Ah ben ça y va ! Et que j’te ferme ici, et que j’te restructure là… On finirait par croire que les singes ont décidé de se passer de nous. Enfin de nous ici, pas de nous là-bas : les Polonais, les Thaïs, les Chinois et les autres, les patrons ont bien l’intention de les user jusqu’à la corde. Ça s’appelle délocaliser, et c’est le dernier sport à la mode.
Délocaliser : c’est beau, c’est froid, c’est propre, et ça pue le cabinet de consultants, grassement payés pour bousiller la vie des camaros. Délocaliser : ça ne dit pas les factures pas payées, les vacances pas prises, les godasses qui s’usent et la bagnole qu’on vend. Pas un signe des heures à rien foutre, rien des antidépresseurs, rien du déménagement. Rien des stages de caissière à quarante piges passées.
C’est l’arme absolue des patrons. Les conséquences sur la vie des travailleurs en sont si graves que l’idée seule en paralyse la volonté. Des fois, c’est juste du chantage, comme chez Bosch : si vous n’acceptez pas ci ou ça, on vous colle sur le pavé ; des fois c’est pour de bon, et à vous le RMI. Quand ils décident de fermer un site, ils ont tout prévu à l’avance, y compris le coût d’un conflit. Tu peux te mettre en grève, ils s’en foutent : tu n’existes déjà plus pour eux. Tout ce que tu peux espérer, c’est que l’État ou les collectivités locales mettent la main à la poche…
Plus vastement, le Medef profite de la situation pour avancer sur tous les fronts. Le Code du travail, la flexibilité, la taxe professionnelle, l’impôt sur les sociétés, sur les successions, tout doit y passer. Et il trouve l’oreille complaisante du gouvernement, qui leur a déjà trouvé 750 millions sur trois ans. Cadeau ! La seule tactique des étatistes, réformistes ou conservateurs, leurs seuls « plans anti-délocalisations », c’est de tout céder à l’ogre avant qu’il ne demande. Vous croyez que ça marche ? Vous croyez que c’est fait pour marcher ?
On a affaire à une tendance lourde du capitalisme, à laquelle aucun gouvernement national ne peut s’opposer, quand bien même il le voudrait. Les partis politiques démissionnent carrément face au phénomène. Tous défendent la libre entreprise et le jeu du marché. Quand ils prétendent réguler, c’est de la blague, on les a vus à l’œuvre. On ne peut pas compter sur eux. Seulement sur nous-mêmes.
Faut pas se voiler la face, ça va pas être évident. À quoi est-ce qu’on a affaire ? À une offensive en règle du patronat, sur tous les fronts. Qu’est-ce qu’on a comme forces à y opposer ? 5 à 10 % de syndiqués, démoralisés comme c’est pas permis, entre autres par la défaite de juin 2003 ; des organisations ouvrières qui ont presque renoncé à se défendre ; quelques bouffées de résistance déterminée, comme à STMicro. Autant dire qu’on n’a pas encore gagné.
J’aimerais bien pouvoir causer autogestion. Faire comme en Argentine. Les patrons se barrent ? La belle affaire ! On reprend les usines, les machines, on crée une coopérative. J’aimerais pouvoir causer contrôle ouvrier sur la production : « Eh là, le singe ! Fais voir tes livres de comptes ! » Mais pour tout ça, il faut un sacré rapport de force, et on ne l’a pas.
La seule perspective immédiate — et pas bien rigolote, je vous l’accorde —, c’est le travail organique de reconstitution du mouvement ouvrier et syndical d’une part ; la consolidation des organisations anarchistes et le développement de l’influence des libertaires dans la classe prolétaire en général, d’autre part. Le premier pour résister aussi fort que possible à la lame de fond antisociale. Tous les moyens sont bons, au point où on en est : syndicats d’entreprise, unions locales, travail interpro, collectif de précaires ou de chômeurs, etc. Le second pour conquérir, le jour imprévisible où le géant se lèvera, cet autre futur qui est notre raison de vivre. Pas de recette miracle, pas de confédération magique : du temps, de la patience, de l’obstination, du courage.
Moïse Cailloux