Accueil > Archives > 2004 (nº 1342 à 1380) > 1380s, HS nº 27 [marqué 26] (23 déc. 2004-16 févr. 2005) > [Dans le chaudron de Zapata]

Dans le chaudron de Zapata

Le jeudi 23 décembre 2004.

Le vendredi 3 décembre 2004 est à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire du journalisme parisien : les lecteurs du Monde ont pu découvrir, sur une pleine page, que, au Chiapas — dans cet État mexicain de quatre millions d’habitants, à la frontière du Guatemala —, les zapatistes tentent de « changer le monde sans prendre le pouvoir ». Il a fallu plus d’une décennie pour cela : les de La Grange et autres Abellard, obscurs journalistes qui ont déversé pendant des années dans les colonnes de ce quotidien leur mépris de l’organisation indienne rebelle, ont dû se retourner dans leurs placards. Les deux honnêtes reportages de Jean-Michel Caroit, à San Cristobal de las Casas et à Oventic, caracol (centre d’accueil civil et espace de coordination) zapatiste, n’expliquent cependant pas la raison de ce soudain regain d’intérêt pour la situation dans les montagnes du Sud-Est mexicain. Pour comprendre la transformation sociale en cour au Chiapas, il n’y a pas de meilleure approche que le livre de Gloria Muñoz Ramirez EZLN : 20 et 10, le feu et la parole, traduit de l’espagnol par Joani Hocqueghem, qui vient de paraitre chez Nautilus.

Ce remarquable document historique permet de réfléchir sur le chemin parcouru par les zapatistes, qui viennent de fêter les vingt et un ans de leur organisation. On y voit effectivement les métamorphoses de ce mouvement indigène, de la création, le 17 novembre 1983, de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) par six insurgés dans la selva Lacandona à celle, en aout 2003, des caracoles et des « conseils de bon gouvernement » par des milliers d’hommes et de femmes réunis à Oventic, dans les hautes terres du Chiapas, dont les communautés rurales s’engagent sur la voie de l’auto-organisation dans la résistance à l’État mexicain qui refuse de reconnaitre leurs droits, leur culture et leur autonomie.

Le feu et la parole

Gloria Muñoz a recueilli les témoignages d’insurgés, hommes et femmes qui font déjà figures d’anciens, sur les dix premières années de constructions de l’organisation dans les villages qui en partageaient et protégeaient le secret, elle a réalisé ensuite un patient travail, qui court sur 160 pages, détaillant les dix années de rébellion, marquées par l’occupation militaire et paramilitaire du Chiapas, la guerre contre-insurrectionnelle menée par le pouvoir mexicain, mais surtout par les initiatives des rebelles qui jalonnent cette décennie de rencontres, au Mexique et dans le monde, sous le signe de l’autonomie des luttes, de la résistance contre l’exploitation et contre l’oubli, de la solidarité internationale. Une saga zapatiste prend forme à la lecture, agrémentée de photographies, de dessins et d’une très belle mise en page. Le livre se conclut sur des réflexions que Marcos a d’abord livrées à un magnétophone dans la selva. En un bilan improvisé de cette période, le « Sub » distingue trois grands axes :

« Celui que nous appelons l’axe du feu concerne les actions militaires, les préparatifs, les combats […]. L’axe de la parole concerne les rencontres, dialogues et communiqués, là où se situe la parole ou le silence […]. Le troisième axe serait la colonne vertébrale et concerne le processus organisationnel ou la façon dont va se développer l’organisation des villages zapatistes. »

Aujourd’hui, cette parole qui est l’arme principale des rebelles se diffuse aussi à travers Radio Insurgente, que l’on écoute sur les routes et dans les villages du Chiapas, mais aussi via Internet, et où l’on peut entendre des contes radiophoniques comme La Bruja Panfililla y la Princessa Panfila (la sorcière Panfililla et la princesse Panfila) ou La Naranja magica (l’orange magique) qui s’écoutent avec plaisir et où ne manquent ni les vieux airs populaires des rancheras
et autres cumbias ni un humour malicieux mis au service de la transformation des usages communautaires qui empêchent encore la pleine participation des femmes aux prises de décision.

Ce mouvement qui s’est révélé au monde par une insurrection au passage d’une année à l’autre pourrait bien être celui du passage d’un monde à un autre. Par le respect de l’autonomie des organisations sociales auxquelles s’adressent les zapatistes pour former un réseau de résistance hors de l’emprise des partis, au Mexique et dans le monde, comme par la pratique de l’autogouvernement, dans les villages et dans la coordination régionale, de l’autogestion, au niveau des coopératives paysannes et d’artisanat, l’expérience en cours dans les communes autonomes concerne directement les anarchistes : comment reconstruire une société à partir de la base, en pratiquant la démocratie directe, fondée sur l’assemblée.

En Europe, les relations durables de solidarité qui se sont étables avec les zapatistes reposent sur les mêmes principes et, en Allemagne comme en Espagne, en Grèce ou en Belgique, elles se développent principalement en milieu libertaire.

À Paris, le Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte (CSPL) est né, un an après l’insurrection, de la rencontre de diverses initiatives individuelles, de collectifs comme Apache ou Tribal Act ou de jeunes cénétistes de la faculté de Nanterre. Il aura traversé, en janvier 2005, dix années d’une existence turbulente mais où s’est tissé un lien réel, fondé sur son assemblée hebdomadaire, qui laisse toujours ouvertes les possibilités de la discussion et de la critique. Il n’a jamais fait mystère de ses affinités libertaires et entend, lui aussi, réfléchir sur le chemin parcouru, sur l’influence des mouvements sociaux qui ont croisé sa route : le mouvement de grèves de novembre-décembre 1995, la lutte des sans-papiers, celle des chômeurs et des sans-travail, les occupations d’immeubles, les combats des précaires et des intermittents, dans l’Hexagone ; les mobilisations contre es « sommets » des États les plus riches ou contre les grands-messes de l’organisation marchande du monde : la lutte victorieuse des paysans d’Atenco contre l’expropriation de leurs terres pour construire un aéroport international au Mexique, celle des communautés indiennes revendiquant la mémoire de l’anarchiste Ricardo Flores Magón dans l’État mexicain d’Oaxaca, le mouvement des sans-terre au Brésil, celui des piqueteros en Argentine, la résistance des peuples berbères en Algérie et au Maroc comme celle des Mapuches au Chili, etc.

C’est dans la confrontation sociale que s’enracine la solidarité, ce n’est pas dans l’assistance humanitaire à des peuples victimes ou dans le « lobbying » de spécialistes des questions indigènes auprès des gouvernants et des institutions. La rébellion paysanne zapatiste a toujours dit que le plus efficace soutien qui puisse lui être apporté passait par le combat contre les exploiteurs et la domination partout où nous sommes.

Le CSPL a tenté de mettre en pratique cette conception libertaire de la solidarité, se situant dans la création d’un réseau horizontal des luttes et des résistances. Si l’époque est incertaines et s’il y a peu de raisons d’espérer, cette dynamique fondée sur la lutte sociale lui aura permis de traverser activement cette décennie, ce qui n’était pas franchement prévisible.

Un caracol ménilmontiste

Le mois de novembre a été marqué, à paris, par une longue semaine de rencontres, projections de documentaires, discussions avec Gloria Muñoz Ramirez. Son point d’orgue était le 17 novembre, anniversaire de la création de l’EZLN, avec une journée à Ménilmontant reliant la Miroiterie, squat d’artistes combatifs, l’espace Louise-Michel et l’Association pour l’estampe et l’art populaire, rue des Cascades, Lou Pascalou, sympathique bistrot de la rue des Panoyaux où jouait le groupe Le Facteur. Une peinture murale fut aussi réalisée collectivement, mais les services de nettoyage delanoesques l’ont recouverte au bout d’une semaine. Rendez-vous maintenant, pour celles et ceux qui ont participé plus ou moins longtemps à ce collectif aussi atypique que le mouvement qui l’inspire, et ils sont nombreux, le samedi 15 janvier au 33, rue des Vignoles, local historique pour le mouvement libertaire comme pour le comité Chiapas, pour y retrouver la joyeuse affinité qui a souvent été la meilleure preuve de sa vitalité. L@s zapatistas viven ! Amor y lucha siguen !.

Bélial