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L’Aventure de la coopérative du cinéma du peuple

Le jeudi 27 septembre 2001.

« Dis donc, tu sais que tu devrais faire du cinéma !
— J’en ai fait !
Les Misères de l’aiguille !
— Oh, mais qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est un film fauché produit par une coopérative : « Le Cinéma du peuple ».
— Alors ça ! Jamais entendu parler !
— Pardi ! c’est pas du cinéma commercial, c’est un groupe d’artistes libertaires encouragés par Sébastien Faure et Jean Grave. Alors on tourne des films pour servir la cause ouvrière, et on les projette dans les maisons du peuple et dans les meetings syndcalistes.
— Mais que fais-tu avec tous ces anarchistes ?
— Tu oublies que je suis la fille de Jacques Roques, fondateur de
L’Idéal social, premier journal à rédaction entièrement féminine.
— Ah oui ! Je me souviens mantenant : l’égalité des sexes, le vote des femmes, oh, suffragette va !
— Mais, nous y viendrons monsieur Navarre, si j’ai passé mon brevet à quinze ans, c’est pour combattre des misogynes tel que vous !
 »

C’est par ce dialogue imaginaire entre les acteurs Musidora et Navarre, extrait du téléfilm Musidora de 1973 que Jean-Christophe Averty évoqua les débuts de Musidora au cinéma.

Le Cinéma du peuple fut pour quelques mois (1913-1914) un moyen de propagande original pour les libertaires, le premier cinéma militant de l’histoire du cinéma est alors né. Complétement oublié des anarchistes, y compris des fondateurs, seuls quelques historiens du cinéma dont Sadoul l’évoquèrent. Les articles de Laurent Mandoni dans la revue 1895 (« L’Année 1913 en France ») et de Tangui Perron dans Le Mouvement social (nº 172) contribuèrent à en ressusciter la mémoire.

Les anarchistes furent d’abord réticents vis-à-vis du cinéma, n’avait-il pas servi aux forces de l’ordre à identifier des émeutiers lors de grèves ouvrières ? L’un des premiers à l’avoir utilisé, pour des projections, fut un anarchiste de Marseille, Gustave Cauvin. Ses campagnes antialcooliques, néomalthusiennes et antimilitaristes sont étroitements surveillées par la police. Voici le témoignage de Jean Calandri rapporté par Henri Poulaille dans Mon ami Calandri.

« Mon ami Gustave Cauvin était le conférencier officiel et moi son aide bénévole pour la préparation matérielle de ses conférences avec cinéma. Mon rôle consistait à amener depuis la gare des trains de banlieue la plus proche de la salle, le matériel qui consistait, outre l’appareil de projection, en une grosse bouteille de gaz acétylène pour la projection des films, car l’éclairage électrique n’avait pas encore remplacé le gaz de ville, puis à la cadence de mes bras, je tournais la manivelle pour le déroulement des bandes, pendnat que Cauvin parlait. Nous avons fait ainsi presque le tour de Paris, et plus tard de Lyon. »

En 1913, Paris possède près de 200 salles de cinéma et un million de spectteurs par an. Le congrès de la Fédération communiste-Anarchiste révolutionnaire se déroule les 15, 16 et 17 aout 1913 à la Maison des syndiqués, 18, rue de Cambronne à Paris. Une note de la préfecture de police est aussitôt rédigée le 18 aout : « À la fin du congrès anarchiste-communiste, on a annoncé la formation d’un comité dont le but est de monter un cinématographe destiné à faire de la propagande anarchiste. »

Le Cinéma du peuple, société coopérative anonyme à capital et personnel variables, est fondé officiellement devant notaire le 28 octobre 1913. L’article 6 de l’acte de fondation révèle ses principes libertaires : la société s’interdit toute action et propagande électorales ; aucun de ses membres ne pourra se prévaloir de son titre ni de ses fonctions pour briguer un mandat électif sous peine de radiation. La société s’efforcera d’élever l’intellectualité du peuple. Elle restera constamment en communion d’idées avec les groupements divers du prolétariat qui sont basés sur la lutte de classes et qui ont pour but la suppression du salariat par une transformation sociale économique.

Les fondateurs sont presque tous libertaires : Sébastien Faure (fondateur du Libertaire), Jean Grave (administrateur des Temps nouveaux), Pierre Martin (rédacteur au Libertaire, André Girard (rédacteur des Temps nouveaux), Charles-Ange Laisant, mathématicien anarchiste, Gustave Cauvin (déjà cité), Robert Guérard (chansonnier révolutionnaire), Félix Chevalier (coiffeur), Jane Morand, Henriette Tilly, Émile Rousset, Paul Benoist, Louis Oustry (avocat) ; Yves-Marie Bidamant, militant syndicaliste des chemins de fer, en est le secrétaire.

L’activité du Cinéma du peuple est connue surtout par les articles que son administration faisait publier dans Le Libertaire, la Guerre sociale, Les Temps nouveaux et surtout La Bataille syndicaliste qui était quotidien. Voici l’un des articles les plus intéressants en forme de bilan, paru dans Le Libertaire du 30 mai 1914 :

Une Œuvre qu’il faut soutenir

« Il y a quelques mois, lorsque le Cinéma du peuple annonçait sa naissance au public, il n’y eut qu’un cri : "Encore une œuvre mort-née !".

Les militants sont, en effet, blasés sur ces tentatives qui avortent piteusement. Pourquoi, en effet, seconder une tentative que l’on sait vouée à l’échec ? Voici pourtant un effort qui semble donner un démenti aux pronostics des mauvais augures.

Le Cinéma du peuple, fondé il y a quelque huit mois, vit encore ! mieux, il veut se développer ! Mis au monde le 28 octobre 1913, avec un capital de 1 000 F ; l’assemblée générale du 17 mai 1914 vient de porter le capital social à 30 000 francs en créant 600 parts sociales de 50 F chacune. Savez-vous ce que le Cinéma du peuple a fait avec ce début modeste et des ressources insignifiantes ?

Voici d’abord Les Misères de l’aiguille, un drame émouvant où une femme est aux prises avec les difficultés de la vie, et qui n’est sauvée que grâce à l’action solidaire des travailleurs. Puis La Commune, du 18 au 28 mars 1871, film qui fut donné avec le succès que l’on sait au palais des Fêtes, à la fin du mois de mars de cette année. Enfin, Le Vieux docker et Victime des exploiteurs, deux drames très poignants où l’on voit défiler sur l’écran une page douloureuse de la vie de deux travailleurs.

Le Cinéma du peuple a cinématopraphié les obsèques de Pressencé [1]. Pas un cinéma bourgeois n’a envoyé un opérateur "tourner" les funérailles d’un grand socialiste et d’un honnête homme [2].

Depuis sa fondation, le Cinéma du peuple a édité 4 895 mètres de positis [3]. Il a des correspondants en Belgique, aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Italie, en Amérique du Nord et à La Havane. C’est une œuvre qui tend à devenir internationale.

Des scénarios sont prêts à être tournés. Francisco Ferrer ! ce titre fera revivre la belle vie de Ferrer et la sombre tragédie de Montjuich. Le fondateur de l’École moderne de Barcelone sera glorifié par l’écran, pour que les générations se souviennent du fusillé de l’intolérance religieuse.

Biribi, c’est l’affaire Aernoult-Rousset qui sera reconstituée, un drame émouvant et véridique projeté sur l’écran, un drame où le peuple du travail vibrera à la vue des tortures infligées à un homme de sa classe […].

Cela ne se fait pas sans argent — l’assemblée générale, pour sa réunion du 17 mai, a décidé de créer des « bons de prêts » de 5 F, remboursables par voie de tirage à partir de juillet 1915.

Le conseil d’administration qui a reçu le mandat de poursuivre l’édition de ces films, pour les donner au public au début de l’automne, croit que son appel sera entendu. les bons de prêts vont être incessamment expédiés aux groupements d’avant-garde et à quelques personnalités sympathiques à l’œuvre d’éducation du Cinéma du peuple. Il prie les organisations et les citoyens de faire leur possible pour eux-mêmes ou pour des personnes de leur entourage ces bons de prêts. C’est faire de la bonne propagande que de permettre à un cinéma populaire de continuer sa bonne besogne.

Que l’on aide le Cinéma du peuple à être le contre-poison des cinémas orduriers, qui font partout, dans les villes, comme dans les campagnes, par des films souvent malsains une propagande, d’abrutissement de la classe ouvrière et paysanne.

Le conseil d’administration. »

Le local du Cinéma du peuple, situé 67, rue Pouchet dans le 17e arrondissement de Paris, était un des grands locaux de la CGT, appelé Maison des syndiqués. Construit en 1909 par divers corps de métier, ses murs intérieurs étaient recouverts de fresques à la gloire du prolétariat peintes par Jules Granjouan. Au deuxième étage, avait été bâtie une salle de spectacles pouvant contenir 600 places.

Gustave Cauvin loua son propre appareil de projection au Cinéma du peuple. Pour ce qui est de la caméra et des opérateurs, on fit appel à la société Rapid’Films de Bernard Natan qui était situé au 6, rue Ordener dans le 18e arrondissement. Natan s’associa, à la fin des années 20, avec Pathé (qui devint Pathé-Natan). la crise de 1929 mit en difficulté cette entreprise qui avait des succursalles aux USA. On accusa à tort Gustave Cauvin, il fut mis en prison et étant d’origine juive, l’administration de Pétain le livra aux nazis. Il mourut peu après en camp de concetration.

L’opérateur de Natan était assisté d’Henri Sirolle, secrétaire des cheminots anarchistes, qui prenait des leçons pour devenir plus tard l’opérateur du Cinéma du peuple.

Bidamant recevait un courrier volumineux et devint permanent à raison d’un salaire de 100 F par mois. Un anonyme italien envoya 10 000 F, Robert Guérard vendit ses chansons au profit du Cinéma du peuple. Au mois de mars 1914, la location des films rapporta 600 F. Une filiale du Cinéma du peuple fut créée à Amiens.

On projette de faire paraitre une seconde partie du film sur la Commune mais l’édition en sera retardée jusqu’à ce que le Cinéma du peuple ait payé la somme de 500 F à M. Natan qui a fait la 1re partie.

L’activité débordante de cette coopérative ne cessa qu’avec le premier conflit mondial qui interrompit bien des projets. Voici l’un d’eux, publié en mars 1914 dans La Bataille syndicaliste : « Le Cinéma du peuple prendrait un film de la confection de La Bataille syndicaliste, d’un bout de sa confection à l’autre : administration, rédaction, imprimerie, etc. Ainsi combien de gens qui ignorent tout de la confection d’un quotidien seraient intéressés et aussi combien La Bataille syndicaliste, elle-même tirerait avantage de cette propagande moderne le cinéma !. Pour tourner un film ainsi, ça coûte et l’on sait que si le Cinéma du peuple n’est pas riche, La Bataille syndicaliste ne l’est pas davantage. Cependant l’idée est retenue et nous allons nous mettre d’accord et à l’œuvre pour réaliser cette intéressante proposition. »

À propos des Misères de l’aiguille (des extraits seront diffusés à la Cinémathèque française). Armand Guerra rapporte un détail fort intéressant : parmi de très belles scènes, il y en a une prise sur le vif à l’intérieur d’une imprimerie de Paris interprétée par les fondateurs du Cinéma du peuple.

Cette aventure ne fut pas sans émotion, Armand Guerra, encore lui, raconte la première présentation de son film La Commune le 18 mars 1914 au palais des Fêtes de la rue Saint-Martin :

« La spacieuse salle était comble. Plus de 2 000 personnes assistèrent à la fête […] Parmi l’assistance, il y avait une véritable légion de vieux combattants de la Commune qui sont et continueront à être des révolutionnaires tenaces jusqu’à la mort, malgré leur grand âge, car ils gardent en eux l’impérissable souffle des combats des barricades. Comme ils sont émouvants les vieux communards qui occupent les sièges des premiers rangs de la salle, tous groupés, avec leurs têtes blanches, les traits durcis par les implacables rides de la vieillesse. Leurs noms circulent de bouche en bouche parmi la foule bigarrée de spectateurs et quand la première salve d’applaudissements résonne dans la salle, ces héros de la révolution nous expriment leur reconnaissance les yeux remplis de larmes, larmes de consolation en voyant qu’aujourd’hui encore, le peuple parisien se rappelle ceux qui ont combattu pour la liberté et ont vu tomber à leurs côtés d’innombrables frères de lutte, fauchés par le plomb de la soldatesque… Ce même peuple qui les admire serait-il capable de les imiter ? »

Parmi les films présentés à la Cinémathèque française, il en est un qui le sera pour la première fois au monde. Il s’agit de brèves images muettes tournées lors du congrès de la CNT de 1931 à Madrid. On peut y reconnaitre : Rudolf Rocker, Augustin Souchy, Valeriano Orobon Fernandez, Diego Abad de Santillan, Albert De Jong, Albert Jensen… À ne rater sous aucun prétexte !

Éric Jarry


[1Le 22 janvier 1914, NDLR.

[2Il était le président de la Ligue des droits de l’homme, NDLR.

[33 h 30. NDLR.