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Élections présitentielles américaines

Le Désastre prévisible du 4 novembre 2004

Le jeudi 7 octobre 2004.

Le monde entier suit les sondages états-uniens en retenant son souffle. On oublie qu’il n’y a pas grande différence entre les deux candidats milliardaires. En revanche, au mois d’août, des manifestations historiques — massives, militantes, souvent très originales — se sont déroulées à New York sans que les médias accordent la place qui était due à ces mouvements populaires. C’est dans la ville sinistrée que le Parti républicain a voulu mettre en scène le couronnement de George W. Bush. C’était de la provocation ; au moins un demi-million d’Américains y ont répondu en descendant dans la rue pour dénoncer Bush, le taré qui a plongé le pays dans une guerre inextricable par ses mensonges, créé une dette monstrueuse en exonérant les riches d’impôts, aggravé le chômage et porté atteinte aux libertés constitutionnelles.

Ont manifesté derrière la coalition Unis pour la paix et la justice des groupes organisés d’antimilitaristes, d’anciens combattants anti-guerre, de croyants (chrétiens, musulmans et juifs), des syndicalistes, des chômeurs, des féministes, des immigrés, des étudiants, des anti-impérialistes, des anarchistes, des communistes, des écologistes, des défenseurs des droits de l’homme, ainsi que des minorités opprimées — Noirs, Arabes, Palestiniens, émigrés, gais et lesbiennes — chacun avec ses revendications, ses mots d’ordre, ses pancartes, ses costumes, sa tactique. Étonnante variété dans l’unité et la solidarité (c’est là le génie de l’opposition radicale aux États-Unis).

Ces manifestations ont réveillé la conscience politique de la ville. Depuis lors, tout New York parle politique, et c’est inouï. Dans le métro, dans la rue, sur les chantiers, dans les bureaux, on entend des discussions véhémentes à voix haute sur les mensonges de Bush, sur les escroqueries de Cheney, sur le chômage, sur « notre argent » qui manque et surtout sur la guerre en Irak qui s’éternise avec le scandale des tortures et la perspective d’un enlisement « façon Vietnam ».

Frustrés, les New-Yorkais, normalement à 80 % démocrates, se demandent pourquoi John Kerry, « leur » candidat à la présidence, paraît si neutre alors que le haïssable Bush — dont les bévues, les mensonges, la lâcheté et la corruption sont avérés — prend l’offensive. En effet, on s’étonne que le pétrolier texan se maintienne dans les sondages, alors que son adversaire, John Kerry, manque d’initiative et passe pour un mou. Qu’est-ce qui se passe ?

Le scandale de 2000

On se rappelle que George W. Bush avait emporté les présidentielles de 2000 grâce au trucage des suffrages dans l’état de Floride, gouverné par son frère, Jeb Bush. Parmi ces trucages : élimination systématique d’électeurs noirs et hispaniques (90 % démocrates) ; destruction des bulletins de vote dans des districts démocrates ; harcèlement policier des électeurs noirs en route vers les urnes ; décision de la Cour suprême réactionnaire d’interdire qu’on recompte les bulletins contestés. Or, une fois au pouvoir grâce à ce scandale, les usurpateurs républicains ont entrepris de réformer le système électoral. Comme on devait s’y attendre, ces « réformes », incarnées dans le Help America Vote Act (HAVA) d’octobre 2002, consistent à instaurer au niveau national les mêmes vices qui leur ont permis de gagner en Floride en 2000.

« Réformes » électorales à la Bush

Commençons par la « réforme » du système des bulletins de vote des électeurs absents de leurs districts. Ces bulletins ne seront plus gardés secrets et pourront être facilement truqués. Désormais, au lieu d’être recueillis et enregistrés exclusivement par des autorités électorales, ils pourraient l’être par des représentants des partis politiques. Pire encore, les bulletins de membres des Forces armées, loin de rester secrets, seront transmis « en clair » par leurs officiers ! Parlons maintenant des « urnes ». On se rappelle les disputes épiques de 2000 sur l’interprétation des perforations des bulletins-papier par les machines à compter les votes en Floride. Les autorités électorales républicaines en avaient disqualifié des milliers, malgré l’intention évidente des électeurs de voter démocrate ; et la Cour suprême a interdit de les recompter. Le « remède » des réformes HAVA ? Remplacer ces machines « obsolètes » par des ordinateurs qui ne laissent pas de traces sur papier.

Le facteur raciste

On se rappelle les grandes batailles menées par les Noirs pendant les années 1960 contre leur exclusion du suffrage dans les anciens états esclavagistes de la Confédération. Or, en 2000, beaucoup d’associations de Noirs et de défenseurs de droits civiques de Floride — état du Sud traditionnellement raciste — se sont plaints d’intimidations policières. En 2004, la police et le FBI ont fait dans plusieurs états des descentes et des perquisitions intimidantes chez des membres d’associations civiques noirs sous prétexte « d’enquêtes » sur la fraude électorale. De même, en 2000, en Floride, Jeb Bush a procédé à une purge massive des listes d’électeurs « mal inscrits » — qui se trouvent par hasard très nombreux dans les districts démocrates ou dans les quartiers noirs et hispaniques. Avec les « réformes » de HAVA, on purge maintenant les listes au niveau national. On estime que 1 000 000 suffrages démocrates avaient été ainsi escamotés en 2002. Suite à ces « réformes » républicaines, on ne saura jamais si, le 4 novembre 2004, Kerry l’aura emporté sur Bush. Que signifiera dans la pratique la « défaite » de Kerry ? Et comment vont reprendre les luttes sociales et antiguerres aux États-Unis, une fois the silly season des élections passées ?

Bush bête et méchant

Bush et ses conseilleurs sont des fanatiques dangereux ; ils ont « bâclé » leur guerre en Irak. L’impérialisme américain ne contrôle plus les villes, subit de grosses pertes, s’enlise. La population irakienne et tous les peuples de la région pétrolière se retournent contre lui. L’Afghanistan sombre dans le chaos, les talibans sont de retour, et Oussama ben Laden court toujours. En revanche, le démocrate Kerry est intelligent. Non seulement, il comprend que pour garder l’Irak il va falloir renforcer massivement les forces d’occupation, mais il a compris que les États-Unis ne peuvent plus mépriser leurs alliés. Il promet à l’électorat américain d’entraîner l’ONU, la France, l’Allemagne, la Russie et les autres dans le désastre irakien. Toute sa campagne électorale repose sur ce point. De plus, avec les économies militaires qu’il ferait au dépens des alliés, Kerry réduirait la dette et l’économie rebondirait !

Quel beau choix !

Inévitablement, Kerry sera obligé de rétablir le service militaire obligatoire. On comprend que Bush n’oserait pas ainsi enflammer toute la jeunesse, alors qu’un démocrate « libéral » en est capable. Historiquement, ce sont les présidents démocrates (Wilson, Roosevelt, Truman, Kennedy, Johnson) qui ont lancé toutes les guerres américaines du siècle dernier, alors que ce sont les républicains Eisenhower et Nixon qui les ont terminées, respectivement, les guerres de Corée et du Vietnam. D’ailleurs, c’est le démocrate Clinton qui a lancé, avant Bush, la doctrine de la guerre préventive en bombardant l’Afghanistan, l’Irak et le Soudan.

De plus, Kerry n’a rien à proposer aux travailleurs. Face à la crise nationale de la santé, du chômage, de l’économie, des écoles, des villes, Kerry maintiendrait les grosses réductions d’impôts que Bush a offertes aux riches et il poursuivra la mondialisation libérale façon FMI.

Voici donc le choix pour novembre 2004. Préfère-t-on un impérialiste arrogant, unilatéraliste, inculte, inexpérimenté, cupide, corrompu ? Ou un impérialiste cosmopolite, réaliste et habile qui poursuivra la même politique avec plus d’intelligence ? Face à ce dilemme, la plupart de mes amis aux États-Unis vont opter pour le « moindre mal » et voter Kerry en se tenant le nez — quitte à le contester après les élections.

Nous avons déjà dénoncé le trucage massif des suffrages qu’il manigance. Reste la crise dramatique qu’il prépare pour la veille des élections — crise destinée à paniquer un électorat déjà médusé par une fausse atmosphère de terreur et à qui on n’offre pas de véritable alternative. Attendez-vous donc autour du 1er novembre à une attaque terroriste, une prise massive d’otages américains, un avion américain abattu, un affrontement nucléaire avec l’Iran ou avec la Corée du Nord et ne faites pas de projets de vol international.

Après les urnes, la rue

En revanche, il est peu probable que Bush annule l’ élection, quoiqu’il ait médité de le faire (la Maison Blanche avait bel et bien demandé un avis officiel au ministère de la Justice pour justifier une telle éventualité).

Plus que jamais, cette élection est un « piège à cons ». La majorité des Américains comprennent cette vérité fondamentale et s’abstiendront. Ainsi, les « majorités présiden-tielles » dépassent rarement les 24 % de l’électorat réel. D’ailleurs, aux États-Unis, on vote le lundi pendant les heures de travail — ce qui exclut beaucoup d’ouvriers et d’employés.

Alors, ne venez pas me dire après le désastre prévisible du 4 novembre 2004 que les Américains seront derrière Bush. Laissez ces imbécillités aux médias conservateurs, qui sont payés pour le dire. Souvenez-vous plutôt des manifestations massives de la fin d’août à New York et attendez-vous à en voir d’autres.

La lutte reprendra en janvier après la silly season électorale. Souvenez-vous surtout que ce n’est pas par les urnes mais dans la rue que le peuple américain mit fin à la guerre du Vietnam, renversa deux siècles de ségrégation légale, et conquit le droit à l’avortement pendant les années 1960. Nos manifestations massives, nos sit-ins, nos occupations et nos émeutes ont rendu le pays ingouvernable et chassé du pouvoir le démocrate L.B. Johnson, qui avait été élu en 1964 par une majorité historique. Ce n’était qu’un début.

Richard Greeman, internationaliste new-yorkais.