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61e Mostra (1er au 12 septembre 2004)

De retour de Venise

Le jeudi 23 septembre 2004.

Le quotidien Corriere della Sera écrit dans son édition du 8 septembre : « À la Mostra, en symbiose avec la tragédie de Beslan, le film-document The 3 Rooms of Melancholie (Les trois stades de la mélancolie) sur l’orphelinat militaire de Kronstadt et les enfants de Grozny. Les enfants de Beslan ont des frères… » En effet, à mi-parcours de la Mostra, arrive un film-brûlot : Pirjo Honkasalo, finlandaise, filme à Kronstadt — au sein de l’enclave russe à Kaliningrad —, dans l’académie militaire, la vie et l’entraînement des cadets, futurs soldats russes. Ils ont 10 ans en moyenne, nagent dans les uniformes, ont le regard triste, sont orphelins. L’école des cadets privilégie les candidatures d’enfants orphelins de la guerre en Tchétchénie. Mais alors que leur père est russe, ces enfants sont désignés et méprisés en tant que tchétchènes. Abusé d’innombrables fois par les soldats russes, Aslan, 11 ans, relève la tête : « Je suis tchétchène et musulman ! ». La majorité joue le jeu. « Je n’ai pas peur de tuer des mauvaises gens ! » dit l’un d’eux. Le film se construit en trois parties. Après Kronstadt, c’est Grozny où plus personne ne veut que la réalisatrice filme ni qu’elle enregistre des témoignages. Elle confronte les enfants aux images de l’assaut donné au théâtre à Moscou, où Poutine donna l’ordre d’utiliser les gaz — justement ceux dont se sert l’armée russe en Tchétchénie — car ces événements arrivent pendant le tournage… Pour Pirjo Honkasalo, Poutine est resté un homme du KGB, qui a fondé cette académie militaire à Kronstadt, parce qu’il a besoin de chair à canon. La guerre contre les Tchétchènes qui passe pour une lutte contre le terrorisme, multiplie en fait les trafics d’armes et de drogues, fait le lit de toutes les mafias. En contrepoint, Pirjo Honkasalo montre le quotidien des gens à Grozny, nous fait connaître la grande humanité de certaines personnes comme Gataeva Xhadizhat qui recueille et élève des orphelins. Les conséquences désastreuses de la guerre sur la psyché humaine deviennent visibles, apparaissent en même temps qu’un immense espoir. Dans cette tâche ardue, le film est soutenu par une bande-son musicale de toute beauté. Composée comme une plainte qui gagne en intensité, la partition originale créée par Sanna Salmenkallio apporte des silences, une respiration et culmine dans un chant dont les paroles ont été écrites par les enfants de Kronstadt. Les journaux italiens faisaient évidemment le lien entre ce film et l’enlèvement, en Irak, de deux Italiennes, Simona Torretta et Simona Pari, parties dans une organisation humanitaire pour aider les enfants irakiens au risque de leur vie. La Mostra ne s’arrêtait pas pour autant, mais prenait comme un virage plus digne, plus engagé. Il semble que Nicolas Philibert (membre du Jury) n’a pas voulu donner le prix de la section Orrizonte (Horizons) aux 3 Rooms of Melancholia, en arguant que ce n’est pas comme ça qu’on fait un documentaire ! Alors qu’il n’y a pratiquement pas de documents sur l’état réel des survivants à Grozny et en Ingouchie après tant d’années de guerre… à part des films sur les enfants de Grozny qui reconstruisent toujours et encore leur salle de danse et le document hallucinant sur les jeunes soldats russes en perm sur la frontière… Ce film méritait d’attirer davantage l’attention du public international et encore mieux que le prix Human Rights Film Network Award et le Prix Lina Manciacapre.

Il n’y eut d’autres documentaires-documents de cette intensité à la Mostra. Clara Law (chinoise) qui parle dans tous ses films de gens déplacés et de la douleur de l’exil, filme une famille australienne qui fait 8 000 km à travers le continent pour rendre visite à Ali dans un centre de rétention. Lettre à Ali ne dépasse jamais le côté emphatique du film de famille, mais a le mérite d’exister.

Voir le monde sans quitter Pékin

Exister sous d’autres cieux, réussir le passage d’une économie à l’autre : Shi Jie ou Shijie (Le Monde) de Jia Zhang-Ke dépeint la Chine cherchant sa voie depuis qu’elle s’est engagée sur le chemin de l’économie libérale. La devise du film est : voir le monde entier sans quitter Pékin. Un parc d’attraction réunit les monuments célèbres de la Terre, une tour Eiffel (construite à l’identique) voisine la Sphinx de Gizeh, la place St-Marc et les merveilles du monde. Des jeunes gens sont employés un peu partout dans le parc, assurant les spectacles non-stop, l’accueil et la surveillance. Jia Zhang-Ke regarde quelques personnes en particulier, montre leur vraie vie quand le show est fini. Tao, (Zhao Tao), une jeune fille, nous touche particulièrement. Elle est sur scène pour un salaire de misère, elle ne sait où se poser ou rencontrer le garçon qui l’aime, son fiancé qui a fait des centaines de kilomètres pour la voir. La fin du film est comme un cauchemar éveillé où nous rions malgré tout : deux personnes empoisonnées par un chauffage défectueux, sont alignées à l’air frais, dans leurs épais sacs de couchage. Fondu au noir : silence : « Sommes-nous morts, demande l’un ? Non, répond l’autre. Ce n’est que le début ! ». Ce cinéaste a enregistré tous les changements survenus en Chine depuis la révolution culturelle. Ses films Pickpocket, Platform, Plaisirs inconnus et Shijie 1 sont des repères dans un océan d’incertitudes et de débrouillardise individuelle encore hésitante. Voici un film qui aurait mérité le lion d’or : novateur, distrayant et profond à la fois. Au lieu de cela, les prix importants — pour les films et pour les interprètes — ont été raflés par des films-relevés de misères : de l’avortement clandestin, Vera Drake, à l’euthanasie, Mar adentro. Il s’annonce là un consensus mou, primant les films autorisés tous publics, formatés pour le prime time. Pour un festival réputé comme Venise, c’est inquiétant. Vera Drake a d’ailleurs été refusé à Cannes !

Regards et formes nouvelles

Car il y avait bien des films qui expérimentaient des formes nouvelles. Ainsi Claire Denis réussit une adaptation très inspirée de L’Intrus de Jean-Luc Nancy. Son film est un hymne au désir, à la vie. Il est porté par Michel Subor, un bloc de chair éprouvée par une transplantation de cœur, un père qui cherche à renouer avec un fils naturel… et à qui tout se dérobe. Finalement, il ne saura fuir ses responsabilités. Un film sur les bonheurs-jouissances possibles dans l’instant, si difficile à capter malgré tout. Rois et Reines d’Arnaud Desplechin se saisit du même problème filial, mais traite la problématique père-fille, la maladie et la mort de manière inédite tout comme le problème de l’adoption. Dans une conversation brillante, un adulte explique à un enfant qu’il l’aime mais qu’il ne va pas pour autant l’adopter. Où sont-ils les adultes qui savent faire la différence entre le lien réel, social, le lien de désir et le lien rêvé avec l’enfant idéal… et qui savent expliquer cela à un enfant ? Enfin un film adulte dans le meilleur sens du terme.

Peut-être le regard sur l’enfant que nous avons été est en train de changer : Gregg Araki filme la violence faite à la petite enfance hors champ. Mais il braque sa caméra impitoyable au cœur de l’action, chaque fois qu’il est nécessaire de dénoncer le trauma irréparable que crée le commerce des corps. Mysterious Skin célèbre aussi l’infinie tendresse des gestes qui initient. En tous cas, dans le film de Gregg Araki, on ne se voile pas la face. Un enfant abusé devra vivre avec cette blessure toute sa vie. Alors que Amos Gitaï avec Promised Land s’égare complètement, car il célèbre ce qu’il est censé dénoncer : à savoir les réseaux de prostitution, la traite des blanches, l’esclavage domestique qui attend des jeunes femmes venues des pays baltes et de la Russie. Que les mafias qui l’organisent soient et palestiniennes et israéliennes ne changent rien à l’affaire. Que l’infamie soit la chose la mieux partagée n’est pas un scoop. Qu’il mêle une actrice intègre comme Hanna Schygulla à cette entreprise — elle console en maquerelle ces filles traitées comme du bétail — est carrément du plus mauvais goût. Il faut voir avec quelle simplicité efficace un jeune Italien, Francesco Munzi, raconte dans Saimir les mêmes dérives tout en sauvant la dignité humaine.

Marco Müller, directeur du festival, spécialiste du cinéma asiatique, montre, de Hou Hsiao-Hsien un hommage au maître Ozu ; d’Im Kwon-Tek une saga historique sur fond d’histoire intime ; de Wong Kar-Wai une séquence magistrale Shou (La Main) d’un film réalisé à trois : Eros avec une Gong Li éblouissante. Alors que Kim Ki-duk, expert en violences réelles et inavouables, illuminait la Mostra avec un film léger, une sorte de récréation, tourné en un temps record. Un jeune s’introduit dans des appartements restés inoccupés où il s’active comme « fée du logis », lavant, nettoyant, arrosant les plantes jusqu’à ce que la mécanique s’enraye… c’est ludique, bref une joie ! Un film surprise !

L’argent fait le bonheur

Mostra veut dire « exposition » : à Venise, on s’expose à dépenser une centaine d’euros même avant d’avoir vu un seul film : 40 euros l’accréditation-presse, 24 euros le catalogue, multiplié par deux, si l’on achète le catalogue de la Semaine de la Critique ; ajoutons la carte d’abonnement-vaporetto, 25 euros. Venise, le festival du cinéma d’auteur sous la direction de Marco Müller, n’a pas fondamentalement changé. Mal organisé dans son gigantisme, il y eut retards et bobines mélangées. La Mostra, devenue Fondation, dépend de la Biennale, plombe le budget d’une ville au lieu d’être prise en charge par l’État ou l’équivalent d’un CNC. Si un film refusé à Cannes peut triompher au Lido, le film de Gianni Amelio, refusé à Locarno, peut séduire les critiques. Si les jurés par contre passent à côté des films les plus novateurs et les plus « cinéma », il y a problème. Ne faudrait-il pas faire appel à des gens qui peuvent encore s’émouvoir et apprécier la fraîcheur du regard d’un Miyazaki, par exemple, qui, fidèle à Shiriho, dessine un monde où la solidarité et la lutte ont encore un sens ?

Heike Hurst


1. Un documentaire de Jia Zhang-Ke est actuellement programmé à Paris.