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Le marché du sexe au pays de l’éternel sourire

Amazing Thailand

Le jeudi 30 septembre 2004.

Néons roses, musique thaïe qui se déverse dans la rue… L’endroit ne prête guère à confusion ! Tout est là pour attirer le touriste esseulé venu passer quelques jours sur l’île forcément paradisiaque de Koh Chang, au sud de la Thaïlande. À chaque passage du taxi pick-up, cet autobus trompe-la-mort qui fait les allers-retours entre le débarcadère, au nord, et les villages de bungalows qui bordent les plages, l’entraîneuse appelle le client. Dans le bar, les filles attendent patiemment. Elles attendent qu’un client leur paie un verre avant de leur proposer une passe. Mais quelles histoires se camouflent derrière leurs allures de poupée et leurs tee-shirts trop ajustés ? Une histoire glauque, comme celle des dizaines de milliers de femmes vivant de la prostitution en Thaïlande. Toutes ont pourtant des parcours différents avec, comme sordide point commun, la misère et la détresse.

Ainsi Miss L. qui a tout juste 29 ans. Divorcée d’un mari qui la battait et dont elle a un enfant, elle est partie sans rien ou presque. Une fuite, ni plus ni moins, avec cet enfant qui est sa seule richesse… Et qu’elle a dû, la mort dans l’âme, abandonner à sa mère. Dans ces conditions, elle n’a guère eu le choix pour les faire vivre, elle et son enfant. Très vite, l’appât de la « big money », gain facile et énorme comparativement au niveau de vie des Thaïlandais amène très rapidement miss L. à se prostituer à Kho Chang, l’une des mecques touristiques de la Thaïlande, qui n’échappe pas à la règle du tourisme sexuel. Dans le sud de l’île, juste derrière l’une des plages immaculées, il vous est facile de rencontrer l’âme sœur : au Gogo Bar, les jeunes femmes n’attendent que cela moyennant 1 000 bath, l’équivalent de 20 euros. Si tout va bien, le client continue à payer 1 000 bath à chaque passe. Les filles donnent la presque totalité de la somme reçue au propriétaire de la gargote qui garde l’argent pour elles afin, affirment-ils, de faire fructifier ce pécule jusqu’au moment où elles raccrocheront… À supposer qu’elles raccrochent un jour, car comment s’arrêter quand en un mois, une fille gagne 1 200 euros, alors que le salaire mensuel moyen en Thaïlande est d’à peine 300 euros.

Généralement déracinées de leur province, souvent mineures, les jeunes femmes n’ont finalement pas d’autre choix que la prostitution. Et puis, ne leur promet-on pas monts et merveilles ? Belle maison, grosse voiture, easy life que la télévision, omniprésente, met en exergue dans chaque pub, dans chaque feuilleton, à chaque seconde, etc.

La réalité est bien différente. C’est surtout le VIH qu’elles ramèneront chez elles, malgré le soin que porte la Thaïlande pour limiter la contamination à défaut d’éradiquer le virus. Malgré la protection des préservatifs : ici, bien souvent, ce n’est pas un mais deux que l’on met l’un sur l’autre. Le seul moyen de n’être jamais contaminée, pense Miss L. C’est la patronne du bar qui l’affirme, c’est dire si c’est vrai ! Miss L n’a aucun remords à faire ce métier : elle juge, comme bien d’autres, qu’il est honorable et qu’il lui apportera fortune et bonheur comme à des dizaines de milliers d’autres femmes avant elle. En Thaïlande, vendre son corps est presque une tradition qui remonte au xixe siècle, avec l’arrivée massive de travailleurs chinois dont les besoins seront à l’origine d’un premier pic de la prostitution de grande ampleur. La guerre du Vietnam relancera l’activité. En concluant un accord avec le gouvernement thaïlandais, les États-Unis faisaient du royaume un lieu de « repos et de loisirs » (rest and recreation sites) pour plus de 700 000 GI’s. Le simple financement de l’opération est une véritable manne de 4 millions de dollars pour la Thaïlande, ce qui laisse aisément imaginer le profit qui vint ensuite. Et qui n’est toujours pas tari puisque, en 1992, la Thaïlande recevait tout un contingent de boys envoyés se « détendre » au sortir de la guerre du Koweït.

Dès lors, tout était en place pour que se développe, dans l’esprit des Occidentaux, l’image d’un pays aux femmes lascives et, il va de soi, amantes hors du commun. Un vaste mensonge, soigneusement entretenu par une publicité à la limite du sous-entendu sexuellement explicite et par le fantasme des visiteurs européens, nord-américains ou australiens. Thaïlande, pays du sourire et du sexe facile ! Rêve encore entretenu par la littérature et le cinéma, dont l’inévitable Emmanuelle qui met en scène un Bangkok extrêmement chaud ! C’est ainsi que se répand un mythe, une légende profondément ancrée dans le cerveau de huit millions de touristes par an…

Cependant, la Thaïlande ne doit pas seulement sa réputation de pays léger aux fantasmes occidentaux. Historiquement, on peut voir dans l’ancienne société siamoise l’origine première de cette activité. La polygamie et le concubinage étaient, jusqu’aux années 1920, totalement légaux : entretenir plusieurs « grandes » et « petites » épouses était l’apanage de la noblesse. Dès l’entrée de la Thaïlande dans l’ère de la modernité, ce privilège se transmit aux classes aisées. Avec le libéralisme économique, la prostitution sera vite vue comme un moyen comme un autre de gagner de l’argent. La relative acceptation des concubines par les femmes légitimes a dans le même temps glissé vers une nette complaisance envers les prostituées, une visite de temps en temps étant finalement moins onéreuse pour le mari que d’entretenir une maîtresse…

Parallèlement, le bouddhisme, tout en étant garant de la morale, prône la tolérance envers ceux qui s’en écartent. Ainsi, il entretient l’idée qu’un homme qui va voir une prostituée, entachant ainsi sa moralité, peut se racheter assez facilement en faisant de bonnes actions. Il en va de même pour les prostituées qui vendent leur corps… Par ce truchement, la prostitution est socialement exempte de la connotation négative propre aux grands concepts judéo-chrétiens. Il n’est donc pas infamant de se prostituer en Thaïlande, et cela correspond toujours à un destin, quelle que soit la signification que l’on donne à ce terme.

Celles qui font ce métier viennent, pour l’essentiel, des provinces paysannes du nord et du nord-est. Ce sont ainsi 70 % des prostituées qui arrivent du nord. La plupart ne sont pas ou peu allées à l’école, et leurs familles sont pauvres et nombreuses. Vendre ses charmes revient donc à acquérir facilement des revenus importants pour subvenir aux besoins des familles bien trop souvent déshéritées. Parallèlement, les citadines sont de plus en plus enclines à se lancer dans le métier, souvent en indépendantes. La raison est toujours la même : big money ! Comme Miss L., elles ont souvent eu un mariage malheureux et un ou plusieurs enfants à nourrir. La manière d’entrer dans le métier peut alors varier. Soit les jeunes femmes — ou les jeunes hommes, car il ne faut pas minimiser non plus l’aspect masculin, hétéro ou homosexuel de la profession — viennent d’elles-mêmes à la prostitution où les revenus sont plus importants que dans les usines et le travail finalement moins dur, soit elles sont « recrutées » dans les campagnes.

Que l’on ne se méprenne pas : il s’agit bien là d’un véritable esclavage moderne qui touche 20 % des prostituées. Cette pratique n’est guère autre chose que la perpétuation d’une vieille tradition de mise en gage, à tel point que les familles trouvent cela parfaitement normal ! Enfin, il existe aussi des réseaux de type mafieux ou triades qui sont spécialisés dans le rabattage au sein du royaume ou hors de ses frontières. À grand renfort de drogue, de menaces ou de violence, on va ainsi chercher de la chair fraîche au Cambodge, en Birmanie ou au Laos. Ne nous voilons pas la face : la plupart des recrutés sont au mieux des adolescents à qui l’ont fait miroiter un travail dans une des nombreuses usines thaïlandaises. En fait d’usines, c’est bien de bordels qu’il s’agit, et pas des plus luxueux !

Pour autant que nous avons pu le comprendre, et en dehors des réseaux que nous venons d’évoquer, la prostitution est un travail temporaire. Tant qu’elle n’est pas sous l’influence de la drogue, la prostituée ne reste guère plus de 18 mois à 2 ans dans le circuit, le temps en fait d’amasser une fortune relative pour reprendre le cours d’une vie plus « normale ». De retour chez elle, elle se réintègre sans difficultés, ouvrant un commerce ou se mariant pour atteindre un vrai statut « respectable » selon nos critères occidentaux. En fait, son entourage ne porte aucun jugement sur son ancienne activité, ne serait-ce qu’en vertu des principes bouddhistes de tolérance que nous avons évoqués plus haut. Et, du moment que la jeune femme ramène de l’argent à la famille, peu importe comment elle l’a gagné…

De là à dire que les prostituées de Thaïlande sont des femmes libres parfaitement maîtresses de leur destin, il y a un monde. Une opinion fréquemment répandue veut que le concept de souteneur n’existe pas en Thaïlande. Certes, quelques prostituées sont des free-lances mais, dans la plupart des cas, il semble bien que les filles restent inféodées à un patron, généralement le propriétaire du bar qui les héberge, ce qui n’est pas très loin du souteneur de notre bel Occident. Miss L. reverse par exemple 50 % de ses gains à la Mama San du Gogo Bar, sans doute pour la location de la table où elle travaille. Mama San qui garde aussi « en lieu sûr » ses papiers, subtilisés à son arrivée, excluant toute possibilité pour la jeune femme de partir quand elle le désire…

Au-delà de ces faits qui décrivent une situation déjà culturellement complexe, il faut aussi préciser l’extrême ambiguïté du gouvernement thaïlandais pour qui la prostitution est officiellement illégale. En fait, elle est plus que largement tolérée.

L’état essaye de « limiter » les dégâts en l’isolant dans des zones bien précises (le quartier de Patpong à Bangkok, les stations balnéaires de Pattaya ou Pukhet par exemple), voire en légalisant l’activité. Ces tentatives d’organiser la profession répondent à deux nécessités : d’une part, lutter efficacement contre la prostitution infantile et la pédophilie (25 000 à 30 000 filles de moins de 15 ans et de 30 000 à 50 000 garçons qui satisfont la clientèle pédophile selon les données des services de santé) et, d’autre part, ne pas tirer un trait sur les millions de dollars qu’elle engendre, pas moins de 13 % du PIB en 1995. La lutte est donc très légère… Pour être totalement honnête, il paraît effectivement ardu de combattre la prostitution quand celle-ci, sous des noms moins transparents — massages ou sexy-shows, vers où tout chauffeur de taxi qui se respecte tentera de vous entraîner — sert d’arguments de vente pour les tour-opérateurs. Il est encore plus difficile de lutter quand on sait que la prostitution reçoit la protection officieuse de la police, au point que certains n’hésitent plus à dénoncer un véritable état proxénète.

Alors que faire ? Seulement constater les dégâts sans bouger en se disant qu’après tout cela n’est pas si grave, et que la Thaïlande, lointaine et mystérieuse, n’a qu’à se débrouiller toute seule avec ses contradictions ? Évidement non. L’histoire de Miss L, au-delà de son côté navrant, n’est tout compte fait que la partie la plus acceptable de la prostitution. Libre choix, si l’on peut dire, vie sur une île paradisiaque, gains importants… Elle ne doit pas faire oublier le reste, le trafic des corps, la pédophilie, la drogue, le sida et, surtout, toutes ces femmes qui n’ont pas la chance — et quelle chance ! — de travailler comme Miss L. Celles qui sont emprisonnées dans des lupanars où la passe ne coûte guère que 2 euros, véritables supermarchés du sexe réservés à la consommation locale…

On peut s’engager aux côtés d’ONG œuvrant à la disparition des pratiques barbares de ce nouvel esclavage, tels l’Unicef ou l’ECPAT mais, finalement, si l’on réfléchit bien, c’est surtout à un nouvel aspect de la mondialisation que nous avons affaire ici, comme le souligne Richard Poulin dans un long article. Femmes et enfants ne sont plus que des marchandises, et le sexe un service… C’est donc de nouveau en se rebellant contre la politique économique mondiale que l’on obtiendra un résultat…

On peut aussi, sur un plan purement individuel, tenter de « sauver » une vie par-ci par-là. Ce choix, nombreux sont ceux qui l’ont fait en épousant une jeune prostituée, qui trouve par ce biais un moyen de changer d’un seul coup de couche sociale, l’étranger étant, par définition, un homme riche. Malgré d’apparents bons sentiments aux relents rédempteurs très judéo-chrétiens — il doit bien y avoir quelques illuminés dans le lot qui se rejouent la grande scène de Marie-Madeleine ! —, c’est rarement cette motivation de missionnaire qui guide une telle action. On peut réellement tomber amoureux d’une de ces jeunes femmes et tenter de l’aider à s’en sortir. Mais encore faut-il que cet amour soit réciproque ou, plutôt, que l’aspect financier de l’opération ne prenne pas le pas sur les sentiments… Lorsque nous avons rencontré Miss L. dans le petit bar tout illuminé de rose de Koh Chang, elle venait justement de faire face à ce dilemme : se marier avec un Occidental qui lui promettait une vie meilleure en acceptant de la ramener chez lui avec son enfant ou continuer à gagner de la big money en vendant ses charmes dans l’espoir d’avoir maison, voiture et télévision…

La décision ne fut sûrement pas facile à prendre, si l’on en juge par le silence qui accompagnait ses souvenirs. Malheureusement, il fallait près de 18 000 euros pour racheter une liberté dont elle affirme n’avoir jamais été privée. Pour récupérer ses papiers d’identité. Pour pallier le manque à gagner du Gogo Bar. 18 000 euros qui en disent plus long que toutes les études sociologiques sur la réelle misère sociale qui touche le monde de la prostitution en Thaïlande.

Nicolas Weydert et Éric Suzzoni