pourrait libérer d’une signature. Mais il ne le fait pas. Les gens disent qu’il a peur d’une critique de la part de ses proches.

Le Monde libertaire : Sur quelle orientation idéologique s’est-il fait élire ?
Sacha : Il n’a pas d’idéologie. Il se limite à des déclarations ; au début comme communiste de gauche critiquant les privilèges de la nomenklatura (il a été élu sur des positions populistes). Il dit souvent que la perestroïka est trop lente ; enfin, il défend des positions capitalistes… Capitalistes à visage humain !

Le Monde libertaire : Pourra-t-il tenir longtemps ce cap ?
Sacha : Oui, car en URSS tout le monde a de très mauvais rapports avec l’idéologie. Il y a beaucoup de gens qui ne reconnaissent plus la politique comme un phénomène normal. Toutes les unions et partis qui existent sont très petits. La majorité des travailleurs et des paysans est apolitique. Eltsine utilise le nationalisme en disant que la Russie est grande et peut se tirer de toutes les difficultés. Mais il faut être honnête, je pense que Eltsine ne comprend rien au capitalisme. Par exemple, lors de son dernier voyage aux Etats-Unis, il a déclaré qu’il était pour le capitalisme mais contre la spéculation […]. Je pense que la seule différence entre Eltsine et Gorbatchev est le pouvoir. Eltsine n’en ayant pas, il est plus libéral !

Le Monde libertaire : Ici, les commentateurs prétendent qu’ils se sont partagés le pouvoir.
Sacha : Bien sûr, ils travaillent ensemble. Mais au pouvoir, Gorbatchev ne peut pas se permettre de critiquer le KGB, l’armée, d’appeler les travailleurs à arrêter une grève ; Eltsine le peut.

Le Monde libertaire : Est-ce que dans les autres républiques se retrouve le même schéma ?
Sacha : En Ukraine, le Parti communiste est très fort ; il contrôle pratiquement le pouvoir. Ils ont même arrêté des députés d’opposition. Stephan Kmardov, un des leaders de l’opposition, a été arrêté et relâché plusieurs fois. Officiellement, on n’a pas interdit le PC. La Pravda reparaît sous forme d’un journal multi-partis. On a fermé les locaux et les archives des cellules du PCUS, mais les dirigeants sont les mêmes. Le problème, c’est que les communistes en Russie, c’est la maffia. Officiellement, ils sont 12 millions et ces gens-là travaillent.

Le Monde libertaire : N’y a-t-il pas contradiction entre les revendications nationalistes et les communistes aux postes de commande ?
Sacha : En fait, avec ces questions de nationalités, ils masquent une autre question : Qui est responsable ? Cela leur permet de faire l’économie d’analyses du passé.

Le Monde libertaire : Ici, certains anarchistes ne comprennent pas l’importance des revendications nationales.
Sacha : D’abord, il y a eu une grande russification. La langue russe a "occupé" les autres langues. Elle était obligatoire pour faire carrière. C’était ressenti comme un mépris des nationalités. La petite bourgeoisie des républiques a vu là la perspective pour prendre le pouvoir. Je pense que l’humanité a seulement deux problèmes : l’argent et le pouvoir. La propagande joue sur ces réflexes nationaux. Et la situation est tellement mauvaise que les gens ne voient pas plus loin.

Le Monde libertaire : Est-ce qu’à terme les idées libertaires ont leur chance ?
Sacha : Les idées de décentralisation et d’autogestion sont très populaires, notamment dans les comités de grève. Mais il y a de gros problèmes économiques. Et ceux qui défendent des idées internationalistes affrontent de grosses résistances. À l’intérieur du SMOT, la Biélorussie et la Russie travaillent très bien ensemble, mais c’est très difficile avec les pays baltes et l’Ukraine occidentale. Le nationalisme est très fort aujourd’hui ! Il existe beaucoup de groupes anarchistes, mais ils sont en crise ; soit pour des raisons de conflits de générations, soit pour des raisons de confusionnisme dû à la propagande officielle qui amalgame maoïsme, trotskysme et anarchisme. Des gens très divers, ne connaissant pas les idées, rejoignent les mouvements libertaires en train de se chercher.

Le Monde libertaire : Quelle est la situation quotidienne ?
Sacha : Les salaires ont augmenté, mais les approvisionnements restent très difficiles […].

Le Monde libertaire : Et l’aide internationale ?
Sacha : Les gouvernements ont peur de l’éclatement de l’Union, de ses conséquences sur l’armée et les armes atomiques. Ils craignent pour leurs investissements. L’aide est destinée à stabiliser Gorbatchev, dont tout le monde a besoin. Au niveau des autres organisations, les contacts directs sont très importants, car les gens n’imaginent pas la vie en Occident et ses problèmes. J’ai rencontré des immigrés très désillusionnés. Les problèmes ne sont pas les mêmes, mais ils font souffrir autant qu’en URSS.

Le Monde libertaire : Que penses-tu du putsch ?
Sacha : À mon avis le putsch a été préparé. Gorbatchev l’a bloqué en contrôlant les communications intermédiaires des putschistes. Les décrets des putschistes n’arrivaient pas à la base. Il est bizarre que l’armée soit entrée sans munitions dans Moscou et que l’on dise que les communications de Gorbatchev furent coupées, alors que cela semble techniquement impossible, sa villa étant parfaitement autonome. On peut diriger le monde aussi bien de Crimée que de Moscou. Eltsine, quant à lui, circulait et téléphonait librement. Tous les témoins disent que les barricades étaient symboliques et que les putschistes auraient pu prendre la Maison Blanche (siège du parlement de Russie) sans problème…

Interview réalisée par Alain Dervin (groupe Pierre-Besnard)