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L’Assurance-maladie

une affaire aux mains des politiciens
Le jeudi 9 septembre 2004.

L’assurance-maladie (AM), branche la plus importante de la Sécu représente 128 milliards d’euros en 2003, 12 de déficit pour 2004. Le déficit récurrent augmente sans cesse et justifie les multiples plans libéraux de sauvetage de la Sécu. Dans une approche quantitative, comptable et financière dès le début, on glose sur les causes les plus visibles du trou : vieillissement de la population, augmentation de la demande de soins avec celle du niveau de vie, coût du progrès technique, de la recherche et des brevets, stagnation de la croissance, irresponsabilité des assurés sociaux…

Les remèdes en découlent mécaniquement : il faut restreindre la demande de soin (en passant aussi par des restrictions de l’offre) notamment en en reportant une grosse partie sur les assurances privées (cotisations du reste en ce cas non prises en compte dans les prélèvements dits obligatoires, ce qui renforce la stratégie des gouvernants), hausse du forfait hospitalier (plus 370 % en 20 ans) et du ticket modérateur (30 %), passage aux médicaments génériques, hausse de la CSG et de la RDS (ou prolongation), déremboursement de médicaments soi-disant peu efficaces, modification de l’accès à l’AME (trois mois de plus et surtout fournir des documents que précisément les sans-papiers n’ont pas), fermeture d’hôpitaux et suppression de lits, numerus clausus limitant le nombre de médecins nouveaux.

Cependant il reste quelques gracieusetés pour le corps médical : passage en secteur 2, à honoraires libres, 20 euros la consultation de généraliste. Et pourtant rien n’y fait, sans doute avec un aspect stratégique puisque plus la situation sera difficile, plus on hurlera que des réformes drastiques sont les seules possibles. Une des raisons de la non-résorption du trou vient aussi des compléments apportés par les mutuelles et les assurances privées puisque les dépenses sont alors reportées sur elles, ce qui permet à l’assuré de tirer à vue sur les comptes sociaux.

Notons que la conséquence majeure de cette politique de restriction de la demande réside dans les retards de l’accès aux soins des plus démunis, ce qui aggrave les pathologies et rend impossible la prévention à laquelle, du reste, l’AM ne consacre que 2,4 % du budget public de santé ! Mais il y d’autres causes du déficit, lesquelles sont plus sérieuses et soigneusement cachées par suite des options libérales des gouvernements et des intérêts financiers des acteurs et des lobbies.

Un sous-financement chronique

L’AM est financée essentiellement par la CSG sur les salaires et retraites. Cependant il y en plus les cotisations patronales (12,80 % des salaires bruts) lesquelles ne sont que des prélèvements sur le travail, les prélèvements sur les revenus financiers (10 % de ceux-là), la taxation sur le tabac et l’alcool (mais l’État s’en met l’essentiel dans la poche), la taxation des laboratoires (2 milliards). Le salariat finance 80 % de la santé publique, donc si le chômage augmente, si les revenus baissent (temps partiel, intérim, stagnation de pouvoir d’achat) le trou se creuse automatiquement. De plus, les allégements de charges pour le patronat (117 milliards d’euros en 10 ans) vident les caisses car l’État ne rembourse pas entièrement l’AM (2 milliards ainsi dérobés par an). Enfin, le patronat camoufle les accidents du travail, ce qui reporte la charge sur les assurés et l’AM. Rendons grâce au gouvernement : il va supprimer l’enquête judiciaire sur les gros accidents du travail ! Les patrons abusent des mises en longues maladies pour éviter de licencier les travailleurs âgés. Il joue aussi sur les maladies professionnelles dont le régime va en outre être modifié pour alléger les charges des entreprises. De plus l’Inspection du travail va se voir retirer son pouvoir de sanction. Merci Raffarien.

N’oublions pas que les dépenses publiques (128 milliards) ne sont qu’une part des dépenses totales de santé ; elles représentent 76 % en 2001, auxquels s’ajoutent 13 % pour les mutuelles et complémentaires et 11 % de la poche des assurés sociaux. Rappelons que seules les longues maladies ou les pathologies graves sont remboursées à 100 %. Pour la médecine dite de ville, le taux de remboursement n’est que de 60 % ce qui évidemment restreint la prévention pour les petits revenus. Et tout le monde n’est pas assuré car il faut être salarié et avoir cumulé des droits qui sont interrompus en cas de RMI ou d’ASS (allocation spéciale de solidarité). C’est pourquoi a été créée la CMU mais plafonnée à un revenu mensuel pour une personne de 549 euros (Douste-Blabla propose de relever ce seuil d’une quinzaine d’euros !). Pour les personnes en situation irrégulière ou dépourvues de tout, il y a l’aide médicale d’État (AME), que le gouvernement vient de restreindre en fixant des conditions draconiennes d’accès (avoir une adresse, certains papiers, chose qu’elles n’ont pas) et en portant la période de carence à trois mois sauf si le « pronostic vital » est engagé !

Ce qu’on ne dit jamais au Medef et au gouvernement, c’est que différentes taxes crées par l’État pour compenser les coûts induits sur l’AM (tabac, alcool, accidents de la route…) sont largement détournées au profit du budget dudit État. Il y en a pour environ 18 milliards d’euros, ce qui montre au passage que sans les décharges patronales indues et les prélibations étatiques, il n’y a pas de trou de l’assurance-maladie.

La médecine la plus libérale du monde

Dès sa création l’AM a sacralisé les principes de la médecine libérale instaurant une relation individuelle de patient à docteur sans prise en charge du collectif. Ces dogmes propagés par la corporation médicale, qui plus est en situation de pouvoir par rapport aux malades, sont : le paiement à l’acte par le patient lui-même directement au toubib, la liberté de prescription, le libre choix du thérapeute, l’autocontrôle de la profession par elle-même (par l’ordre des médecins créé par le régime de Vichy). Les conséquences en sont redoutables puisque les toubibs ont intérêt à augmenter les actes pour accroître leur revenu et que leurs abus ne sont quasiment jamais sanctionnés. De plus, la corporation a pu ainsi se protéger de toute tentative de régulation du système de santé, ce qui dans tous les cas conduit à l’inflation des prescriptions de médicaments et de consultations et aux arrêts de travail de complaisance, d’autant plus que certains malades font du tourisme médical car de toute façon ils sont remboursés ou presque (régime général plus mutuelles). Il est amusant de constater qu’un régime largement socialisé, à cause du choix politique de tous les gouvernement en faveur de la médecine libérale, conduit à un système dans les faits plus concurrentiel et marchand que le système théoriquement pur de relations privées et individuelles des États-Unis. En effet, comme dans ce pays il n’y a presque que des assurances privées pour se couvrir du risque maladie (frais et pertes de revenus), sauf l’aide aux vieux démunis et aux enfants et femmes enceintes (40 millions d’Américains ne disposent pas de couverture sociale !), lesdites assurances ont organisé des réseaux et filières de soins obligatoires pour les hôpitaux, les médecins et les patients, ont défini des références médicales obligatoires et des paniers de soins et négocient les prix des médicaments avec les laboratoires, le tout au nom de l’ouverture de la concurrence, de la rentabilité et de la baisse maximale des dépenses.

Comme par ailleurs les maires sont présidents des conseils d’administration des hôpitaux, il y a eu inflation des structures publiques de soins. De plus, les laboratoires, dont les prix sont contrôlés, pour compenser la différence de prix des médicaments par le volume vendu font pression sur les toubibs grâce aux visiteurs médicaux et à la monopolisation des journaux informant les médecins. Ils jouent aussi sur un surdimensionnement des boîtes de médicaments, ce qui laisse des stocks dangereux et inutiles aux patients (heureusement, les inutilisés sont désormais collectés par des associations humanitaires pour aller dans les pays pauvres ! Méfions-nous de l’humanitaire qui souvent n’intervient que pour compenser les vices du capitalisme). Un autre truc est d’ajouter de la poudre de perlinpimpin à de vieux médicaments, dont le brevet va expirer et qui vont devenir génériques, aux fins de la recherche et de l’innovation et d’un nouveau brevet. On est forcé d’observer que les gouvernements libéraux, fussent-ils socialistes, ne font pas beaucoup d’efforts pour réguler, contrôler et sanctionner tout cela. Le libéralisme de la médecine libérale française conduit donc à une désorganisation constante et à une absence de régulation sociale et collective, visible du reste dans l’absence de politique de santé et de prévention. Or, cela a des conséquences financières certaines : l’AM est un tonneau des Danaïdes à la sortie duquel campent les intérêts des médecins, des labos et mêmes de certains patients. Les riches ou aisés profitent à fond du système pour faire leur propre prévention et disposer des meilleurs soins alors que les pauvres retardent le plus possible les consultations et aggravent ainsi leur cas, ce qui au final va coûter plus cher puisque les soins seront plus longs et plus chers (voire trop tardifs, ce qui explique aussi qu’un ouvrier vit cinq ou six ans de moins qu’un cadre). Mais les acteurs intéressés au dérèglement du système ne font pas qu’attendre au cul du tonneau : ils ont organisé ledit tonneau pour qu’il n’ait pas de fond. Ainsi n’y a-t-il pas à s’étonner ni du déficit, ni de la redistribution à l’envers qui est opérée par l’AM. C’est un choix politique et les remèdes proposés vont précisément accroître les ponctions sur le salariat.

Évolutions

On a vu que les plans successifs des différents gouvernements consistaient à limiter la demande par les coûts et par la restriction de l’offre. Cependant, il y a eu aussi des dispositifs qui prétendaient à une meilleure régulation du système de santé. Ils ont largement foiré à cause de la résistance active et passive de la corporation : sabotage de la carte vitale, du carnet de santé, des références médicales opposables (début de contrôle des prescriptions par les caisses d’AM et leurs médecins conseils), faible diffusion des génériques. Juppé avait fait passer le budget de l’AM sous la coupe du Parlement qui devait voter une enveloppe des dépenses annuelles (l’ONDAM) à ne pas dépasser. On en connaît le succès et même les raisons des dépassements massifs et incessants. Juppé avait fait créer les agences régionales hospitalières (ARH), dont la fonction est de répartir les moyens, affecter les budgets aux hôpitaux, supprimer les doublons, fermer des lits, le tout dans une approche comptable. Là le succès est limité à cause de la résistance des maires, des personnels et des « clients ». Chaque hôpital disposait d’un budget, ce qui favorisait les plus dépensiers (dotation reconduite en fonction du passé) et ne résolvait guère la mauvaise répartition des structures entre régions (et non à l’intérieur d’une région). Le trou prévisible en 2004 passant à 13 milliards, le gouvernement raffarien envisageait dès 2002 des mesures drastiques. Mais il y avait des élections. Alors le programme a été étalé. N’oublions jamais que les gouvernements dépendent des élections. D’où la stratégie de pissotière suivante, de droite ou de gauche : balancer des ballons d’essai (annoncer une catastrophe en premier lieu, puis passer à une solution plus modérée présentée comme résultat d’une négociation alors qu’elle avait été conçue dès le départ), laisser pourrir la situation pour crier ensuite qu’il n’y a plus qu’une solution, diviser pour régner en concédant quelques gracieusetés aux partenaires sociaux modérés, saucissonner le problème en rondelles (les retraites, puis l’AM, puis les services publics), procéder par petites étapes, chacune créant un point de non-retour mais évitant qu’on ne s’aperçoive tout de suite du but final à atteindre.

Ainsi la première phase annoncée par l’inénarrable Douste-Blabla est-elle modeste : un euro par consultation (ce qui fait que désormais le patient paie un droit d’entrée, lourd à consentir par les démunis, et qui tend à imposer la notion de culpabilité d’être malade puisqu’il faut acquitter un péage- sanction), faible hausse de la CSG (sauf pour les retraités imposables, donc inégalité de traitement), encore plus faible augmentation de la cotisation patronale, passage du forfait hospitalier de 13 à 16 euros en 2007 (quelques cerises après négociation : les moins de 16 ans, les femmes enceintes, les titulaires de la CMU ne paieront pas l’euro de consultation) ; légère hausse du seuil d’accès à la CMU, prolongation de la RDS jusqu’en 2020, extension des génériques par incitation, sanction des faux malades en arrêt-maladie qui devront rembourser les indemnités journalières, interdiction de faire des arrêts de travail pour les médecins qui en abusent, création d’un dossier médical permanent suivant chaque assuré, installation obligatoire d’un médecin généraliste « référent » à choisir durablement et auprès duquel s’inscrire. Cela est en dessous des enjeux car cela ne rapportera tout de suite que 4 ou 5 milliards et que les effets du référent, des génériques et du dossier médical seront longs à obtenir.

Mais il y a déjà une deuxième étape dans les cartons, si l’on se rappelle le rapport Chadelat sur l’AM et le projet Hôpital 2007. Bien plus douloureuse et à n’aborder qu’après les vacances et la rentrée sociale : très forte hausse de la CSG, création d’un système d’AM à trois étages. Premier niveau, l’AMB, assurance médicale de base, obligatoire, avec comme la CMU un panier de soins et avec des références médicales obligatoires par pathologie ; deuxième niveau, l’AMC, assurance médicale complémentaire, à souscrire chez les mutuelles et les privés comme AXA, elle aussi obligatoire (les pauvres auront droit à un crédit d’impôt de 150 euros annuels pour y souscrire, gâterie déjà annoncée) ; troisième palier, assurances personnelles non obligatoires. Ainsi le privé sera installé dans la juteuse bergerie, et on va vers un système diversifié et inégalitaire de droit (avant il l’était de fait). Il est même envisagé de distinguer les gros risques (AMB), des petits (AMC plus privé).

Hôpital 2007 prévoit beaucoup de pouvoir pour les ARH, la nomination des directeurs d’hôpitaux par l’État, la budgétisation par activité (chaque pathologie fait l’objet d’une définition standard des traitements et des dépenses afférentes, et on fait la somme du nombre de clients par maladie, puis le total sur toutes les maladies).

Mais ce ne sont que des moyennes, alors les hôpitaux et cliniques vont sélectionner les risques dont le traitement sera inférieur au coût standard afin d’être rentables puisqu’on dépensera moins que le budget moyen prévu. Le plan 2007 prévoit aussi de mutualiser les moyens lourds et de mettre en concurrence les hôpitaux entre eux et avec les cliniques. Les malades se situant au-dessus du standard auront du mal à être pris en charge, sauf s’ils sont riches ou puissants. On ne saura à quel service attribuer le patient souffrant de plusieurs pathologies puisque ce mode de budgétisation renforce le cloisonnement entre spécialités, bien qu’on prétende restaurer la logique des équipes médicales polyvalentes.

Jacques Langlois