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AGED : Arnaque Gonflée pour Exploiter des Domestiques

Le jeudi 23 octobre 1997.

Ces derniers mois s’est développée une controverse autour du financement de la garde des enfants au domicile de leurs parents. Pêle-mêle s’échangent invectives et arguments-massues pour ou contre ce système dans une polémique transcendant une fois de plus les clivages gauche-droite. Du côté des pour, la droite, mais aussi une partie du PS [1], les mesures incriminées permettraient de concilier natalité et travail des femmes, deux termes trop souvent antagonistes, tout en favorisant la création d’emplois. Pour les contre, c’est-à-dire le reste de la gauche, Martine Aubry en tête, l’État ne ferait que subventionner, et par là même encourager, la domesticité (déclaration de Marc Blondel) pour le seul profit des riches. Alors, mesure féministe ou énième cadeau à la bourgeoisie ?

Pour des personnes tout autant sensibles à la lutte antisexiste qu’à la lutte de classe, le choix pourrait paraître cornélien. En effet, comment choisir entre, d’un côté, l’amélioration des conditions de vie et de travail des femmes et, de l’autre, la lutte pour l’égalité économique et sociale donc contre les privilèges de classe ? En fait, un examen rapide de ce que sont précisément les mesures incriminées permet de sortir aisément de ce dilemme où tentent de nous cantonner systématiquement les ténors politico-syndicaux. Lutte de classe et lutte antisexiste ne sont pas antagonistes, ni ici, ni ailleurs. Ces deux termes sont intimement liés l’un à l’autre. Ils participent tous deux au fractionnement des opprimés ce qui permet bien entendu à la classe dirigeante de régner en toute tranquillité.

Dans le feu des débats se trouvent en fait deux types de mesure. Il y a tout d’abord l’AGED, mise en place en 1988 pour faire sortir de la clandestinité les nurses qui gardent les enfants au domicile des parents. Cette aide, versée par les Caisses d’allocations familiales, prend intégralement en charge les cotisations salariales et patronales de l’employée. S’ajoute à cela une mesure prise en 1992 par Martine Aubry (sic) qui permet aux foyers employant du personnel de maison (nurses mais aussi chauffeurs, jardiniers, cuisiniers, bonniches en tout genre) de déduire de leurs impôts 50 % du salaire versé à leur domestique. Initialement, cette réduction d’impôt fut limitée à 13 000 FF, mais Édouard Balladur remonta le plafond en 1995 à 45 000 FF. C’est cette seconde mesure qui est surtout sur la sellette aujourd’hui. En effet, si tout le monde peut bénéficier de l’AGED, seuls les foyers imposables peuvent évidemment tirer avantage de la réduction fiscale…

Un cadeau pour les riches

Concrètement, ceci signifie qu’une nurse à plein temps, payée au SMIC coûterait environ 10 000 FF par mois charges comprises. L’AGED permet de descendre la facture mensuelle à 5 200 F, ce qui donne sur un an 62 400 FF. C’est ici qu’intervient la seconde mesure dans toute sa dimension inégalitaire car elle ne fonctionne à plein régime que pour les familles aisées. Ainsi par exemple, la famille « Grobourge », ayant 42 000 FF d’impôt à payer par an, pourra en déduire 31 200 FF, soit la moitié de 62 400 FF et de fait le maximum. Du coup, l’emploi d’une nurse ne leur coûtera que 2 600 FF par mois. En revanche, pour la famille « Petitmoyen », qui ne paie que 10 000 FF d’impôts, la même nurse leur reviendra à 4 366,67 FF par mois soit 167 % de plus qu’aux « Grobourge ». Enfin, la famille « Beauprolo » pourra certes bénéficier de l’AGED mais étant non-imposable ne pourra tirer le moindre avantage de la mesure fiscale. Du coup, la nurse lui coûterait 5 200 FF par mois soit deux fois plus cher qu’aux « Grobourge ». Sans conteste donc, cette mesure fiscale est un scandale, fondamentalement inégalitaire : un cadeau pour les riches, financé comme d’habitude par l’ensemble des contribuables (via la déduction fiscale) et des salariés (via la prise en charge des cotisations sociales qui sont autant de manques à gagner pour les caisses de la sécu).

Privilège de classe, l’AGED et sa réduction fiscale ne sont pas non plus des mesures féministes. Ce n’est absolument pas un passage obligé pour que des femmes puissent travailler. En revanche, c’est un luxe financé à 65 % par les finances publiques (donc par notre pognon) pour que des bourgeoises puissent vaquer à leurs occupations (travail mais aussi loisirs) tandis que leurs rejetons restent couvés à demeure. Contrairement à ce que certains tenants de l’AGED voudraient nous faire croire, les mères ne sont pas obligées d’avoir une domestique chez elle pour pouvoir travailler. Il existe aussi ce que 90 % des actifs et des actives utilisent : les nourrices, les crèches, les haltes-garderies, etc., bref un ensemble de structures qui accueillent les enfants pour des horaires très variables pendant que les parents travaillent. Et c’est sans compter les pères qu’on pourrait inciter à prendre un peu plus souvent un congé parental sans que cela ne leur coûte leur carrière professionnelle et/ou les railleries du voisinage.

Bien plus encore, l’AGED constitue un véritable retour en arrière sur le plan de la condition des femmes. C’est une mesure réactionnaire, au sens propre du terme. Elle provoque de fait le retour d’une forme d’emplois que l’on croyait à jamais révolue : les domestiques et autres gens de maison. Ces emplois subalternes sont avant tout détenus par des femmes, sans grande qualification, et toujours à la merci de l’arbitraire patronal : licenciement abusif, heures sup non payées, harcèlement sexuel, etc. Ce n’est pas à proprement parler ce que nous entendons par émancipation des femmes. Clairement, il faut donc s’opposer à l’AGED tout à la fois car c’est une mesure inique, classiste mais aussi sexiste.

Le jeu trouble de Martine Aubry

Dans la polémique actuelle, ceci ne signifie pourtant pas que Martine Aubry et consorts puissent être considérés comme des chevaliers blancs pourfendant les privilèges de classe et partant guerroyer pour terrasser l’injustice sociale. L’argumentation classiste développée par Martine Aubry et sa clique est bien entendu fondée. C’est d’ailleurs ce qui lui donne tout son impact dans l’opinion publique. Toutefois, c’est bien cette même clique et cette même Martine Aubry qui ont mis en place la réduction d’impôt en 1992. Trois ans plus tard, Balladur n’a rien inventé. Il n’a fait que remonter le plafond d’une arnaque mise en place précédemment. Alors pourquoi Martine Aubry s’émeut-elle aujourd’hui de ce qu’elle a mis en place hier ? Peut-on croire un instant qu’elle soit tout à coup prise de remords ?

En fait, leur vrai problème, ce n’est pas la question sociale mais le trou béant de la Caisse nationale d’allocations familiales. À l’heure où celle-ci fait état d’un déficit de plus en plus important, il devient urgent de remettre un semblant d’ordre dans la maison que l’on a soi-même saccagée. Leur mobile, ce n’est pas de corriger les erreurs du passé mais de préparer l’opinion publique à faire de nouveaux sacrifices. Il y a fort à parier que cette même Martine Aubry nous déclarera dans quelques mois qu’il faut réduire les prestations sociales et familiales pour cause de déficit, comme on nous a fait le coup hier pour la sécu. Bien entendu, rajoutera-t-elle, on ne peut pas refuser puisque les plus nantis ont déjà fait des sacrifices et que ce n’est toujours pas suffisant pour résorber le trou.

Mais bien entendu, nous serons là nous aussi, tous ensemble, comme pour la sécu, pour dire non, pour dénoncer la mise en place organisée et planifiée de ce trou, pour lutter contre la remise en cause des acquis sociaux et pour redire que ces petites plaisanteries n’arriveraient pas si ces caisses étaient véritablement autogérées. Alors à bientôt dans la rue pour défendre et étendre nos droits.

Paul
groupe Kronstadt (Lyon)


[1Voir la déclaration de Guy Allouche, sénateur PS, dans Libération du 9 septembre 97.