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La Révolution russe : un enjeu politique

Le jeudi 9 octobre 1997.

La révolution russe a longtemps été un enjeu politique ; elle a été « instrumentalisée », utilisée par les propagandes diverses, chacune ne retenant que les aspects qui confirmaient sa propre optique de l’histoire, ou qui convenaient à sa propre perspective du présent. Les héritiers des différents courants qui s’y sont affrontés ont dans une large mesure plaqué sur les événements consécutifs à février, puis à octobre 1917, leur propre grille de lecture, tirant la couverture à soi, attribuant les succès ou les échecs à l’application ou à la non-application de leur ligne politique. Il ne s’agit pas simplement d’une présentation systématiquement déformée des faits. Toutes les organisations politiques de la gauche ont élaboré une véritable mythologie.

La social-démocratie parlementaire attribue l’échec de la révolution à la destruction des institutions parlementaires par les bolcheviques — la dissolution de l’Assemblée constituante. Ceux-là oublient que les ouvriers et les paysans russes, dans les premiers mois de la révolution, aspiraient essentiellement à en finir avec la guerre, et que pour cela ils attendaient des dirigeants socialistes qu’ils prennent le pouvoir, ce qu’ils ont refusé de faire. C’est que, au début de la révolution, l’ensemble des forces socialistes, bolcheviques compris, partaient d’une application stricte du matérialisme historique de Marx, ou de ce qu’ils estimaient tel, selon lequel on ne peut passer d’une société encore féodale au socialisme sans réaliser au préalable la révolution bourgeoise. Le programme des socialistes, toutes variantes confondues, était donc la révolution bourgeoise, les seules divergences résidant dans la durée de celle-ci. Il ne pouvait donc être question que les socialistes prennent le pouvoir.

La mise en place d’un mythe…

On comprend, dans ces conditions, le ralliement des ouvriers aux bolcheviques, dans la mesure où ceux-ci, bousculés par Lénine, furent les seuls à se déclarer prêts à le prendre, ce pouvoir. Lorsque, le 17 juin 1917, au Ier congrès pan-russe des soviets, Lénine somme les membres du soviet d’ôter le pouvoir au gouvernement provisoire, Tsereteli, un menchevik, voulant justifier la légitimité du gouvernement provisoire, déclara qu’il n’y avait pas un parti en Russie qui se déclarait prêt à assumer tout le pouvoir. Lénine répondit : « Si ! Les bolcheviques ! ». Le procès verbal de la séance indique que la salle est secouée d’un grand éclat de rire…

Les communistes de toutes tendances, staliniens, trotskistes ou maoïstes se querellent pour réclamer à leur seul profit la légitimité de la succession de Lénine, mais tous évoquent la « glorieuse révolution socialiste d’octobre » avec une ferveur toute religieuse, et parlent des soviets avec une émotion aussi sincère qu’idéalisée, évacuant l’extraordinaire rapidité avec laquelle ils se sont bureaucratisés en quelques mois. Octobre 1917 est devenu à ce titre un mythe fondateur. Ceux qui se réclament de l’héritage bolchevique ont vécu « en plein délire d’identification avec la révolution russe », comme dit Carlos Semprun-Maura, et ont traîné un schéma de révolution qui se limite à la prise du Palais d’hiver ou à des soviets mythiques soutenant inconditionnellement les bolcheviques.

Il ne s’agit pas simplement d’une approche déformée des faits : il s’agit d’une approche essentiellement idéologique, qui remplace les faits par l’idée qu’on veut donner des faits. Il s’agit d’une pétrification de la réalité historique par l’idée qu’on veut imposer de la réalité, au nom d’un dogme. L’histoire est réécrite à partir d’interprétations, d’analogies avec des événements survenus antérieurement (la Commune de Paris, par exemple) ou de citations de Marx qu’on force à coller aux événements. Ce que Lénine ou Trotsky disent est vérité historique. Il est nul besoin d’aller chercher ailleurs. Pourtant, le simple examen des exclusions en chaîne des dirigeants bolcheviques par eux-mêmes, de leur approbation de la mise en place de mesures successives de répression contre d’autres, mais dont ils finissent toujours par être eux-mêmes victimes, à leur grand étonnement, suffit pour casser toute vision idéalisée de la révolution.

… aux conséquences tragiques

Les communistes « orthodoxes » ont continué, contre toute raison, de se référer au « socialisme réel » issu de la révolution d’Octobre, et qui n’était qu’un faux socialisme. Selon le modèle orthodoxe, la révolution, qui avait bien commencé, a subi un « accident » de l’histoire, le culte de la personnalité. La dénonciation de ce culte par Khrouchtchev a remis le communisme dans ses rails, et le régime présentait il y a encore peu un bilan « globalement positif ». Pendant des dizaines d’années le communisme « orthodoxe » a présenté aux masses populaires un modèle qui n’était qu’un travestissement tragique de socialisme ; ils ont mis en œuvre des stratégies de liquidation de mouvements révolutionnaires authentiques qui apparaissaient inopportuns à la politique étrangère de l’Union soviétique. La liquidation du parti communiste allemand et la guerre civile espagnole n’en sont que quelques exemples.

Loin d’être des forces d’opposition au capitalisme dans les pays occidentaux, ils ont aspiré à participer à sa gestion. Combien de grèves ont été étouffées dans les années 70 en France parce que la stratégie de programme commun, qui devait porter au pouvoir ces héritiers d’Octobre, devait régler les problèmes plus efficacement que des mouvements sociaux ?

Faut-il s’étonner dès lors de la démoralisation de la classe ouvrière, de sa perte de conscience de classe et de sa dispersion dans des idéologies au mieux consensuelles, au pire racistes ? « Les ministres communistes ne font plus peur à la bourse » titre Le Monde du 7 juin 1997, qui annonce que le CAC 40 a gagné 2,11 points. Octobre 1917 est loin, très loin. Ces héritiers-là d’Octobre en sont réduits à utiliser l’adjectif « citoyen », concept interclassiste, à tout bout de champ. La plus grande nouveauté de leur politique réside dans la « démarche communiste nouvelle » annoncée par Robert Hue, c’est-à-dire « l’intervention citoyenne » et l’union de toutes les forces de gauche. Une véritable révolution culturelle, une « révolution citoyenne et solidaire ». Les antagonismes de classe relèvent désormais de l’histoire ancienne. Le champ de l’action du parti (et de son recrutement électoral) ne se situe précisément plus sur le terrain de la lutte des classes mais sur celui de l’antifascisme, plus efficace pour racoler des citoyens-électeurs.

René Berthier