Accueil > Archives > 1957 (nº 24 à 33) > ..32 (nov. 1957) > [Salut à Albert Camus]

À propos du prix Nobel de littérature

Salut à Albert Camus

écrivain de la liberté
novembre 1957.

Albert Camus vient de recevoir le Prix Nobel de Littérature et tous les hommes libres en ressentent une joie à laquelle nous nous associons, non pas que nous soyons tellement attachés aux consécrations officielles, mais le laurier académique va projeter sur l’écrivain et son œuvre une attention trop souvent dispersée par des futilités que cautionne l’actualité littéraire.

L’œuvre d’Albert Camus est multiple. Romancier, essayiste, auteur dramatique, journaliste, cet écrivain encore jeune a déjà publié une douzaine de volumes. L’Etranger, qu’édita Gallimard sous l’Occupation, le révéla au grand public, mais c’est Le Mythe de Sisyphe qui devait asseoir sa réputation parmi une jeunesse intellectuelle échappée à la guerre, avide d’examen intérieur. Essais sur « l’Absurde » se, sont écriés les « directeurs » ? Peut-être n’a-t-on pas assez mis l’accent sur les contradictions évidentes qui opposent l’homme neuf, l’homme brute, l’homme « donné », aux gestes qu’exige de lui une société dans laquelle il s’inscrit, contradictions que l’ouvrage soulignait et qui dépassait la simple constatation de l’ « absurde ». Collaborateur quotidien de Combat au lendemain de la Libération, les chroniques de Camus, qui marquèrent d’un ton nouveau le journalisme d’alors, ont été réunies sous le titre d’Actuelles. Un autre de ses romans, La Peste, obtint un succès considérable et a été vendu à près de deux cent mille exemplaires. Homme de théâtre, Albert Camus a successivement donné Caligula, œuvre du plus pur classicisme, écrit avant la guerre, Le Malentendu, L’État de siège et enfin Les Justes où les principes ballottés par la tourmente révolutionnaire se heurtaient avec fracas. Depuis, les livres se sont régulièrement succédé et La Chute comme L’Exil et le Royaume sont venus confirmer la maîtrise de l’écrivain, un des premiers de sa générations.

Mais quelle que soit la valeur littéraire de ces ouvrages, L’Homme révolté reste la pièce maîtresse de son œuvre. Et c’est la résonance de cet essai magistral qu’un certain nombre de personnages consulaires ne lui ont jamais pardonnée.

1950 ! Cinq années se sont écoulées. Le groupe d’intellectuels, que la résistance a rassemblés en masquant les problèmes essentiels, éclate l Des clans se forment que la politique dégrade. Les uns sont influencés par le marxisme militant, les autres par le RPF que Malraux a rejoint, certains rétablissent le contact avec les hommes de lettres compromis sous l’Occupation et qui ont survécu à l’épuration [1].

Contre le courant, Albert Camus se dresse seul. Il prétend faire le bilan des valeurs sur lesquelles la révolution qu’on nous propose s’arc-boute. Il décrit la révolte comme le moteur de l’évolution. Il en trace la limite : la survie de l’homme détenteur de cette révolte qui périt lorsque l’homme disparaît. Il écrit dans L’Homme révolté : « La révolte prouve qu’elle est le moment même de la vie et qu’on ne peut la nier sans renoncer à vivre. Son cri le plus pur, chaque fou fait se lever un être. » Ou ; « Aussitôt que la révolte, oublieuse de ses généreuses origines, se laisse contaminer par le ressentiment, elle nie la vie, court à la destruction, fait se lever la cohorte des ricanants, de ces petits rebelles, graines d’esclave qui finissent par s’offrir aujourd’hui, sur tous les marchés de l’Europe, à n’importe quelle servitude. »

En refusant le clan, l’écrivain construit son raisonnement sur l’aspect actuel de l’homme. Mieux, lorsqu’il parle du peuple ou lorsqu’il parle au peuple, il se garde de prétendre à l’infaillibilité.

Les clans auraient pardonné à Albert Camus un choix entre leurs servitudes, mais Camus homme libre, offrant aux hommes sa propre philosophie de la liberté, ils s’indignèrent ! L’attaque fut décidée.

Il fallait tout d’abord isoler l’écrivain du monde du travail. Un plumitif obscur, client de Monsieur Sartre, ce personnage ridicule que périodiquement les communistes pressent pour en extraire le sirop puis rejettent lorsqu’il est devenu flasque, se chargea de l’affaire ! Mal, il faut en convenir ! Puis le patron lui-même donna de sa personne dans Les Temps modernes et alors Albert Camus se révéla polémiste. Les travailleurs qui s’intéressent aux mouvements de l’esprit ne sont pas près d’oublier le « fauteuil toujours dans le sens de l’histoire » dans lequel l’écrivain installa le philosophe du Pont des ânes. D’autres attaques plus doucereuses suivirent. Camus avait regagné le giron de la bourgeoisie ! Dieu lui tendait les bras ! Simone de Beauvoir, elle, écrivait Les Mandarins, ouvrage infect qui obtint le Goncourt ! La réponse nous l’avons entendue aux carrefours où les hommes libres se sont rencontrés pour défendre les peuples opprimés. Aux tribunes de la liberté, la présence de Camus est certaine et si parfois nous le voyons silencieusement s’éloigner, si parfois nous découvrons chez lui une réticence à se mêler, le temps démontre que sa prudence doit rester la règle de l’homme lorsque les circonstances l’obligent à côtoyer le personnel politique.

Les années ont coulé fécondes pour l’écrivain, les ouvrages se sont accumulés. Sa notoriété a grandi. Mais la récompense qu’il vient de recevoir démontre que les hommes dont il a déchiré l’alibi n’ont rien appris ni rien oublié. Cette fois c’est Pia, dont mon ami Prévôtel parle dans une colonne voisine, c’est Rebatet, c’est Klébert Haedens qui assurent la relève. Ces deux derniers tonnent au nom de la culture et de la philosophie et on se demande qui a bien pu les persuader de leur compétence en la matière. Le fait d’avoir pendant une période tragique appartenu au clan des « chourineurs » et l’amertume de ne pas pouvoir rétablir dans les lettres l’ « ordre » cher au sinistre Maurras paraîtront des raisons assez minces même pour les lecteurs des feuilles où ils sévissent.

Installé à la suite de Romain Rolland, d’Anatole France, de Roger Martin du Gard, d’André Gide, Albert Camus peut tranquillement attendre le jugement de l’histoire.

Son œuvre est entre les mains des hommes libres.

Qu’on nous entende bien, nous ne sommes pas de la race des amis de Monsieur Sartre qui n’hésitent pas à annexer Louise Michel, ni de celle des amis de Monsieur Rebatet qui, sous l’Occupation, annexaient Proudhon. Nous aimons Camus parce qu’il a su rester Camus et cela seul nous importe.

Sur les chemins difficiles que l’homme, en marche vers la condition humaine, gravit péniblement, il est des haltes. Le Prix Nobel de la Littérature est pour Albert Camus une de ces haltes, l’occasion de souffler, de faire le point. Avant qu’il reprenne une course qui parfois croise la nôtre, nous voulons dire, pour que ceux qui nous entourent l’entendent : salut à Albert Camus écrivain de la liberté, salut à Albert Camus notre camarade.

Maurice Joyeux


[1Il est entendu qui nous ne confondons pas, avec ces personnages, André Breton, qu’une querelle esthétique au sujet d’un chapitre de L’Homme révolté (Surréalisme et Révolution) opposa à Camus. L’indépendance comme la probité intellectuelle de Breton sont au contraire un réconfort pour ceux qui sont obligés, par nécessité professionnelle, de tripatouiller dans les eaux sales qui enserrent les cafés « littéraires ».