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Travailler pour vivre, ou vivre pour travailler ?

Le jeudi 10 février 2005.

La CFDT se fait aujourd’hui le défenseur de ce « progrès social » que représenterait les 35 heures. Dans le cadre de la « journée d’action » du 5 février, les confédérations syndicales appellent à la mobilisation entre autre sur cette question-là…



Petit rappel historique :

La première loi de réduction sur le temps de travail dite loi Aubry 1 permettait de réduire le temps de travail par accord collectif de 10 % (passage de 39 à 35 h). Cette réduction pouvait être réalisée en trois étapes, et il devait y avoir au moins 6 % d’embauches ou 6 % d’emplois « sauvés », en cas de procédure pour licenciement (ces embauches n’étant pas obligatoires pour les petites entreprises). Cela s’assortissait pour le patron d’une réduction forfaitaire des cotisations patronales de Sécurité sociale d’une durée de 5 ans.

La loi Aubry 2 innove en ne demandant aucune contrepartie d’embauches aux patrons malgré un nouvel allégement des cotisations patronales de Sécurité Sociale : une aide pérenne aux 35 heures de 636,32 euros par salarié et par an, et une réduction des cotisations sur les bas et moyens salaires. Evidemment, ces cadeaux fiscaux peuvent être majorés et cumulés avec d’autres allégements liés par exemple à des contrats d’adaptation, la convention de coopération Assedic, l’aide au poste des entreprises d’insertion, la subvention Agefiph pour l’embauche d’un travailleur handicapé, les allocations de chômage partiel et le taux vieillesse réduit des professions médicales et des journalistes.

Pour information, les allégements de charge ont une longue histoire en France, sous la gauche comme sous la droite : Globalement, cette politique a été mise en place progressivement à partir de juillet 1993 : allégement de charges sur Bas salaires (applicables pour les entreprises de bénéficiant pas de Aubry 2), loi Fillon du 17 janvier 2003 (se substituant aux 2 premières), loi de Robien de 1996, exonérations 35 h des Aubry 1 et Aubry 2, ou encore l’abattement de 30 % pour les temps partiels. La plupart de ces mesures se cumulent. Le total des exonérations patronales se monteraient en 2005 à 18 milliards d’Euros soit plus de la moitié du budget du Ministère du Travail et des affaires sociales ! Ainsi, alors qu’en 1993, le taux de cotisations employeurs au SMIC était de 32 %, il n’était plus que de 4,2 % en 2002. Nous voyons ici clairement que le mise en place des 35 heures par la gauche a donc été un cadeau fiscal aux patrons. Rappelez-vous, l’an dernier, Douste-Blazy a fait sa contre réforme sur la Sécu, en argumentant que décidément , le trou était trop énorme. C’est ce trou, fabriqué de toute pièce, qui a financé les exonérations de charges des 35 h !

Mais qu’en disent les salariés et comment le vivent-ils ?

Un rapport du Commissariat général au plan relève que si les salariés sont, « en très grande majorité satisfaits de la RTT en matière de conditions de vie » (59 %), beaucoup se montrent « plus perplexes en matière de conditions de travail ». La moitié des salariés interrogés estime en effet que les conditions de travail ne se sont pas améliorées et un quart disent même qu’elles se sont détériorées. En cause : flexibilité, intensification des rythmes de travail et réorganisation des structures.

On se rappelle des nombreuses grèves dans le privé comme dans le public sur la mise en place des 35 h. Pour éviter une mobilisation massive, le gouvernement a laissé les négociations se faire entreprise par entreprise, ce qui a eu comme conséquence des grèves isolées, bien que nombreuses. Les confédération syndicales n’ont rien fait pour mobiliser les salariés de façon unitaire dans l’action pour défendre leur droits, et pour cause : leurs partis politiques étaient au pouvoir ! Parfois, les négociations ne se sont pas trop mal déroulées, dans les grosses entreprises para-publiques où les organisations syndicales pèsent encore un peu, et dans les entreprises de service. Dans le secteur industriel privé, souvent nettement moins bien…Dans le privé, par exemple, des très nombreuses négociations se sont faites, entre les patrons et des salariés, non syndiqués, mais mandatés par une organisation syndicale. Dans le meilleur des cas, souvent ils ignoraient tout de leurs droits, et dans le pire, se faisaient acheter leur carte de Délégué Syndical directement par le patron…

D’où des accords parfois pourris. C’est ainsi qu’aujourd’hui, d’une entreprise à l’autre, la réduction du temps de travail n’est pas vécue de façon uniforme par les salariés… Parfois, le patron peut imposer les jours de RTT aux salariés, en fonction de la charge de travail : c’est la modulation horaire, grâce à l’annualisation du temps de travail. Un employeur peut calculer les horaires à l’année : 1 600 heures réparties sur l’année avec des semaines qui peuvent aller jusqu’à 48 heures et d’autres semaines qui peuvent être de 30 heures.

Le salarié doit se plier en toute flexibilité aux carnets de commande du patron. En plus, les entreprises appliquant un accord de modulation du temps de travail peuvent bénéficier des allocations de chômage partiel pour chaque heure perdue en deçà de la durée du travail prévue. Souvent, la mise en place des 35 h a signifié le gel des salaires pendant plusieurs années (2 ou 3 ans bien souvent). Les patrons ont pu mettre en place les forfaits jours par exemple pour les cadres : il n’y a plus aucune limitation à la durée quotidienne de travail, les 11 heures de repos légal quotidien restent le seul garde-fou. Dans ce cas, aucune heure supplémentaire ne peut être payée ou récupérée…

Selon l’Insee, « [l’effet RTT] aurait légèrement accentué la modération salariale à la fin des années 1990 ». En effet, « la plupart des accords négociés dans le cadre des lois Aubry ont prévu un maintien du salaire mensuel au moment du passage aux 35 heures en contrepartie d’une période de croissance modérée des salaires mensuels ». L’Insee estime la durée de cette modération à deux ans en moyenne. Son ampleur est mesurée par des enquêtes du ministère du Travail : elle correspondrait à 0,5 à 1 point de croissance des salaires en moins pour les entreprises passée aux 35 heures par rapport à celles restées à 39 heures.

La mise en place des 35 heures a permit aux patrons de définir le « temps de travail effectif » : les temps de pause, d’habillage/déshabillage ou de transport pour l’entreprise… ne rentrent plus dans le temps de travail, il s’agit de « loisir » !

Dans la fonction publique, la mise en place des 35 heures s’est faite sans embauche ou presque, malgré les mouvements de grèves des salariés, ceux de la santé notamment en revendiquant 80 000 embauches, alors que Jospin n’en a cédé que 45 000… sur trois ans.

La RTT aurait créé de 350 000 (selon la DARES) à 500 000 emplois (selon l’IRES). Cela ne nous dit pas de quel type d’emplois il s’agit. Aujourd’hui, l’écrasante majorité des créations d’emploi sont précaires ou à temps partiels…

De plus, en diminuant le temps de travail de 10 % (en passant de 39 à 35 heures), le nombre d’emplois créés aurait dû être de 1,5 millions. Où est passé la différence ? Dans l’augmentation de la productivité horaire, qui a été de l’ordre de 5 %. Le patronat a su profiter de l’occasion pour « réorganiser le travail à sa convenance, en l’intensifiant, en l’annualisant, bref en le flexibilisant. L’augmentation de l’intensité du travail a des conséquences évidentes en terme de souffrance et de dégradation des conditions de travail.

La mise en place des 35 heures à engendré la création de 6 SMIC en fonction de l‘année de passage aux 35 h. Il y a eu « décrochages » des SMIC. Après avoir créés des « sous-SMIC », il était facile pour le gouvernement de « freiner » l’augmentation du SMIC du « haut », pour qu’il se fasse « rattraper » par celui du « bas », tout en annonçant officiellement des augmentations du SMIC.

Depuis le début des années 1980, l’économie française est entrée dans une phase de « modération salariale ».

Un rapport de l’Insee analyse deux événements susceptibles d’expliquer ce phénomène [1] : l’arrêt de l’indexation des salaires sur les prix, à partir de 1982, et la généralisation de la réduction collective du temps de travail (RTT) depuis 1996. En bref, la baisse du pouvoir d’achat (autre revendication des organisations syndicales les 18,19 et 20 janvier et le 5 février) au profit de la rémunération des actionnaires s’est faite… principalement sous leurs alliés de gauche !

La gauche partageait la misère, la Droite va augmenter celle-ci…

Le capitalisme est soumis depuis des années à une véritable crise de son taux de profit : les placements financiers, plus rentables à court terme que les investissements productifs, exigent une rendement toujours plus élevés. Le capitalisme a besoin de diminuer le coût du travail à l’échelle mondiale pour tirer parti des opportunités que lui offre l’arrivée sur le marché mondial de régions où les conditions d’extraction de la plus-value sont meilleures, et ainsi mettre en concurrence toutes les forces de travail du monde. C’est pourquoi, après avoir aboli les obstacles à la circulation des capitaux, le capitalisme veut démolir tout ce qui reste des systèmes sociaux et le code du travail. C’est dans ce cadre que rentre le projet de loi examiné du 1er au 3 février par l’Assemblée Nationale.

Il comporte trois articles.

Le premier permet, dans le cadre d’un accord de branche ou d’entreprise, d’utiliser le compte épargne-temps pour « compléter la rémunération » du salarié.

L’article 2 permet aux « salariés qui le souhaitent, en accord avec leur employeur » de travailler au-delà de l’épuisement du contingent d’heures supplémentaires annuel autorisé. Autrement dit, un temps « choisi ” (rappelons que ce sont les patrons qui décident des heures supplémentaires, un salarié les refusant peut se faire licencier pour cela), qui repousse les limites maximales de la durée hebdomadaire à celles déterminées au niveau européen, soit 48 heures.

Enfin, le dernier article prolonge jusqu’à la fin 2008 le régime dérogatoire et « transitoire » qui permet aux PME de moins de 20 salariés de payer les heures supplémentaires avec une majoration de 10 % et non plus de 25 %.

Après avoir payé la mise en place de la RTT, les salariés pourraient être contraints par leur employeurs d’augmenter leur temps de travail, sans revalorisation de leur salaire de base. Et pour cause, puisque les exonérations de « charge » (en fait, du salaire socialisé) sur bas salaires font pression sur tous les salaires à la baisse. Comment peut-on souhaiter « volontairement » travailler plus , à moins d’y être contraint par un revenu insuffisant pour boucler les fins de mois ?

Officiellement, les patrons ne touchent pas aux 35 heures (car cela leur permet d’avoir des exonérations de charges supplémentaires !). Mais en redéfinissant les heures supplémentaires et avec la mise en place des Comptes Epargnes Temps, il s’agira bien de travailler plus pour gagner moins ! Par la même occasion, cela permet de casser davantage le code du travail en particulier parce que dans certains secteurs, des conventions collectives moins favorables que le code du travail vont s’appliquer… Un décret du 21 décembre 2004 porte déjà le contingent d’heures supplémentaires de 180 à 220 heures par an et par salarié.

Le « compte épargne temps » va de pair avec l’annualisation. Le principe est que les jours de congés que les salariés ne peuvent ou ne veulent pas prendre sont placés sur un compte. En général, quand on fait un crédit, cela se fait avec intérêt, et bien là, non ! En gros, le salarié fait crédit, sans abondement, de ces jours de congé payés au patron.

Il doit au minimum prendre 12 jours de congés par an, et le reste de ses congés, dès qu’ils auront atteint deux mois, il devra les prendre ou se les faire payer dans les cinq ans qui suivent le dernier jour acquis. Vu la faiblesse des salaires, certains pourront être tentés de se faire payés ces jours, au détriment de leur santé…

Les heures supplémentaires allongées et moins payées :

Leur nombre va pouvoir augmenter par voie dérogatoire au niveau des entreprises et leur taux de majoration devrait être fixé à 10 % minimum, ce qui correspond à une perte drastique de salaire pour ceux qui en faisaient un complément salarial. En effet, les heures étaient majorées à 25 % auxquels s’ajoutaient un repos compensateur de 50 % dés la 41e heure : ensuite elles étaient majorées de 50 % à partir de la 44e heure avec repos compensateur, lequel repos compensateur était porté à 100 % au-delà du contingent annuel. Ce contingent a été porté à 180 h pour les entreprises de moins de 20 salariés, mais il devrait l’être pour toutes, et certaines branches (la poissonnerie) l’ont déjà porté à 230 h. Un total de 230 h dans l’année, cela revient à imposer 14 mois de travail en 11 mois (si le salarié prend des congés et si le « compte épargne temps » n’est pas un moyen de le contraindre à les différer). Comme le salarié est subordonné, on en arrive à des situations où l’employeur décidera seul de variations formidables de la durée du travail annualisée appuyé sur des accords d’entreprise dérogatoires « bidon ». C’est ainsi que le gouvernement contourne largement les 35 h en tant que durée légale, sans formellement les supprimer.

Le patronat explique que l’on produira plus si on travaille plus longtemps, et que chaque salarié doit être en position de choisir de le faire. Il y a en France plusieurs millions de personnes qui aimeraient travailler, tout simplement, ou travailler plus longtemps, pour celles qui sont cantonnées à des emplois précaires ou à temps partiel imposé. Et pas, parce qu’elles s’ennuient chez elles, mais parce qu ont besoin d’argent pour vivre… Rallonger la durée du travail sans augmenter — évidemment — la masse salariale globale pèserait encore plus sur la situation de l’emploi. Aujourd’hui 10 % de la population active est au chômage, 15 % à temps partiel majoritairement contraint, et sans doute au moins 10 % en situation de sous-emploi. Dans le même temps, la commission européenne est en train de discuter de porter la durée du travail hebdomadaire normale à 65 h, voire 78 h avec autorisation spécifique. Voilà comment le capitalisme réduit la durée du travail : de manière discriminatoire et inégalitaire.

Une RTT, oui, mais sans patrons et sans gouvernement !

Même si certains travailleurs ne s’en sont pas trop mal tirés en nombre de jours de RTT (plus souvent des cadres dans des grosses entreprises à haute valeur ajoutée du secteur tertiaire), la réduction du temps de travail a été avant tout un dispositif législatif permettant d’aménager et organiser le temps de travail au bénéfice des patrons. Le gouvernement de gauche a réussit à dévoyer une revendication historique du monde du travail en en faisant un outil d’adaptation du salariat aux contraintes d’un capitalisme post-fordiste, mondialisé, fonctionnant à flux tendu. Si les 35 heures ont été un moyen de diminuer le coût du travail, leur remise en cause par la clique à Chirac (élu avec les voix de gauche lors du « séisme d’avril 2002 » !), n’est qu’un moyen de tirer toujours plus sur la corde.

En mai 1906, la centrale syndicale CGT, alors sous forte influence anarcho-syndicaliste, organisait sa première grève générale, en revendiquant « 8 h de travail, 8 h de repos , 8 heures de loisir ». Nous, anarchistes, savons bien que la question du partage du temps de travail est inséparable de celle du partage des richesses.

Pensez le partage du temps de travail sans aborder l’abolition du salariat serait se condamner à se partager la misère entre travailleurs. À la différence des sectes marxistes, nous faisons également le lien avec la nécessité de repenser le travail. Dans une société libertaire, une fois que nous aurons repris en main l’appareil de production et d’échanges, comment organiserons-nous le travail entre nous ? Comment gérerons-nous les emplois actuels socialement inutiles, voire « nuisibles » ?

Si nous devions manquer de courage ou de ténacité dans nos réflexions et surtout nos actions sur ce terrain de la lutte des classes, soyons bien sûr que le MEDEF, qui se targue, avec sa novlangue, « d’être révolutionnaire contre les conservatismes », se ferait fort de repenser les utopies à notre place. Cela ne dépend que de notre capacité à nous organiser et à militer…

Pierre Gérard, groupe La Sociale, Fédération anarchiste de Rennes


[1Information issue du site de la CFDT !