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Ni Hollywood, ni Moscou !

Le Cinéma pendant la Révolution espagnole

Le jeudi 9 septembre 2004.

« Le défi était de réaliser des longs métrages techniquement comparables aux américains et supérieurs par leur contenu aux films soviétiques » P.A. Paranagua



Comme pour les photos, la presse et les affiches, dès juillet 1936, les forces politiques et syndicales en présence se sont emparées de cet outil de propagande. Les syndicats — surtout la CNT — produiront plus de 230 courts métrages (actualités et fictions) et environ 25 longs métrages.

La plupart des reportages, sur les différents points du « front », donnent une part égale aux combats et à l’activité sociale et culturelle des collectivisations libertaires. Les fictions de long métrage ne resteront pas dans l’histoire du cinéma pour leur qualité cinématographique, certains n’ont été achevés qu’après la Libération. Il existe même quelques films où fictions et reportages se mêlent. Dans Castilla se liberta, un comédien « professionnel » joue le rôle de Buenaventura Durruti aux côtés de Cipriano Mera qui, lui, interprète son propre personnage.

Comme les autres industries, c’est l’ensemble de la filière cinéma et théâtre qui est socialisée :
— L’appareil de production avec la compagnie SIE-Film ou la société « Spartacus » à Madrid,
— Les studios de Montjuich (Barcelone), contrôlés par la CNT,
— La distribution avec le contrôle de deux cents salles à Barcelone et à Madrid.

À Barcelone, la commission technique du syndicat (CNT-SIE film) est composée de Miguel Espinar (guichetier du cinéma Ramblas) et de Marcos Alcón. Au 255, rue Caspe, elle installe ses bureaux, un studio, trois salles de montage et une petite salle de projection. Le syndicat instaure l’égalité sociale. Les recettes hebdomadaires sont partagées égalitairement (et en fonction d’un coefficient lié aux heures travaillées) entre acteurs, techniciens, projectionnistes, musiciens, cyclistes (qui transportent les bobines de salle en salle) et militants du syndicat partis sur les fronts, hommes et femmes. Une autre partie des « recettes » est redistribuée en priorité aux réfugiés (une clinique est contrôlée par le syndicat) ou à l’école primaire des enfants de salariés du spectacle (Grupo escolar de espectaculos publico).

Les billets d’entrée sont « frappés » du timbre syndical bicolore (rouge et noir). Les pourboires, les reventes de billets, les imprésarios, etc. sont interdits.

Les habitants de Barcelone vont au cinéma dans les salles Michel-Bakounine (Coliseo) ; Francisco-Ferrer-y-Guardia ; sur la via Durruti (ancienne Gran Via) se trouve la salle « Durruti », Francisco-Ascaso (rue Vergara), etc.

À Madrid le syndicat unique est cogéré par la CNT et l’UGT : le SUICEP [1].

Après mai 1937, le syndicat de Barcelone continuera son œuvre malgré les directives du comité national de la CNT et la passion destructrice du ministre communiste de la Generalitat de Catalogne, Juan Comorera. Il veut imposer la production soviétique et éradiquer une activité de propagande autogestionnaire lui échappant.

Cette activité aura des répercussions dans le monde du cinéma international. Errol Flynn (avec d’autres : Duke Ellington, Clark Gable, Marlene Dietrich) viendra soutenir ses camarades et compatriotes engagés dans les brigades internationales.

Un groupe d’artistes anti-fascistes new-yorkais produira quelques films de propagande : Tierra de España (1937) ; avec la brigade Abraham-Lincoln (qui regroupait les combattants américains du Nord). À Los Angeles, Hollywood ne pourra se défaire de ses bons sentiments (lutte contre le fascisme) et des pressions du capitalisme. Résultat : un ou deux mélos à « l’eau de rose ». Au Mexique (seul pays refusant de reconnaître le gouvernement de Franco), plusieurs reportages seront réalisés sur la nécessité d’accueillir les réfugiés arrivants par bateau.

Parmi les réalisateurs libertaires, nous ne connaissons que peu de camarades, dont :
— Armand Guerra, de son vrai nom José Estivalis Calvo, né à Valence, le 4 janvier 1886. Son passage au séminaire en fait un athée convaincu. Anarchiste à 20 ans, il part en France et participe à la création de la Coopérative du cinéma du peuple (fondée par la CGT française) pour laquelle il réalise plusieurs films dont deux viennent d’être retrouvés à la cinémathèque de Paris : Le Vieux Docker et la Commune. Réalisateur, il est aussi acteur dans ses films. Dans les années 20, il travaille à Berlin, alors capitale du cinéma européen, pour les studios de l’UFA à Babelsberg jusqu’à son expulsion en 1932. à nouveau en Espagne, il tient la chronique de sa propre expérience ; ses articles regroupés constituent un point de vue original sur le conflit espagnol : À travers la mitraille [2].

Ce film raconte les premiers mois de la guerre et de la révolution en Espagne. Le 18 juillet, A. Guerra rejoint les locaux de la CNT dont il est membre afin de prendre ses ordres : il doit terminer son film pour de ne pas mettre au chômage les travailleurs engagés sur le tournage. Sitôt terminées les quelques scènes manquantes, il part avec une équipe de camarades couvrir les débuts de la guerre.

En été 1936, il réalise sa dernière fiction, Carnes de fierra, avant de combattre sur le front.

Épuisé, il meurt à Paris le 10 mars 1939. Il laisse sa femme et sa fille, seules dans la capitale. La chape de plomb des histoires officielles franquiste et stalinienne escamote complètement ce parcours exemplaire.
— Adrien Porchet, cinéaste suisse. Il participe à la réalisation de nombreux reportages et documentaires sur les combats et les réalisations en Aragon. à la défaite du camp antifasciste, il retourne en Suisse et cède une partie de ses archives au quotidien américain The Herald Tribune. Il raconte ses souvenirs à Michel Froideveaux en 1981 : Cinéaste sur le front d’Aragon [3].

Pour Emmanuel Larraz [4], la production libertaire est marquée par un violent anti-cléricalisme, l’exaltation de la dignité ouvrière, la conscience que se jouait en Espagne, en 1936, le sort de l’Europe et, parfois, un sens de l’humour absent des autres productions « politiques ».

Durant la dictature, les liens tissés pendant les années « rouge et noire » serviront à la résistance intérieure de la CNT. Les salles de cinéma étant un des rares endroits à ne pouvoir être visitées par la police franquiste, elles servent de lieux de transit et de stockage de matériel de propagande (notamment aux frères Sabate).

Après la défaite, la guerre d’Espagne a inspiré plusieurs longs métrages : L’Espoir (tiré du livre de Malraux qui a été commencé en 1937) ; Mourir à Madrid : documentaire stalinien réalisé par Frédéric Rossif (1966) ; Pour qui sonne le glas ; Land et Freedom (Ken Loach) ; Libertarias (film espagnol inspiré par le mouvement Mujères Libres) ; L’Ombre Rouge de Jean-Louis Comolli (l’action se passe en 1937 en France) ; Et vient l’heure de la vengeance qui s’inspire de l’histoire de Francisco Sabate.

Côté documentaires et archives, Un Autre futur, film en quatre parties de Richard Prost, retrace l’histoire de la CNT du début du xxe siècle à la mort de Franco. Enfin, Ortiz, un général sans dieu ni maître : une longue interview d’un des membres du groupe Nosotros (Ariel Camacho, Phil Casoar, Laurent Guyot).

Aujourd’hui certains films et documentaires de cette époque sont de nouveaux disponibles :
— Los Aguiluchos de la FAI por tierras de Aragon (Adrien Porchet et P. Wescheuk), documentaire, sur la colonne Durruti, existant en plusieurs versions.
— España graphica : actualités cinématographiques produit par la CNT à Barcelone (30 numéros environ)
— Aurora de esperanza (Antonio Sau Olite), en 1937.
— Bajo el signo libertario (Felix Marquet, Angel Lescarboure), documentaire-fiction sur les réalisations libertaires en Aragon.
— Ayuda a Madrid
— La Batalla de Farlete (Adrien Porchet)
— Estampas guerreras numero uno (A. Guerra)
— Nosotros somos asi ! (Valentin R. Gonzales et Jaime Piquer)
— La Columna de hierro hacia Terruel
— Barrios bajos (Pedro Puche Luis Elias)
— Haci nacio una industria et El Acero libertario, etc.

Wally Rosell


[1SUICEP : Sindicato Unico de la Industria y Espectáculos Publicos et FRIEP : Federación Regional de la Industria Cinematográfica y los Espectáculos Publicos.

[2Église-Neuve-d’Issac : Fédérop, 1996 ; traduction Vincente Estivalis-Ricart.

[3Propos recueillis par Michel Froidevaux (éditions Noir) ce texte est disponible au CIRA, au CDA et sur le site Internet Increvables anarchistes.

[4Emmanuel Larraz, Le Cinéma espagnol des origines à nos jours.