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Cinéma

« L’Anguille (Unagi) »

de Shohei Imamura
Le jeudi 16 octobre 1997.

Un homme parle à une anguille. Un jeune prépare un terrain d’atterrissage pour les extraterrestres. Une jeune femme satisfaite par vibromasseur interposé rend son amant jaloux. Une japonaise d’un certain âge se prend pour une danseuse flamenco. Un pêcheur distribue des recettes qui ressemblent fort à de la sagesse.

Ce film n’a donc pas de personnage principal ? Oui et non. L’homme, celui qui parle à l’anguille, apprend que sa femme a un visiteur nocturne quand il va à la pêche. Meurtre sauvage de la jeune femme. Le sang gicle partout, éclaboussant même le champ de vision de la caméra. L’homme se rend à la police, couvert de sang. Fin du premier rythme du film : haletant. Retour après huit ans de prison, liberté conditionnelle, sous le regard bienveillant d’un bonze.

Rythme nº 2 : la lenteur. Dans cette lenteur, des rencontres. Ainsi tous les personnages étonnants énumérés plus haut vont croiser son chemin. Interférer, modifier le cours de sa réinsertion. Il retape une échoppe, en fait un salon de coiffure, va à la pêche, mais ne parle qu’à son anguille. Mystère de l’âme humaine. S’est-il pardonné son crime ? Ne redoute-t-il pas le plus au monde ce par quoi il en a été éjecté ? Un film zen, et un film drôle. Des scènes burlesques, même. Et surtout, dans un pays où l’empereur est le « père » et tous les hommes « ses » enfants, le film d’Imamura propose une paternité, une conception de la paternité plus que surprenante, sautant allégrement toutes les barrières de la famille japonaise traditionnelle.

Comme dans tous ses films, Désir meurtrier, Profond désir des dieux, La vengeance est à moi, etc., Imamura pose son regard, qui scrute, zoome, plonge et reflète, sur le désir, ce continent noir de l’humanité. Ce qui rend L’Anguille particulièrement précieux, c’est son approche contemporaine du petit peuple des pêcheurs, paysans, ouvriers et éboueurs vivant à la campagne, peuplant des bourgs désespérants de monotonie, son regard de compassion infini sur les femmes. Il détecte la passion partout, la raconte dans des images éloquentes. Alors que ses personnages ne sont jamais bavards. Film très précis sur le Japon d’aujourd’hui, il pointe néanmoins toutes les dérives de nos civilisations, (orientales, occidentales, asiatiques…) l’homme dépassé par sa quête d’une place et d’une dignité.

Certes, son film ne révèle pas comme La Ballade de Narayama un Japon rural inconnu dans sa sauvagerie, mais il construit un univers plein d’humanité, en montrant que c’est long et difficile à élaborer. Palme d’or méritée ? Il la partage avec Abbas Kiarostami (Le goût de la cerise) mais cette moitié de palme lui a permis de passer à la réalisation d’un projet que tous les producteurs avaient refusé. Ne serait-ce que pour cela, le but est atteint. Un vrai grand prix pour un vrai grand film de cinéma.

Heike Hurst
émission Fondu au Noir (Radio libertaire)