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Quand « Charlie hebdo » fait (dés)honneur aux anars

Le jeudi 16 décembre 2004.

On le sait, le Charlie hebdo actuel n’a plus grand chose à voir avec celui des années 70, il s’en faut de beaucoup. Il sort de temps en temps une couverture héneaurme et provocatrice à souhait, mais c’est de l’ordre de l’exceptionnel et ça ne change rien à un contenu fadasse bien loin de l’humour libérateur, ravageur, iconoclaste et irrespectueux de tout qui lui servait de ligne éditoriale à sa grande époque. Aux dernières européennes, une couverture signée Cabu nous présentait un G.W. Bush disant « les abstentionnistes européens sont mes meilleurs alliés »… On mesure le chemin parcouru et on se dit que la direction qui a été prise n’est vraiment pas la bonne. Le Charlie hebdo ancienne mouture permettait de rire intelligemment par ses dynamitages très politiques des institutions, des préjugés et des croyances. Toutefois, à côté du rire gratuit revendiqué « bête et méchant », on trouvait aussi matières à réflexion, on pense par exemple à Reiser et l’énergie solaire. Le nouveau lui se prend au sérieux et ne démolit plus grand chose, tant il est confit dans un tristoune républicanisme mâtinée de social-démocratie écolo verdâtre.

Il faut dire qu’il est passé sous la houlette du pontifiant Philippe Val, qui se la joue grand professeur de Sciences-po. Tel un maître-penseur, il distribue les bons ou les mauvais points selon ses humeurs, et toujours à l’aune d’une citation de Montaigne ou Kant, ou Kierkegaard ou.... L’important étant de paraître intello et sérieux. Chose curieuse, tout ce qui est un peu trop rouge-et ne parlons pas du rouge et noir- est immédiatement disqualifié à ses yeux. On l’a donc d’autant plus mauvaise que la réapparition de C.H. au début des années 90, après le clash de La Grosse Bertha, laissait espérer mieux. Hélas, très vite, après des départs plus ou moins forcés, il est tombé dans le plat-plat et les grandes pétitions du genre il faut interdire le FN. On comprend dans ces conditions qu’un brûlot (de qualité) comme PLPL (Pour Lire Pas Lu) tire à boulets rouges sur ce journal en général et son grand éditorialiste en particulier. Il surnomme Charlie hebdo le NEM (le Non-événement du mercredi) ! Jusqu’à présent, on pouvait estimer ce jugement un peu sévère (indulgence coupable de nostalgique) parce qu’après tout « à Charlie c’est leur choix et on n’est pas obligé de l’acheter ». Depuis le numéro 650 du 1er décembre 2004, on commence à donner à PLPL plus que raison. Il faut dire que Charlie hebdo y est allé fort !

Ça commence par un article du dessinateur Jul sur la situation en Ukraine. Assez curieusement, il ne voit de l’antisémitisme que chez les partisans du candidat réformateur Iouchtchenko et n’en voit pas en face chez les partisans du candidat parrainé par Poutine. Il est bien connu que tant l’Union soviétique que la Russie actuelle ont été épargnées par ce fléau. Passons. On peut y lire : blancs, rouges, nationalistes, anarchistes, nihilistes : tous les mouvements qui se sont opposés au cours du siècle dernier sur ces vastes terres ont en commun d’avoir massacré par centaines de milliers les Juifs. Voilà un amalgame pour le moins dégueulasse sinon crapuleux. Mettre dans le même sac antisémite les anars, les rouges et les nihilistes d’un côté, et les blancs et nationalistes de l’autre, faut le faire. Jusqu’à présent, il nous avait plutôt semblé que c’était les tsaristes et les nationalistes, encouragés par l’Église orthodoxe et l’Église uniate (une variété de cathos locaux) et leurs évangiles désignant le peuple juif comme le peuple déicide, qui s’étaient rendus coupables des pogroms et autres infamies. On n’aime pas spécialement les rouges mais affirmer, surtout dans le contexte historique de la Révolution russe, qu’ils étaient antisémites est une contre-vérité. L’antisémitisme en URSS et ses pays satellites est venu à la fin du règne de Staline et son complot des blouses blanches. Mettre sur le dos d’une poignée de nihilistes, à supposer qu’ils aient été antisémites, ce qui n’est pas avéré, des centaines de milliers de morts ça dépasse la mesure. Quant aux anars de la Makhnovtchina, on sait que ces accusations ne sont que pure invention de la propagande bolchevik présentant Makhno comme un bandit rançonneur et tueur de Juifs ! D’où le répugnant Makhno et sa juive de Joseph Kessel. Si l’on en croit l’historien anarchiste Voline, Makhno n’était d’ailleurs pas spécialement tendre (euphémisme) avec ceux coupables d’actes antisémites, même venant de ses rangs… On conseille donc à Jul de se renseigner davantage, et en attendant, de rester à ses petits dessins.

Ça continue avec un article de Guillaume Lecointre (le scientifique de la rédaction) critiquant les créateurs d’encyclopédies libres (gratuites). Il commence plutôt mal : ces encyclopédies y sont qualifiées dès le sous-titre de rêve anarcho-libéral (sic). En gros, des gens alimentent gratuitement une encyclopédie, modifient ses articles etc. Si on comprend bien, ce n’est pas une démarche terrible car grosso modo c’est le dernier qui cause qui a raison ou bien on vote pour départager et ça reviendrait à mettre aux voix la rotondité de la Terre par exemple. Sur ces encyclopédies et la valeur de leur contenu, on veut bien entendre ses arguments sur la démarche scientifique, la vérification des sources et tout le bataclan, on sait que sur la Toile, le pire côtoie le meilleur. Mais il persiste le bougre et il parle de l’anarchie mal pensée pain-bénit des ultralibéraux et d’anarchistes autoproclamés. Que des personnes se réclament trop souvent de l’anarchisme sans trop savoir ce que c’est, OK… Notre mouvement même en soufre, cf. l’amalgame qui nous est fait avec les fumeux libertariens, les libéraux-libertaires type Cohn-Bendit ou les « anars de droite » faux anticonformistes mais vrais réacs. Le problème, c’est que les susdits encyclopédistes n’ont pas l’air de faire partie de cette engeance là et notre Guillaume les met dans le même clan que les ultralibéraux qui récusent que les intellectuels puissent avoir pour tâche de délivrer gratuitement de la connaissance. Le monde anarcho-libéral de Madelin en aura fini avec cette archaïque générosité d’un État redistributeur de richesses. Et l’archaïque naïveté des laudateurs de l’État ? L’analyse politique étant dès plus sommaire, il confond allègrement services publics et Etat, une constante dans Charlie hebdo et la mouvance altermondialiste façon Attac. Mais là où on ne suit pas son raisonnement, c’est en quoi la critique et la remise en cause des mandarins fait le jeu du libéralisme, en quoi surtout la mise à disposition gratuite de connaissances sur le Net est un danger. Benoîtement, on pensait que la gratuité allait plutôt à rebours de l’idéologie libérale où tout s’achète et tout se vend. On peut affirmer que le marché et la gratuité sont antonymes ! On voit donc mal l’apparentement entre les libertaires et la bande à Madelin ! Placer les anars et les ultralibéraux sur le même plan, c’est pratiquer aussi cette idéologie molle où les extrêmes sont sensés se rejoindre, une autre marotte de Val. La radicalitéet la révolution étant perçues comme des dangers pour les libertés, on connaît ce discours qui nous dit qu’hors de la démocratie parlementaire, point de salut. D’où cette défense inconditionnelle de l’État. Ou bien Lecointre ne sait pas de quoi il cause et dans ce cas il ferait mieux de se taire, ou bien alors il le fait sciemment et c’est de la malhonnêteté. A moins qu’il nous fasse un petit prurit de stalinisme et qu’il est nostalgique des gauchistes-Marcellin du PCF de l’après 68. La complicité objective entre gouvernement de droite et mouvement social radical est sous une forme à peine plus policée que ce slogan coco un des dadas de Ph. Val. Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour défendre la ligne sociale-démocrate du chef et leader bien aimé !

Même Charb dans sa chronique Charb n’aime pas les gens, s’y met aussi ! On se demande si c’est bien lui qui a dessiné dans Le Monde Libertaire à la fin des années 80 ! C’est un complot ou quoi ? 3 (basses) attaques contre les idéaux libertaire dans un même numéro, ça commence à faire beaucoup, on sait bien que quand on aime on ne compte pas mais quand même… Toujours est-il qu’il consacre sa rubrique au projet d’article de loi (retoqué par les députés depuis) sur les CV anonymes et qu’il glose sur la propension qu’ont les patrons de vouloir s’exonérer des règlements et s’affranchir des lois qui sont ou qui simplement leur apparaissent contraires à leurs intérêts. Il écrit : Les patrons […] rêvent de se comporter comme des babas cool ultra libertaires. Charb a vraiment la mémoire courte, pour confondre la liberté de l’individu(e) dans une société solidaire et égalitaire dont l’anarchisme se réclame avec la liberté du renard dans le poulailler dont les patrons se revendiquent ! Un patron est tout sauf baba cool. Quel salarié(e) ne rêverait pas à un tel patron ? Le choix même du terme baba cool n’est pas anodin : son sens péjoratif et méprisant désigne in fine l’ultra libertaire et pas le patron. Il fait sous-entendre baba cool comme inefficace, rêveur asocial et finalement impuissant.

Mais ne soyons pas négatifs et ne voyons pas tout… en noir. Il y a par exemple ce bon vieux Siné, qui termine sa chronique de ce numéro par un retentissant Vive Ravachol ! Très souvent, il dessine des drapeaux noirs et il lance force invectives contre les flics, les militaires, les juges, les mollahs, les curés et autres espèces néfastes et nuisibles. Certes. Ce n’est pas pour nous déplaire. Mais outre que ça vous a un petit côté rebelle de service et dernier des Mohicans, il faut bien constater que notre ami Siné (é)crie haut et fort élections pièges à cons et qu’il se précipite toujours dans le bureau de vote à chaque scrutin, quitte la semaine suivante à vitupérer contre ces cons d’électeurs qui n’ont pas suffisamment voté pour son candidat ou pour la vraie gauche… Allez comprendre. Cela dit, Siné est un anar vrai de vrai : il est pour la destruction de l’État… d’Israël ! Au fil des semaines et des années, on a pu remarquer que la cause palestinienne semble être l’alpha et l’oméga de son combat politique. Il se dit parfois que la vieillesse est un naufrage et c’est un peu vrai. Et si le beaujolais nouveau a selon les années des arômes de banane ou de fruits rouges, le nouveau mais déjà vieux Charlie hebdo a lui dorénavant et invariablement le goût de rance et de moisi.

Éric Gava (groupe de Rouen de la Fédération anarchiste)