Accueil > Archives > 2004 (nº 1342 à 1380) > 1366 (9-15 sept. 2004) > [La Russie des réformes]

La Russie des réformes

Le jeudi 9 septembre 2004.

Un beau matin, Athanasie Karpovitch découvre qu’un diablotin s’est logé dans sa bourse :
« Je lui demande : “Qui est tu ?” Il me répond : “Nous sommes les réformateurs.”
— Toi, un réformateur ? Tu es un démon, lui dis-je, et non pas un réformateur.
— Si, je suis un réformateur, me rétorque-t-il, parce que je fais tout en sens contraire. Les révolutions c’est quoi ? C’est prendre aux riches et donner aux pauvres. Nous, nous faisons le contraire ! Nous prenons aux pauvres et nous le donnons aux riches.
— Comment ça, je ne comprends pas ?
— C’est pourtant facile à comprendre ! Par exemple, il t’arrivait autrefois de manger du saucisson, tandis qu’à présent bernique ! À présent, il n’y a plus que les riches qui en mangent !
 »

Athanasie Karpovitch a vite fait de conclure : « Il y a un univers visible et invisible. Tout ce qui relève de l’univers visible n’est que leurre et mensonge ! Un règne de voleurs et d’escrocs ! Tantôt ils tuent les gens dans les camps, tantôt ils les achèvent à coups de réformes comme maintenant ! Tout est mensonge ! La vérité réside dans l’univers invisible. On ne l’atteint pas par le savoir, mais par la vie et l’expiation. Le renoncement, voilà ce qu’il faut ! Renoncer à l’univers visible ! »

Athanasie est un des personnages du premier roman de Grigori Petrov, Les Voisins, publié en 2002. Dix histoires, dix personnages, qui partagent le même immeuble dans le Moscou d’aujourd’hui.

Nous voici plongés dans la Russie de l’après-communisme. Les personnages de Grigori Petrov vivent à l’époque « des réformes ». Ces réformes sans lesquelles ils n’auraient « jamais connu les joies de la vie paradisiaque ».

Refrain connu… Puisque dans cet univers orwellien du mensonge chaque mot veut dire son contraire, il s’agit, ni plus ni moins, de la barbarie capitaliste qui se déchaîne sur la société, broyant tout sur son passage. Les voisins ne sont pas des nouveaux riches, des actionnaires de Ioukos, ce sont les pauvres et les laissés-pour-compte : un sous-monde de misère, de faim, d’enfants abandonnés, d’alcoolisme, de vol, de banditisme, de racket. Enfin, c’est la loi du plus fort !

« En fait la nouvelle vie est pas pour tout le monde. Autrefois on vous montrait un ordre de perquisition, aujourd’hui c’est un paquet d’actions », soupire le cousin germain de Siniavine, ancien dissident malgré lui.

Ce qui caractérise tout particulièrement la société des voisins c’est l’amputation de leur propre histoire, de leur propre mémoire. Entre le présent sans avenir et le passé poussiéreux du régime tsariste, une tranche de l’histoire semble avoir été presque effacée de la conscience collective. La période du « socialisme réellement inexistant » n’est mentionnée que de façon fugitive. D’où viennent-ils, comment sont-ils arrivés là où ils sont ; bref, que s’est-il passé ? Comme s’il y avait continuité entre la Russie d’aujourd’hui et la Russie impériale. Visions, délires et rencontres insolites remplissent la vie de tous les jours, on saute constamment du réel à l’irréel, du probable au délirant. Les voisins se traînent dans un univers peuplé de fantômes du passé où la misère trouve compensation dans la mégalomanie : les aïeuls qui sont de retour ne sont pas les serfs, mais des notables, des popes, des aristocrates, des officiers et fonctionnaires de l’ancien régime.

Que faire quand rien ne paraît possible ? Quand la soumission est la règle de la société des pauvres ? Tout en se poussant du coude pour survivre au jour le jour, c’est dans le passé mythique qu’on va puiser les désirs et les aspirations du présent. Ici comme ailleurs, le pire n’est pas source de révolte. Là où on pourrait attendre l’explosion, c’est l’implosion. Alors, on suit Athanasie Karpovitch, pour qui le salut de la survie est dans le renoncement à l’univers visible, celui du mensonge. Le religieux, omniprésent, s’offre comme refuge au fatalisme d’une Russie victime des prophéties et du châtiment divin.

Il ne faut pas chercher dans les Voisins une description du présent russe. Un roman n’est pas un témoignage, ni même une analyse sociologique. Il n’en reste pas moins que, de par ses images et allusions, l’œuvre de Grigori Petrov est une dénonciation sans concessions de la brutalité du présent, de l’arrogance, de la corruption et de l’impunité de la nouvelle classe dirigeante. Un portrait sans fard, sarcastique, corrosif, souvent très drôle, de la cour des miracles qui est la Russie d’aujourd’hui. Une Russie devenue un immense gâteau à piller. Avec une tendresse appuyée pour un peuple écrasé et troublé qui, s’il ne manifeste pas le moindre signe d’espoir, n’a pas pour autant perdu l’irrévérence et la rage envers les puissants.

Charles Reeve


Grigori Petrov, Les Voisins, traduction de Wladimir Berelowitch, Phébus, 2004, 260 p., 19,5 euros.