Accueil > Archives > 2004 (nº 1342 à 1380) > 1367 (16-22 sept. 2004) > [Les Anarchistes et la Seconde Guerre mondiale]

Les Anarchistes et la Seconde Guerre mondiale

Le jeudi 16 septembre 2004.

Les anarchistes allemands, espagnols, italiens, français… ont payé cher leur combat contre le fascisme européen. L’histoire officielle occulte cette vérité. Ne comptons pas trop sur les historiens cathodiques pour écrire des pages qui bousculeraient un peu trop les images d’Épinal.



Pour les anars allemands, l’horreur commença bien avant 1939. Erich Mühsam, militant anarchiste juif, fut arrêté par les nazis le 28 février 1933, le lendemain de l’incendie du Reichstag. Torturé au camp de concentration d’Oranienburg, il fut pendu le 10 juillet 1934. Les nazis tentèrent de maquiller leur crime en suicide… Dès cette époque, les anarchistes et anarcho-syndicalistes connaîtront les camps de Sachsenhausen, de Dachau, de Buchenwald, etc. (1)

Face à la guerre, les réactions des anars français furent multiples. Ayant en mémoire la boucherie de 14-18, les pacifistes engagés avec Louis Lecoin autour du tract Paix immédiate ne ménagèrent pas leurs efforts pour tenter d’éviter une guerre devenue hélas incontournable (notons tout de même que certains égarés, en petit nombre heureusement, confondirent peu après armistice et pacifisme. Mais qui n’a pas eu ses brebis galeuses durant cette période ?). Il y eut aussi de nombreux déserteurs, des insoumis qui n’avaient nullement l’intention de « se faire trouer la peau pour le capitalisme ». D’autres luttèrent dans les camps et les prisons où ils étaient enfermés.

Enfin, les anars apportèrent bien sûr leur contribution dans les maquis et les réseaux. Pour donner un aperçu de la diversité des situations, citons quelques exemples. Sur Marseille, un groupe anar clandestin édita pendant trois ans tracts, journaux et affiches. Celle intitulée Mort aux vaches ! se terminait par « Crève-les toutes : qu’elles portent en grelot une croix gammée, une étoile rouge, l’ordre de la Jarretière, la croix de Lorraine ou une francisque. Vive la liberté ! Vive la paix ! Vive la révolution sociale ! » Un congrès anar clandestin se tiendra à Toulouse, le 19 juillet 1943, en présence de délégués venus de Toulouse, Agen, Villeneuve-sur-Lot, Paris, Marseille, d’individuels (dont Voline) et d’observateurs espagnols de la CNT. Emprisonné à Marseille, le compagnon André Arru, comme d’autres résistants, eut à souffrir de la saloperie stalinienne. Il fut « oublié » par un responsable coco lors d’une évasion collective. C’est vrai que les anars n’étaient pas des patriotes ! Le Havrais Georges Burgat, président de la section locale de la Ligue internationale des combattants pour la paix, insoumis, se joindra au groupe Libération-Nord sous le nom de Colinet. Autre insoumis, l’anarcho-syndicaliste Charles Cortvrint (alias Charles Ridel, Luis Mercier Vega…), finira la guerre comme adjudant dans les Forces françaises libres ! Le parcours d’Armand Gatti est connu aussi. Maquisard en Corrèze, déporté, évadé, il deviendra parachutiste « anglais »… Son film l’Enclos est inspiré par l’enfer concentrationnaire. L’île d’Oléron fut libérée par un groupe hétéroclite de résistants et par des soldats alliés. Les résistants voulaient un drapeau pour avancer. Celui de l’anar du groupe fut adopté. Une photo immortalise la jonction des libérateurs. Un drapeau noir à tête de mort (clin d’œil à Makhno à ne pas confondre avec un pavillon pirate !) est brandi fièrement par les héros du jour. Ici ou là, des compagnons agissaient dans des groupes FTP, MUR, FFI ou autonomes, organisaient des évasions, cachaient des fugitifs, faisaient des faux papiers, participaient à des attentats… souvent à titre individuel, sans laisser de trace. Ce qui ne facilite pas notre tâche aujourd’hui pour recoller les morceaux.

Il est un peu plus facile de connaître le parcours des compagnons espagnols après la victoire de Franco. Un mois après la signature de l’armistice, douze mille républicains avaient déjà été déportés à Buchenwald et à Mauthausen. Selon les archives SS, 80 % d’entre eux étaient libertaires ou anarcho- syndicalistes. Ceux qui étaient encore parqués dans des camps insalubres, dans le sud-est de la France, désiraient poursuivre la lutte antifasciste. Recrutés quotidiennement par les gendarmes, plusieurs milliers se retrouvèrent dans la Légion étrangère où ils firent office de chair à canon. Pour convaincre les plus méfiants, les autorités françaises assuraient que la légitimité de Franco serait remise en cause par les alliés à la fin de la guerre… D’autres camarades espagnols prirent le maquis. La CNT, la FAI et les FIJL s’unirent au sein du Mouvement libertaire en exil (MLE). Certains militants intégrèrent les FTP où on leur réservait aussi tous les mauvais coups. Bien aguerris par la guérilla anti-franquiste, les camarades ne manquaient pas d’audace. Leur tempérament ne les sauva malheureusement pas toujours. Le drame du plateau des Glières, en mars 1944, en atteste. On retrouvera des copains dans des groupes nommés Libertad (qui libéra le Lot et Cahors), Bidon 5 (en Ariège), dans les maquis de Dordogne, de l’Aveyron, de Savoie, du Cantal, de Corrèze, des Landes, du Gers, du Rouergue, du Limousin, du Vercors… Le groupe cénétiste Libertador était spécialisé dans le renseignement militaire. Il travaillait avec l’Intelligence service et le BCRA. Le « commandant Raymond » (Ramon Villa Capdevilla) et deux cents anars espagnols anéantiront les nazis qui avaient massacré Oradour.

Hélas, comme en Espagne, les ennemis n’étaient pas seulement fascistes. Les staliniens espagnols élimineront un grand nombre d’anars. Des socialistes connaîtront parfois le même sort. Exécutions sommaires et « disparitions » étaient monnaie courante dans l’Aude, l’Aveyron, l’Ariège, le Lot…

Ironie de l’histoire, on retrouvera une partie des anarchos espagnols… à la Libération de Paris. Ils seront même les tout premiers à entrer dans la capitale le 24 août 1944. Ils avaient troqué calot et espadrilles contre l’uniforme de la 2e DB du général Leclerc. Quand l’ordre fut donné d’accélérer la progression des blindés vers Paris, Leclerc confia la mission à Raymond Dronne, capitaine de la 9e compagnie (entièrement composée d’anarchistes) (2). Le premier détachement arrivera par la porte d’Italie. À 21 h 22, chars et half-tracks appelés Guadalajara, Ebro, Madrid, Teruel, Ascaso, Durruti… atteindront l’Hôtel de Ville où les anars feront flotter le drapeau français ! La foule en liesse attendaient des Américains. Elle découvrira cent vingt Espagnols, anarchistes par-dessus le marché. Luis Royo-Ibanez est un ancien du half-track Madrid. Interviewé dans l’Humanité du 19 août 2004 (!), sa première pensée va toujours aux camarades anarchistes qui ont laissé leur peau dans les combats qui les conduiront jusqu’à Berchtesgaden, au QG de Hitler.

Bien entendu, quand les historiens mentionnent la présence d’Espagnols dans la 2e DB ou dans la Résistance, il s’agit toujours de « républicains ». Terme vague qui noie bien le poisson. Le 24 août 2004, le maire de Paris a inauguré des plaques pour rendre hommage aux… « républicains espagnols de la 2e DB »… Bien peu de journalistes ont eu l’idée d’aller voir ce qui se cachait derrière cette curiosité historique.

Bref, les anars, particulièrement les Espagnols, n’ont pas attendu l’arrivée du service de travail obligatoire pour agir. Pendant que les communistes slalomaient entre Pacte germano-soviétique et patriotisme xénophobe, les anars ont vite su trouver leur cible. Ce qui fait dire à Pépito Rosell, militant de la CNT : « Quand le PCF rejoignit la barricade, il y a longtemps que nous la tenions ! » (3)

Dans cette période pour le moins complexe, les anars faisaient ce qu’ils pouvaient où ils pouvaient. Si des cohortes d’historiens cocos ou gaullistes « omettent » de parler de l’engagement des libertaires, certains compagnons, préférant le romantisme des épopées durrutistes ou makhnovistes, ont aussi sans doute du mal à assumer l’image de camarades suant dans des uniformes de légionnaires ou de combattants des FFL… Mais l’histoire est ainsi faite. Une chose est certaine. Dans les maquis, dans la Légion ou les FFL, des milliers d’anars sont morts en servant d’autres intérêts que ceux du mouvement libertaire. Trahis (Franco a finalement saigné l’Espagne jusqu’en 1975) et « oubliés », les survivants doivent encore faire des cauchemars. La lutte antifasciste et révolutionnaire qu’ils menaient a été confisquée par ceux qui n’avaient qu’une idée en tête : restaurer l’état et mettre la main sur le pouvoir.

Faute d’être en mesure de prolonger la Libération dans une voie révolutionnaire, les anarchistes auraient sans doute pu s’inviter au Conseil national de la Résistance. La plupart des Espagnols étaient membres de la CNT et leur nombre n’était pas ridicule. Selon Pépito Rosell, les anars avaient alors des chances de développement aussi grandes que les autres mouvements. Mal organisés et probablement écœurés par la partie de poker menteur qui se jouait en haut lieu, tous sont rentrés « chez eux » la mort dans l’âme. En engageant dans la Résistance de nombreux compagnons à titre individuel et non comme représentants du mouvement libertaire organisé, les anarchistes ont peut-être raté le coche de l’histoire. Question subsidiaire : avec une force libertaire conséquente en France, le cours du franquisme aurait-il été changé ?

Il ne s’agit pas de nous lamenter et de revendiquer notre place dans les défilés militaires cocardiers ou de courir après les remises de médailles. Que l’on se rassure, nous n’avions aucune envie de participer au show consensuel qui transformait la lutte antinazie en commémoration patriotique franchouillarde. Le sirop qui s’écoulait de la célébration du 60e anniversaire de la Libération avait un goût bien trop amer. Notamment quand on osait glorifier certains fonctionnaires passés in extremis de la collaboration la plus zélée à la « résistance »…

Pour conclure provisoirement, disons qu’un travail historique sérieux est à entreprendre pour reconstituer tous les aspects de l’action libertaire contre le fascisme européen. Ce serait un minimum pour la mémoire des militants désintéressés qui n’ont rien monnayé contre leurs actions.

Paco, membre du groupe Zéro de conduite de la FA du Havre


1. Collectif, La Résistance anarcho-syndicaliste allemande au nazisme, éditions du Monde libertaire. 2000.

2. Denis Fernandez Recatala, « Ces Espagnols qui ont libéré Paris », in Le Monde diplomatique, août 2004.

3. Collectif, Increvables anarchistes, nº 7, « De la résistance anti-fasciste aux luttes anti-coloniales », éditions du Monde libertaire. 2000.