On a dit qu’il fallait un État minimaliste. En fait, le développement nécessite un État efficace. Nous ne souhaitons donc pas un démantèlement de l’État, mais un renforcement de son efficacité
Rapport de la Banque mondiale, été 1997
L’appareil d’État a beaucoup évolué depuis un siècle. Il a profondément investi tous les secteurs de la vie économique, politique, sociale et culturelle. Sa sphère d’action et de propagande s’est largement étendue au-delà de ses pouvoirs historiques, dits « régaliens », que sont l’armée, la police, la diplomatie et la monnaie. Certes, l’État a toujours joué un rôle dans l’économie, en menant une politique de grand travaux, de défrichements ou de reboisements, en s’engageant dans la construction d’infrastructures, de transport notamment, en gérant des banques centrales. Sans remonter jusqu’aux empires grecs, romains ou chinois, il suffit de se souvenir des États colbertiens depuis la Renaissance, non seulement en Europe mais aussi en Asie, comme au Japon. Mais les progrès technologiques, en développement constant depuis le XIXe siècle, lui ont donné de nouveaux moyens. La féodalité et la monarchie devenant des obstacles politiques et sociaux à l’élargissement des marchés, à la prolétarisation de la glèbe et à la conquête coloniale, l’État devait s’affirmer sous de nouvelles formes.
Arc-boutée idéologiquement sur le principe de la liberté du plus fort (autrement dit la loi de la jungle, sans les antiques rapports de parrainage où le faible se soumettait au fort « en échange » d’une certaine protection) la bourgeoisie a imposé sa forme politique : la démocratie représentative, avec la fiction d’un peuple souverain et la caution du suffrage universel qui, mieux que le knout ou la geôle, lui assure légitimité et domination. Pour parvenir à ses fins et renverser les anciens régimes, elle a néanmoins dû composer avec les aspirations populaires, paysannes et ouvrières, qui se sont exprimées dans les moments forts des révolutions anglaises et françaises. La liberté revendiquée par les bourgeois est aussi un principe éminemment subversif pour les dominés. Tout le problème devient, pour les prolétaires au sens large, c’est-à-dire toutes celles et tous ceux qui ne sont pas propriétaires des moyens de production et d’échange, de parvenir à leur capacité politique pleine et entière, de s’affirmer en tant que tel et de proposer un projet politique et sociétaire autre, libre et égalitaire.
Marxisme et bourgeoisie : l’union sacrée
La contradiction entre la liberté bourgeoise (c’est-à-dire les nouvelles formes de domination bourgeoise) et la liberté populaire (qui veut devenir liberté humaine et universelle) se noue alors au niveau du politique, et de l’État. Détruire l’État ou se l’accaparer devient l’enjeu clairement défini, mais avec une multitude de contradictions dans chaque camp. L’orientation marxiste choisie par le mouvement ouvrier lorsque celui-ci prit conscience de son identité et de sa force, pendant la première Internationale au milieu du XIXe siècle, est l’un des coups les plus durs portés aux aspirations des dominés. Le renforcement de l’État va désormais provenir de deux directions : d’un côté de la bourgeoisie, qui a de plus en plus besoin d’instruments de régulation économique, politique et sociale, et de l’autre d’une fraction importante du mouvement prolétaire, qui va revendiquer, et légitimer, des interventions plus nombreuses de l’État. La social-démocratie sur le plan politique et le syndicat réformiste sur le plan économique et social deviennent alors les deux facteurs d’intégration et de domestication du prolétariat dans le camp bourgeois et étatique.
Cette conjonction va culminer au moment de la première guerre mondiale, de la crise de 1929, de l’apparition du national-socialisme et du fascisme, du New deal, de la Révolution nationale et plus tard du gaullisme en France. Tous vont prôner, sous des formes diverses, et non sans moult contradictions, une intervention accrue de l’État dans l’économie et la société. Ce processus correspond aussi à la victoire des bolcheviques, en Russie, dans les pays de l’Est puis en Chine, qui, pour être des révolutionnaires, n’en sont pas moins des marxistes désireux d’accroître la puissance de l’État, quelles que soient ses nouvelles modalités.
Le piège de « l’État-providence »
Il ne faut pas croire que cet interventionnisme accru de l’État ne soit que le résultat d’un complot prométhéen visant uniquement à nourrir et faire grandir le Big Brother des temps contemporains. Car, et c’est là le nœud du problème, contrairement à la Renaissance et aux temps modernes, l’État a pris en charge des fonctions sociales nécessaires et utiles : l’instruction, la santé, les transports, les communications, la culture, autrement dit le « service public ». Il a rencontré les aspirations populaires. Consciemment ou non, toute revendication légitime du prolétariat s’est retrouvée récupérée ou phagocytée par l’appareil d’État, par sa bureaucratie composée de fonctionnaires, de politiciens mais aussi de permanents syndicaux. Les rares et derniers secteurs mutuellistes qui échappaient un tout petit peu à son emprise, comme la Sécurité sociale en France, sont en train d’être démantelés et avalés.
Par ces fonctions sociales, l’État s’est retrouvé légitimé, adopté, crédibilisé, auprès des individus. Le prolétaire ne voit plus seulement le flic, l’adjudant, l’huissier, il voit aussi l’instituteur, le postier, l’infirmière, l’assistante sociale… Et il les mélange. C’est la plus grande victoire de l’État : avoir triomphé dans les esprits, passer pour incontournable, incontestable, rendre toute alternative inimaginable. C’est aussi la grande difficulté pour les anarchistes : comment combattre l’État sans renier la nécessité des fonctions sociales qu’il assume ? D’autant que se rajoute un danger grandissant : la remontée du discours libéral qui, fustigeant fonctionnaires et syndicalistes, rencontre démagogiquement l’écho des prolétaires désabusés par la crise et l’échec des alternatives marxistes ou écologistes. La bourgeoisie qui, grâce à sa culture et ses réseaux, dispose toujours d’une longueur d’avance a bien compris l’intérêt qu’il y avait pour elle à se diriger dans ce sens-là, en se pliant aux principes de la concurrence internationale et à la nécessité de tailler dans les budgets sociaux. Au risque de basculer dans le fascisme…
Cette difficulté n’est pas insurmontable. La décomposition marxiste redonne une nouvelle chance à l’idéal libertaire, même si cela n’est pas automatique. La tâche des anarchistes est double : non seulement favoriser les revendications prolétaires, tout en posant avec pragmatisme la barre du compromis transitoire dans un rapport de force défavorable au prolétariat, autrement dit la façon dont la bourgeoisie et l’État vont intégrer et gérer nos revendications, mais aussi développer leurs pratiques (organisationelles notamment) et leurs réalisations en dehors de l’État. En renonçant définitivement au mythe des îlots autogestionnaires et à l’illusion des échappatoires marginales, tout en trouvant un équilibre dynamique entre l’action revendicative et l’expérimentation sociale, l’anarchisme organisé peut rencontrer un nouvel écho chez les dominés, les opprimés et les exploités.
Philippe Pelletier
groupe Nestor Makhno (région stéphanoise)