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« Le Monde diplo » et le terrorisme intellectuel

Le jeudi 23 septembre 2004.

Dans son édition de septembre, le Monde diplomatique propose un dossier sur le « choc » des civilisations et le « terrorisme islamiste ». Dans l’espoir d’offrir à son lectorat une perspective historique, un texte du professeur Rik Coolsaet de l’université de Gand (Belgique) précise en ouverture que « le terrorisme appartient à tous les temps, tous les continents et toutes les confessions », ce qui est vrai, pour continuer en nous assenant la bonne vieille histoire du « terrorisme anarchiste ». L’article passe en revue les attentats les plus célèbres des anars de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, de l’assassinat du président français Sadi Carnot (1894) par un « anarchisant » à celui du président américain William McKinley (1901). Curieusement, l’article passe à la trappe du silence la répression dont étaient victimes à l’époque — et même avant ces assassinats spectaculaires — les anarchistes et leurs sympathisants, qui a mené à plusieurs exécutions aux États-Unis et ailleurs.

Les projecteurs ainsi braqués sur l’anarchisme, le lectorat du Monde diplomatique ne pourra pas savoir que l’anarchisme est sans doute — derrière le féminisme — l’une des idéologies politiques la moins meurtrière de l’histoire de l’humanité. Le lectorat du Monde diplo ne pourra non plus savoir qu’à l’échelle macabre des massacres, c’est par dizaines de milliers que des anarchistes ont été sauvagement massacrés par les partisans des autres idéologies au XXe siècle. Pourquoi ne pas avoir aussi rappelé que bien avant les musulmans en Occident, ce sont les chrétiens dissidents qui ont encouragé et pratiqué l’assassinat des têtes couronnées corrompues : Henri III, roi de France, a été assassiné par Jacques Clément, un frère dominicain, le 1er août 1589. Dix ans plus tard, le jésuite espagnol Mariana écrivait dans son ouvrage De Rege et Regis Institutione (1598) au sujet du despote que « chacun peut le tuer et lui enlever la vie et le pouvoir… ».

Et en 1610, c’est François Ravaillac, qui rêvait de devenir jésuite, qui assassine à coups de poignard le roi Henry IV.

Les républicains assassinent aussi les chefs d’État, que ce soit lors d’une poussée révolutionnaire (le roi d’Angleterre décapité au XVIIe siècle et le roi de France lors de la Révolution française du XVIIIe siècle) ou lors d’attentats, comme Charles 1er, roi du Portugal, assassiné en 1908. Abraham Lincoln et John F. Kennedy sont deux autres présidents assassinés sans que les anarchistes n’aient été impliqués dans le complot, ni dans celui qui a failli coûté la vie à Ronald Reagan, à Charles de Gaulle ou au pape Jean-Paul II. Le Premier ministre italien Aldo Moro a été assassiné dans les années 1970 par les Brigades rouges, d’inspiration marxiste-léniniste. En Inde seulement, Mahatma Gandhi, Indira Gandhi puis son fils Rajiv Gandhi ont été tués sans qu’un seul anarchiste ne soit engagé dans le complot. Le Premier ministre israélien a été assassiné par un juif sioniste, le Premier ministre égyptien par des soldats « islamistes » de sa propre armée. Et les nationalistes, toutes catégories confondues, ont assassiné bien plus de chefs d’État que les anarchistes.

S’il est important de réfléchir à l’attaque du 11 septembre 2001 et aux guerres qui s’ensuivent à la lumière de l’histoire du terrorisme, comme le prétend Le Monde diplo, pourquoi ne pas parler de la Première Guerre mondiale, résultat d’un enchaînement de décisions tragiques déclenché en grande partie par l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, par un nationaliste serbe. Ou pourquoi ne pas rappeler l’absence évidente d’implication anarchiste dans l’attentat qui coûta la vie aux présidents du Rwanda et du Burundi lorsque leur avion fut abattu d’un missile, le 6 avril 1994, et l’assassinat le lendemain par des soldats de l’armée régulière de la Première ministre du Rwanda, des actions meurtrières qui plongèrent la région dans un vaste génocide. Et que dire du terrorisme d’État, et des attaques réussies ou ratées contre la vie de chefs d’État orchestrées directement ou indirectement, par exemple, par les États-Unis : contre Fidel Castro (et Che Guevara), Salvador Allende, etc.

Les anarchistes ont lancé des bombes. C’est vrai. Pendant quelques années. Il y a maintenant presque plus de cent ans. Combien de temps encore entendrons-nous parler de « terrorisme anarchiste » ? Et surtout : quelle est la ligne politique qui justifie — comme dans Le Monde diplomatique — de laisser entendre qu’il y a une similitude entre le « terrorisme islamiste » et le « terrorisme anarchiste », tout en passant sous silence les centaines d’assassinats politiques organisés au XXe siècle par les partisans de toutes les idéologies, dont celle de la « raison d’État ».

Le plus malheureux, c’est que le Monde diplo ressasse de vieux clichés au sujet de l’anarchisme, alors précisément que ceux et celles qui sont identifiés à tort ou à raison comme « anarchistes » dans le mouvement altermondialisation n’ont jamais tué personne et sont pourtant violemment criminalisés depuis les actions directes de Seattle en 1999 (des milliers en Occident font face à des procédures judiciaires). Ne sait-on pas à la direction du Monde diplomatique que cet amalgame — terrorisme islamiste et « terrorisme » anarchiste antimondialisation — est pratiqué par les leaders d’opinion de la droite et par les organisations policières à travers l’Occident ? Le Monde diplomatique, si fier de ses liens avec la frange modérée du « mouvement des mouvements » et ATTAC, a-t-il avantage à ressortir cette vieille image de l’anarchiste sanguinaire ? Sinon, pourquoi propose-t-il cet amalgame ?

Francis Dupuis-Déri