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Afrique

Un Capitalisme libéral et blindé

Le jeudi 9 octobre 1997.

L’Afrique noire, ce « continent mal parti » dont parlait René Dumont dans les années 1970, semble bien mal « arrivé ». Non seulement les euphémismes « pays en développement » ou « transition démocratique » ne font plus illusion, mais il semble de plus en plus évident que l’Afrique s’enfonce dans une économie de prédation, entre opérateurs étrangers transnationaux et tyrans locaux.

Ce contexte que l’on retrouve de l’Angola au Liberia, des deux Congo au Soudan, peut sembler un retour à la « primitivité », à la « sauvagerie » africaine mais est au contraire des plus modernes. Il est le symptôme de la manière inégale dont l’Afrique est insérée dans l’espace mondial et est en particulier indissociable de la globalisation et de son mouvement effréné de libéralisation économique et financière. Concrètement, c’est à une criminalisation généralisée des États et d’une façon plus générale du politique que l’on assiste et à la privatisation de tous les aspects des sociétés africaines : économie bien sûr, mais aussi police ou douane, armée, territoire (sol et sous-sol), etc.

L’insécurité généralisée

L’Afrique a connu depuis cinquante ans une explosion urbaine sans précédent. La croissance de la population liée à l’exode des ruraux vers ces paradis artificiels que sont les villes dans tous les pays pauvres, a produit de véritables monstres urbains, tentaculaires par leurs bidonvilles, incontrôlés et incontrôlables dans leur croissance comme dans leur gestion. Des métropoles comme Lagos au Nigeria ou Kinshasa en République démocratique du Congo (ex-Zaïre) sont parmi les lieux les plus dangereux du monde. C’est le cas aussi de la plupart des grandes villes du continent.

Mais, si l’insécurité est généralisée, elle est bien différente selon les quartiers. Les riches s’enferment dans des quartiers surprotégés par des vigiles armés plus proches du mercenaire que du gardien de supermarché. En Afrique du Sud, par exemple, les ghettos de classe s’ajoutent rapidement aux ghettos de race et les divisions héritées de l’urbanisme raciste sont renforcées par l’insécurité. Rien que dans ce pays, 2 000 sociétés regroupent 250 000 personnes dans les polices privées, c’est-à-dire deux fois les effectifs de la police officielle. Ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir les services de ces cerbères pratiquent la « morphologie du hérisson ». Ils s’enferment dès le soir, à l’échelle de la maison, de la rue, du quartier, s’organisent en groupes d’autodéfense. Moins la justice fonctionne, plus elle a besoin d’être spectaculaire et expéditive, et il n’est pas besoin de description pour imaginer le sort habituel du petit voleur qui tombe dans leurs mains.

L’extension de la guerre

L’insécurité n’est pas le seul fait des villes et de la criminalité. Il y a aussi généralisation et extension des conflits armés, non seulement là où la guerre était endémique depuis des dizaines d’années, mais aussi dans des parties du continent qui en étaient jusque là préservées. Il ne s’agit souvent pas de guerre interétatiques, mais elles n’en sont pas moins violentes pour autant. L’ampleur des tueries commises dans la région des Grands lacs, mais aussi en Somalie, à Brazzaville, à Bangui, ou à Kigali, est sans précédent. On peut l’expliquer par la prolifération des armes et leur commerce toujours plus efficace à partir des principaux foyers de conflit, mais aussi et c’est plus grave encore, par une véritable modification des représentations culturelles de la violence dans les sociétés les plus touchées. On se souvient des images des enfants du Liberia faisant régner la terreur à l’AK47, et on ferait bien de méditer le chant des jeunes recrues de la SPLA (Sud Soudan) : « Même pour ta mère, une balle ! Même pour ton père une balle ! Ton fusil, c’est ta bouffe ! Ton fusil, c’est ta femme ! ».

La privatisation des polices et des armées

Les Africains le savent, la police n’est pas une aide en cas de problème mais un souci supplémentaire. Le taux de crimes et délits élucidés se rapproche dangereusement de zéro et les fonctionnaires (souvent mal ou pas payés) que sont les policiers ont depuis longtemps pris l’habitude d’encaisser directement les amendes bidons qu’ils infligent, quand ils ne pratiquent pas directement l’extorsion de fonds. De fait, polices et douanes fonctionnent le plus souvent comme des entreprises privées, avec le seul souci de rentabilité.

Les polices privées, elles, ne font pas la distinction entre vigile, policier ou mercenaires. Elles sont le bras armé du discours néolibéral, prêtes à défendre les armes à la main les valeurs et les enjeux de la libre entreprise sans frontières. La société la plus importante, Executive Outcome, est sud africaine. Elle protège les riches locaux mais intervient aussi en Angola et au Sierra Leone pour défendre avec ses mercenaires les intérêts de la plus importante société de diamant du monde (De Beers). Ses employés sont recrutés dans les anciennes « forces spéciales sud africaines » dissoutes avec la fin du régime d’apartheid, qui sont passées sans difficulté de la lutte contre le communisme à la défense des compagnies minières.

L’État abandonne ses fonctions traditionnelles

L’Afrique connaît depuis trente ans crises de subsistance, défit démographique, et crise de son insertion dans l’économie mondiale. Les sociétés sont déstabilisées mais, loin de l’immobilisme qu’on leur prête parfois, elles s’adaptent et l’État au premier chef. Les États africains perdent la plupart de leurs fonctions d’encadrement global de la société (solidarité, sécurité, etc.) et deviennent au même titre que les sociétés privées des acteurs de la mondialisation. Le système mondial est travaillé par un double processus de globalisation des économies et de déterritorialisation, auquel les États africains participent, et qui aboutit au développement de relations transnationales entre les sociétés.

L’exemple des zones franches qui se multiplient (30 en Afrique) est révélateur de ce processus. L’objectif est d’attirer des investissements étrangers : l’Afrique n’en attirant aujourd’hui que 5 % du total mondial. La méthode consiste à fabriquer des enclaves, isolées de l’extérieur, constituées en entités autonomes avec statuts d’extra-territorialité et gestion privée. Les emplois sont sous-payés (3 à 5 francs de l’heure) ; il n’y a aucune protection sociale ni droits sociaux ou syndicaux. L’État « d’accueil » est partenaire de la multinationale qui gère la zone franche, au même titre que d’autres entreprises.

Bien évidemment ce système conduit les États à s’impliquer dans des activités considérées comme criminelles selon les critères occidentaux, mais qui tendent à s’imposer de plus en plus à l’économie mondiale. L’Afrique a ainsi un rôle croissant dans la production et la commercialisation des drogues. Les réseaux nigérians se sont imposés de manière incontestable. Ils contrôleraient 35 à 40 % du marché américain de l’héroïne, avec la bénédiction de l’État nigérian.

La privatisation des administrations

Ce qui a permis aussi bien le développement d’activités considérées internationalement comme illégales que l’approbation des réformes libérales imposées par le FMI et la Banque mondiale par un État en marge de la légalité, c’est la déliquescence de l’administration. L’État participe activement à l’économie informelle, surtout dans le commerce international. Cela ne veut pas dire que l’État africain et son administration soient faibles et impuissants mais plutôt qu’ils se ramifient dans des réalités sociales où nous n’avons pas l’habitude de le chercher : contrebande, marché noir, etc. Le rôle de l’État dans l’« informel » ne se limite pas à l’import-export, il touche toutes les interventions de l’État, depuis la collecte des impôts jusqu’à la gestion du système bancaire.

Les procédures administratives ne constituent qu’un canal parmi d’autres de gestion des pouvoirs publics ; relations personnelles et réseaux (économiques, politiques, religieux, etc.) sont autrement plus efficaces. L’administration n’est plus aujourd’hui qu’une entreprise dans l’entreprise État, avec comme seul objectif la subsistance ou l’enrichissement des fonctionnaires.

Finalement, on peut considérer que les affaires ne vont pas si mal pour l’Afrique fortunée : l’ordre paramilitaire règne et les élites s’enrichissent. Mais cette prospérité qui s’intègre si bien dans la nouvelle économie mondiale ramène l’Afrique aux jours de la traite du « bois d’ébène » et laisse augurer de lendemains encore plus sombres.

Franck Gombaud
groupe Sabaté (Rennes)