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La bourgeoisie en France

Radioscopie d’un ennemi de classe

Le jeudi 6 novembre 1997.

Nous sommes abreuvés de chiffres sur les pauvres. Nous connaissons tout de leur vie pour la simple raison que nous les connaissons et les voyons. Pas une semaine sans qu’un magazine n’en dise un peu plus sur les « exclus », nouveau terme pudique pour dire pauvres. Il est important de montrer aux gens ce à quoi ils échappent (quand ils y échappent) pour justifier leur situation comme normale, voire enviable. Surtout qu’il n’existe plus de riches, de vrais bourgeois comme chacun doit le savoir ! Et tout le monde de s’époumoner pour trouver injuste qu’il y ait tant de pauvres. Mais pourquoi en savons-nous si peu sur les riches ? La richesse n’est-elle pas aussi injuste que la pauvreté dont elle se nourrit ?

En fait, il est difficile d’en savoir plus sur les riches car ils se cachent ou plutôt, se regroupent dans des sphères très fermées. Ils s’excluent ainsi volontairement de la société puisque l’enjeu est d’éviter la promiscuité sociale et le rapport avec les basses classes. Du moins, celui-ci est limité aux rapports avec les gens de maison ! Ceux-ci sont aujourd’hui 433 000 en France, signe de bonne santé des riches et surtout que la politique de gauche comme de droite visant à offrir plus facilement du personnel aux riches, dans le cadre des emplois de service, est efficace !

La richesse en chiffres

Certains chiffres peuvent aider à mesurer la richesse. Sans vous abreuver de données statistique, ils sont aussi utiles que ceux sur les pauvres ou le montant du S.M.I.C. Ainsi, 2,9 % des ménages (soit 650 000) s’approprient 15,2 % des revenus en France. À l’autre bout, 17,5 % des ménages (soit 3 millions) récupèrent 5,8 % des revenus.

Ces 2,9 % de ménages riches ont donc un revenu par unité de consommation (nombre de personnes dans le ménage) de plus de 25 000 F par mois : donc à peu près 60 000 F mensuels pour le ménage. Mais les riches présentent une grande diversité et ont leurs « pauvres » : ainsi, 15 000 ménages en France ont un revenu supérieur à 300 000 F et constituent une petite caste qui cumule revenus, patrimoine, culture et pouvoir politique. On peut certainement y trouver des gens comme Guy Dejouanny (ex-P.D.G. de la Compagnie générale des eaux) qui ont 41 000 F par jour de salaire (plus des actions…) ou Serge Tchuruk (P.D.G. d’Alcatel) avec 30 000 F par jour, Louis Schweitzer (P.D.G. de Renault) avec 5 500 F par jour, ou pour finir, Jean Gandois (ex-patron des patrons, P.D.G. de Cokerill) avec 3 500 F par jour. Bref, tous ceux qui nous abreuvent de discours sur notre société et la morale du travail ! Faut-il rappeler que le S.M.I.C. tourne à 175 F par jour et le R.M.I. à 80 F par jour. Jusqu’à la famille Hutin-Desgrée du Lou dont la fortune professionnelle s’établit à 1 milliard de francs sans que cela ne les gêne de remplir Ouest-France (leur propriété) et ses éditos de prose catho et bêlante sur la pauvreté du monde !

La liste serait trop longue mais cela donne un aperçu du monde dans lequel vivent nos dirigeants. On comprend que la richesse ne cherche pas à se montrer et à se faire connaître.

Mais la richesse ne provient pas seulement du revenu. Ce qui compte « chez ces gens là », c’est d’être digne de ce que l’on reçoit, de le faire fructifier et d’en transmettre plus. Les successions sont donc un vrai casse-tête : il s’agit d’éviter le plus possible que l’État n’en prenne. C’est pour cela que tant de dispositions fiscales n’ont d’autres but que de rassurer les grands propriétaires et de laisser leur patrimoine hors de toute atteinte.

C’est ainsi que l’impôt de solidarité sur la fortune rapporte à l’État à peine la moitié de la vignette automobile. Les riches peuvent compter sur des relations patiemment mais sûrement tissées avec toutes les formes de pouvoir, qu’il soit politique, médiatique ou financier. Car le revenu ne suffit pas, à moins d’en rester à être un parvenu. Un gros revenu permet d’épargner et d’accumuler (d’où l’amour de la pierre ou de la propriété familiale) tout comme un patrimoine bien placé rapporte énormément. La personne la plus riche de France (à savoir Lilianne Bétancourt, propriétaire du groupe L’Oréal) possède ainsi un patrimoine de 42 milliards de francs, soit à peu près 7 milliards de dollars. Or, placé sur le marché des capitaux, au taux de 3,15 % en moyenne, un milliard de dollar rapporterait un revenu journalier d’environ 470 000 F, soit un revenu horaire de près de 20 000 F à raison de 24 heures par jour !

Les liens revenu-patrimoine sont donc importants. Les deux servent à installer les riches dans une ostentation de leur place sociale : le revenu pour s’acheter des biens de luxe, pouvoir jouer au casino ou encore louer une chambre au Ritz à 25 000 F par jour et le patrimoine pour assurer les arrières et signifier son appartenance à une caste bien établie.

Privilèges et tradition

Car il s’agit bien d’une caste avec ses traditions, ses privilèges, ses manières de vivre, ses gestes. Il est important de se distinguer de façon à être hors de portée des autres. Il en va ainsi de la culture (d’où le mécénat et la déférence pour l’art), comme des manières de table ou de la domesticité que l’on entretient. Il faut ainsi s’extraire de tout ce qui est commun, c’est-à-dire populaire. Il est hors de question d’aller au cinéma par exemple. Par contre, toutes les pratiques culturelles qui sont fermées et sélectives socialement sont très prisées. Il en va ainsi de certaines pratiques sportives comme la chasse (à courre évidemment), le golf, le ski nautique ou encore le ski d’été (celui d’hiver étant déjà estimé trop populaire). Il en va ainsi des visites privées d’exposition qui sont organisées par des agences qui louent un musée après la fermeture au public pour éviter cette promiscuité sociale qui fait si peur aux grands bourgeois. De même, une bonne partie des loisirs et de la sociabilité est vécue dans les clubs. Lieux très prisés et financièrement sélectifs, ils permettent de se constituer un réseau de connaissances et de pouvoir impliquant différents milieux. Mélange d’hommes d’affaires, d’hommes politiques et de personnages bien en vue, ils montrent l’interpénétration entre loisir et travail chez les riches. Rien n’est jamais complètement gratuit, toute pratique est référée à l’intérêt qu’elle présente pour consolider la place de la famille. Ces clubs montrent aussi à quel point l’entraide et la solidarité a un sens chez les riches. En fait, les riches constituent un « entre-soi » qui évince ceux qui n’y ont pas accès. Cet « entre-soi » évite aussi un regard trop présent sur leur mode de vie.

L’espace occupé par les riches est somme toute réduit mais très dense. Jamais plus de quelques rues dans un quartier, jamais plus de quelques restaurants ou lieux très fermés dans une ville.

C’est ainsi que se constitue un territoire de la richesse. Au quartier est lié l’école et l’ensemble des structures (cliniques, restaurants…) qui permettent une socialisation entre soi nécessaire pour qu’une minorité puisse garder son identité. Ce qui est refusé aux autres est ici valorisé.

Ce sont notamment dans les clubs que se tissent les relations nécessaires qui identifient des intérêts de classe avant tout autre intérêt. Ainsi, le Jockey club (club le plus fermé composé de 1000 membres), le Club interallié (qui regroupe aussi des officiers de l’armée), le Polo et une centaine d’autres clubs en France regroupent et mobilisent la grande bourgeoisie. Il n’existe guère de groupe social suffisamment conscient de lui-même et de ses intérêts pour gérer avec autant de vigilance ses territoires, ses relations, les alliances matrimoniales de ses enfants.

Là encore, il y a interprétation entre la sphère publique et la sphère privée. Les alliances doivent être gérées à la façon d’un patrimoine comme des relations et la famille. Outre les ghettos dorés, la jeunesse de la grande bourgeoisie trouve son lieu de sociabilité dans les rallyes. Ces bals organisés par les parents sont l’occasion de mettre de l’ordre dans les relations amoureuses pour éviter tout débordement des passions sur l’intérêt familial de classe. Cet énorme contrôle social explique aussi pourquoi la grande bourgeoisie peut parfois connaître des activités orgiaques qui se chargent de compenser le corset de la famille sur l’intimité.

Cet aperçu sur la grande bourgeoisie montre que les dominants sont tout à fait conscients de leurs intérêts. Les 163 000 personnes qui acquittent notamment l’impôt de solidarité (belle foutaise) sur la fortune, qui possèdent donc un patrimoine privé supérieur à 4,5 millions de francs, ont un pouvoir financier, politique, économique énorme qu’il leur importe de défendre.

Loin des discours sur la France qui serait devenue une grande classe moyenne, le rappel de la force et de l’énergie déployée par la grande bourgeoisie pour préserver son pouvoir met en évidence son existence et sa nocivité. Elle accapare non seulement une énorme partie des richesses produites mais elle en détourne aussi une grande partie dans son intérêt, et notamment l’argent des contribuables, dans cette sorte de redistribution à l’envers dont la France a le secret. Nul doute que les liaisons en son sein entre hommes d’affaires, financiers, militaires, hommes politiques lui assurent un pouvoir démesuré eu égard à sa contribution.

La perpétuation de la grande bourgeoisie montre aussi que le vrai pouvoir se maintient et se développe dans une social-démocratie et que les inégalités et le pillage dont elle est à l’origine ne peuvent cesser sans la disparition de son rôle social par la disparition de la propriété privée.

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