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Ouf ! à septante ans, le pire est passé !

Le jeudi 16 décembre 2004.

En allant au pain ce matin j’ai shooté un beau marron tout brillant. Il a roulé sur le trottoir en pente, très vite hors de ma vue.

Ah mais ! ça ne va pas ? J’ai pourtant septante ans !

Si, ça va. Mais ils sont ainsi les jours de la vieillesse, il y en a où on redevient une gamine. Et d’autres… D’autres où l’âge tout à coup pèse lourdement sur le corps et sur l’esprit, où la glace reflète un visage flétri, où les reins sont douloureux et traîtres les genoux. C’est alors aussi que revient si intense le souvenir de ceux qui étaient plus âgés, et dont l’absence aujourd’hui me serre la gorge. Je ne les savais pas indispensables à ma vie.

Le temps, Mirabelle, qui te semble si chichement compté dans tes jours de jeunesse, ce temps après lequel tu cours et qui te manque pour réaliser tes désirs, tu en auras un jour à ne plus savoir qu’en faire. « prendre un bain chaud en lisant un polar ou faire des puzzles à cinq milles pièces » bien sûr, et t’offrir d’autres plaisirs encore. Et ça, crois-moi, c’est un très bon côté de la vieillesse : nous avons beaucoup de temps. Réjouis-toi donc d’être vieille ! Tu trouveras même le moyen de donner de ton temps à d’autres.

La vieillesse, c’est bien souvent un regard en arrière, voyez les vieux que les médias interrogent. Mais c’est aussi, chaque jour, une comparaison avec aujourd’hui. Nous avions alors des envies très fortes, des espoirs de toute espèce, des désirs brûlants. Une paire de chaussures neuves ou un pantalon long, une bicyclette, un tout premier voyage jusqu’à Paris — une lettre d’amour, un baiser ! — c’était précédé de longues attentes et de rêves exquis.

Je vous plains parfois parce que vous avez presque tout, sauf ce qui sera bientôt inaccessible, l’eau claire, la route tranquille pour marcher, la nature vierge. Que vous reste-t-il à souhaiter ? Que pouvez-vous attendre, le cœur tremblant ?

Une partie des vieilles années se passent ainsi à repenser aux jeunes années. Etait-ce moi, était-ce une autre, qui faisait la grande lessive à la buanderie ? Les matins d’hiver, qui donc dégelait les tuyaux avant d’ouvrir l’arrivée d’eau, qui faisait du feu sous la chaudière, sortait le linge du trempage pour le faire bouillir ? Nous devions être deux femmes. En fin de journée, rompues, les joues en feu, les tabliers trempés, on essorait à la main sur l’herbe. Et gare à celle qui faisait un nœud en tordant le drap, elle avait sûrement un polichinelle dans le ventre ! Il nous restait toujours assez de force pour rire.

La mémoire, comme le reste, ne baisse que peu à peu. Les premières alertes sont mises sur le compte du hasard, mais le hasard se répète ! Un beau jour, les noms propres se mettent à échapper, la table de multiplication se dérobe — et où donc ai-je mis mes lunettes ?

Là, ce qui me vexe, c’est mon compagnon plus âgé que moi. Il se rappelle les gens, les situations, les histoires et les écrits que j’ai oubliés. Je lis trois fois plus vite que lui — et j’oublie ce que j’ai lu. Il est lent — et il se souvient, le brigand ! C’est enrageant !

Nous vieillissons à deux, patients canassons tirant parfois à hue et à dia, parfois trottinant au pas. Nous pensons rarement au jour où l’un de nous viendra à manquer, et nous n’en parlons jamais. Vous pensez souvent à la mort, vous ? Pas nous.

On dirait qu’une sensibilité nouvelle, plus aiguë, se développe à mesure que les ans passent. Les petites joies deviennent de grands bonheurs, la vue d’un oiseau barbotant dans une vasque, un arbre en dentelle dans la brume, le regard confiant d’un bébé. C’est le pain quotidien de l’âme, dont elle se régale sans se lasser. Mais elle connaît aussi les festins ! Musique, poésie, images, et la rencontre de pensées fraternelles. Plus vite qu’avant les larmes montent aux yeux, il suffit d’un beau film, d’une lettre qui a traversé le temps et l’espace.

La sensibilité — ou la longue expérience — développent aussi un jugement plus nuancé. C’est comme si j’avais fait le tour de toutes choses, les vices et les vertus et les recoins des âmes humaines n’ont aujourd’hui guère de secrets. Il n’y a plus de grandes surprises, passé septante ans.

Il y a par contre une dimension nouvelle, une sorte de profondeur. L’amitié s’approfondit, et l’amitié c’est le plus grand bonheur ( ou l’amour, c’est à la fois l’un et l’autre). A septante ans, c’est le soleil au cœur quand les regards se croisent, quand les sourires se répondent, quand la poignée de main est chaleureuse. La pensée va vers les autres, morts ou vivants, avec tendresse. L’âge alors s’efface.

Je n’aime pas beaucoup François Mauriac, mais il a écrit une très belle phrase que je voudrais faire mienne : « Le jour où vous ne brûlerez plus d’amour, beaucoup d’autres mourront de froid.  » C’est beau, non ? et c’est vrai.

La pitié, vous connaissez ? C’est un sentiment très doux et très proche de l’amitié, un sentiment qui donne au cœur son intelligence. Je crains que vous, les jeunes, vous vous refusiez à éprouver de la pitié, sous prétexte qu’elle humilie celui qui en est l’objet. Mais non, elle vous aiderait à comprendre les vieux, et à vous sentir à l’aise devant eux.

Comme vous êtes embarrassés, certains d’entre vous, devant les vieux ! Vous cherchez à les éviter, à abréger un entretien qui vous pèse, vous vous dérobez. Leur lenteur vous irrite, ils n’ont rien à dire qui vous intéresse. Ils se plaignent du monde qui les entoure, et le leur est devenu tout étriqué, c’est vrai. C’est vrai aussi que vous leur faites un peu peur, avec votre rapidité, votre langage moderne, votre manque d’égards. Mais c’est dommage, et surtout pour vous.

Dans ma ville, on voit une ou deux vieilles « folles » en chapeaux fleuris, affublées de longues robes et de bijoux de pacotille, le cheveu teint mais rare, la joue fardée. L’âge les a libérées des contraintes de leur jeunesse. Elles passent comme des reines, toisant le monde et toutes voiles dehors. Leurs petites sœurs en fringues rétro feront peut-être, l’âge venu, la route en sens inverse.

Si je n’avais pas rencontré, il y a trente ans, la pensée anarchiste, je n’aurais jamais osé briser les lois du conformisme bourgeois qui m’emprisonnaient. Comment vieillir en ignorant les idées libertaires, je ne peux me le figurer. Comment vivre ces dernières années aux côtés d’un compagnon qui ne les partagerait pas, c’est tout aussi inimaginable. Autant n’avoir pour ami qu’un pot de fleurs !

Il reste à accorder la vie quotidienne avec les idées, le mieux possible. Là, être vieux n’est pas un obstacle, au contraire. Car je n’ai pas grand’chose à perdre. Une réputation, à quoi pourrait-elle encore servir ? un emploi ? la retraite est assurée ! l’affection de la famille, des amis ? si elle a tenu jusqu’à ici… Donc, il faut oser. Oser paraître ouvertement révoltée contre tout ce qui limite notre liberté ; car je ne serai libre qui quand les autres le seront, Bakounine dixit. Débusquer le pouvoir partout où il se cache, et dénoncer ses injustices, ses mensonges, sa crapulerie…

Arrêtez-moi ! La pensée anarchiste est mieux exprimée dans des écrits autrement plus profonds et plus intelligents que mes réflexions. J’en parlais pour vous dire que les années n’empêchent pas le combat, ne le ralentissent pas nécessairement. De nombreux vieux camarades, hommes et femmes, l’ont poursuivi jusqu’à la fin. Faisons donc encore ce bout de route ensemble, si vous voulez bien.

Marie-Christine Mikhaïlo


P.S. Vous m’aviez demandé un article personnel, et je ne vous ai pas parlé de ma vie sexuelle ! Tant pis, ça tombe mal, ce soir j’ai un peu de migraine.